L’antisémitisme
est-il un racisme comme un autre ? Y a-t-il une seule forme
d’antisémitisme ? Considérer la politique de Sharon comme un
crime conduit-il à l’antisémitisme ? L’antisémitisme est-il
instrumentalisé par ceux qui soutiennent inconditionnellement la
politique israélienne ? Existe-t-il des formes d’antisémitisme
qui se dissimulent derrière l’antisionisme? Voilà quelques
questions que je voudrais introduire.
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L’antijudaïsme
chrétien
Pour tous les
peuples, les mythes fondateurs mélangent réalité historique et légendes.
L’histoire des Hébreux puis des Juifs dans l’Antiquité est
assez largement légendaire. La plupart des épisodes bibliques
n’ont pas de réalité historique mais c’est la Bible qui fonde
le peuple Juif. Dans l’Antiquité, quand un pays était conquis,
le vainqueur imposait au vaincu la reconnaissance des nouvelles
institutions. Les croyances du vainqueur et du vaincu se mélangeaient.
La singularité du peuple Juif, c’est d’avoir refusé, pour des
raisons religieuses, la loi du vainqueur. D’où deux défaites
contre les Babyloniens au VIe siècle avant JC puis contre les
Romains au Ier siècle après JC qui se transforment pour ceux qui
refusent l’assimilation imposée en exode et en dispersion.
L’identité juive depuis 2000 ans n’est pas seulement
religieuse, elle vient essentiellement de l’existence de la
« Diaspora » avec des communautés dispersées dans le monde
entier. Un peu comme les Tsiganes.
Le christianisme est au départ une dissidence du judaïsme. Son
succès dans le monde méditerranéen vient de sa rupture avec la
religion d’origine. Parmi les points de rupture, il y a le fait
que le christianisme devienne une religion universelle alors que le
judaïsme reste une religion nationale. Dans le Bas Empire Romain,
de nombreuses religions sont en concurrence. Défait par le
christianisme, le judaïsme va cesser d’être prosélyte et la
religion va devenir le ciment de la préservation de la communauté.
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Il existe une
version tragique de l’histoire des Juifs dans la Diaspora.
C’est celle
qui est reprise par des auteurs comme Léon Poliakov ou André
Schwartz Bart. S’il y a eu des périodes fastes (sous Charlemagne
par exemple), il est vrai que, dès que le christianisme triomphe,
il enferme les Juifs (la juderia ou le ghetto) et instaure des
pratiques régulières d’expulsions, de confiscations de biens et
d’élimination sociale. Une idéologie antijuive se fabrique avec
le « peuple déicide », les « crimes rituels » … La ségrégation
sociale devient définitive. Les Juifs n’ont pas le droit
d’exercer de nombreux métiers et doivent a contrario exercer ceux
qui sont interdits aux Chrétiens. Les massacres commencent avec la
création des Etats à partir de l’an 1000. L’historien Robert
Moore lie ces persécutions à celles qui frappent les hérétiques,
les lépreux, les homosexuels, les prostitués, bref à ce besoin de
sociétés en construction de désigner un ennemi qui favorise la
cohésion sociale. Les plus grands massacres liés à l’antijudaïsme
chrétien ont lieu en Allemagne au début des Croisades, en Espagne
à partir de 1391 et en Ukraine au XVIIe siècle. La plupart des
textes antijuifs sont promulgués par les autorités religieuses au
Moyen Age. L’inquisition espagnole va ajouter à l’antijudaïsme
traditionnel les premiers ingrédients du racisme. Les inquisiteurs
vont poursuivre les « conversos » ou « marranes », c’est-à-dire
les Juifs convertis puis leurs descendants, inventant le concept de
« race » juive.
Les religions chrétiennes n’ont officiellement rompu avec l’antijudaïsme
que très récemment (au moment du concile Vatican II pour les
Catholiques), mais cet antijudaïsme n’a pas disparu.
Dans le monde musulman, les religions « du livre » ont un statut
(ce sont les Dimmis) qui a protégé les Juifs avec même des périodes
fastes : l’Andalousie musulmane ou l’Empire Ottoman à l’époque
de son apogée.
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L’antisémitisme
racial
Il est une conséquence
immédiate de la sortie du ghetto. En Allemagne ou en France,
l’assimilation commence dès la fin du XVIIIe siècle. Ce qui
est insupportable aux antisémites, c’est que les Juifs deviennent
« invisibles ». Ces gens qui sont « comme tout le monde »,
« invisibles » sont présumés inassimilables. Ils troublent les
conceptions identitaires et nationalistes qui vont mener à la
construction des états modernes. Les antisémites reprennent à
l’antijudaïsme chrétien certains stéréotypes : « les Juifs et
l’argent », « les Juifs et la volonté de dominer du Monde ».
Ils reprennent à l’inquisition espagnole le concept de race juive
(qui n’a pas le moindre sens. Les Juifs européens se sont
largement mélangés aux autochtones dès le début de l’ère chrétienne).
Ils font de l’antisémitisme le moteur du nationalisme et
d’une conception « ethniquement pure » de la nation par
opposition aux Juifs qui représentent le mélange, l’étranger,
l’impureté, le cosmopolitisme. Il faut lire d’authentiques
antisémites français comme Drieu la Rochelle, Céline, Barrès ou
Brasillach pour voir comment le mythe de la pureté et la
glorification totale d’une nation ethniquement purifiée sont liés
à l’antisémitisme.
La haine absolue, celle qui mène au génocide frappe le plus
souvent des proches, à la fois très semblables mais dont la différence
est insupportable quand la pureté est devenu le modèle de
construction de l’identité (voir le Rwanda, la Bosnie …).
C’est d’abord en Europe de l’Est que cet antisémitisme racial
sera le plus meurtrier avant l’arrivée du Nazisme. Mais il
frappera massivement tous les pays y compris la France (affaire
Dreyfus, campagnes racistes contre Blum, préjugés antisémites de
la plupart des dirigeants ou intellectuels …).
Sur le génocide nazi, des tentatives assez nauséabondes ont eu
lieu pour minimiser ou «euphémiser » le génocide. Il s’agit
bien du crime absolu (dont Auschwitz est devenu le symbole),
toute l’énergie d’un état moderne étant utilisée pour détruire
physiquement un peuple. Environ la moitié des 11 millions de Juifs
Européens a disparu. Aucun doute, aucune relativisation ne sont
admissibles sur cette question.
Cet antisémitisme racial est différent des autres racismes. Il ne
se contente pas de haïr, d’exploiter ou de mépriser « l’autre
». Il s’agit d’une entreprise d’extermination. C’est bien
parce que ce qui s’est passé est indéfendable et « indicible »
que les antisémites d’après 1945 ont entrepris de réviser
l’histoire et d’essayer de nier le génocide ou au moins son
ampleur.
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Sionisme et antisémitisme
Ils ont un point
commun. Sionistes et antisémites pensent que les Juifs ne
peuvent pas vivre avec les autres. Pour les antisémites, cela
signifie selon leur degré de radicalité que les Juifs doivent
partir ou être exterminés. Pour les Sionistes, cela implique
qu’il y a un Etat Juif et que tout Juif qui vit en diaspora est un
« touriste » appelé tôt ou tard à exercer son « droit au
retour ».
Jusqu’à Auschwitz, les Sionistes étaient largement minoritaires
parmi les Juifs par rapport à d’autres idéologies (le Bund,
favorable à l’autonomie culturelle sans territoire spécifique,
les communistes …) et l’intégration, voire l’assimilation
avaient beaucoup avancé.
En 1939, il n’y a que 3% des Juifs qui vivent en Palestine.
C’est le génocide qui a permis les conditions historiques de la
création de l’Etat d’Israël. Pourtant, les Sionistes n’ont
eu qu’une part relative dans la résistance juive au Nazisme,
certains Sionistes continuant la lutte contre les Britanniques
jusqu’en 1942.
Il y a quelque part «complémentarité » entre sionisme et antisémitisme.
Prenons l’exemple de l’émigration vers Israël des Juifs des
pays arabes dans les années 50 ou celle provenant des pays de l’Est
à partir de 1980. Il y a eu des phénomènes objectifs de
discrimination et de persécution contre les Juifs (attaques contre
les civils, fermeture des institutions communautaires, numerus
clausus …), et aucune volonté politique de « retenir » les
Juifs. Mais quand ils ne sont pas partis d’eux-mêmes, Israël les
y a incités. Soit par des mesures économiques, soit par des
campagnes de peur. On sait à présent que c’est le Mossad qui a
commis l’attentat contre la synagogue de Bagdad au début des années
50. Les méthodes employées pour faire immigrer en quelques jours
la quasi-totalité d’une communauté millénaire (les Juifs Yéménites)
en exploitant leurs superstitions n’a rien à voir avec une
quelconque persécution. En Europe de l’Est, la politique
officielle « pro arabe » s’est accompagnée d’un antisémitisme
d’Etat qui a poussé les Juifs à l’exil et a renforcé Israël.
Le Sionisme a puisé son bagage théorique dans les théories des
mouvements nationaux de la fin du XIXe siècle avec l’idée
simpliste et parfois meurtrière : un peuple = un Etat. Mais le
Sionisme a besoin en permanence de l’antisémitisme pour justifier
la politique israélienne, pour maintenir un flux d’immigration et
pour poursuivre la colonisation. Au départ, le Sionisme avait pour
objectif de faire disparaître l’antisémitisme. Aujourd’hui, il
en vit.
Les « institutions » juives mélangent sciemment Juif,
Sioniste, Israélien. Par exemple, l’étoile de David
symbolise à la fois le signe distinctif des victimes du génocide
et le drapeau israélien. Pour le CRIF, tout antisioniste est forcément
antisémite. La récupération de la Shoah est devenu un enjeu.
Jusqu’en 1960 en Israël, les survivants du génocide avaient
mauvaise presse. On mettait en avant (ce qui n’est pas faux) le
fait que de nombreux survivants avaient trouvé refuge en Israël.
Mais on opposait la prétendue résignation des victimes à la
bravoure de l’Israélien conquérant. Après le procès Eichmann
(1961), changement de ton. Israël s’affirme l’état de tous les
Juifs, le dépositaire unique du souvenir du génocide et une
garantie de « sécurité » pour tous les Juifs.
L’antisémitisme a changé de nature. Il n’y a quasiment plus de
Juifs dans les pays où ils étaient persécutés. Du coup, l’antisémitisme
ne frappe plus des parias et il ne fait pas toujours la
distinction entre les Juifs et Israël. Ce pays qui possède la
quatrième armée du monde, qui occupe et opprime un autre peuple
n’a plus grand chose à voir avec une minorité persécutée.
Par contre, l’antisémitisme est un « carburant » fondamental
pour la politique de colonisation entamée dès les années 70.
Jouant sur le traumatisme réel d’un grand nombre de Juifs, les
gouvernements israéliens et dans la diaspora, les « institutions
» censées représenter les Juifs assimilent toute critique d’Israël
et tout soutien à la Palestine à de l’antisémitisme. La
confusion est entretenue à l’extrême quand on voit par
exemple le gala « pour le bien être du soldat israélien » se
tenir dans une synagogue. Comment s’étonner après de retrouver
la confusion en face avec des gens qui caillassent une synagogue en
croyant défendre les Palestiniens. Des « intellectuels » se sont
spécialisés dans l’intimidation, notamment par voie judiciaire.
Un Non-juif qui soutient la Palestine est automatiquement taxé
d’antisémitisme. Un Juif qui fait de même est un « Juif honteux
» ou un « traître ». Et Arafat, ça va de soi, est un nouvel
Hitler. Cette instrumentalisation de l’antisémitisme pour
justifier l’occupation et le destruction de la société
palestinienne est indécente.
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Le nouvel antisémitisme
Comme les
Sionistes, les antisémites mélangent Juif, Sioniste et Israélien.
Le nouvel antisémitisme a certes repris la haine ou les stéréotypes
des antisémitismes chrétien ou nazi. Mais il est maintenant
largement lié à la guerre qui se déroule au Proche-Orient.
Il y a un « vieil » antisémitisme clairement lié à l’extrême
droite. Les « dérapages calculés » de dirigeants politiques
comme Le Pen ou Haider ne les ont jamais gênés électoralement, au
contraire. Ces antisémites sont souvent pro israéliens avec l’idée
que les Juifs ont une solution simple, partir dans « leur » pays.
Il y a un antisémitisme virulent issu des courants révisionnistes
et négationnistes pour qui la négation totale ou partielle du génocide
est une priorité. Certains de ces courants sont (hélas) issus de
la gauche ou de l’ultra-gauche.
Dans un contexte de désinformation et de confusion, il y a un
nouvel antisémitisme pas vraiment théorisé qui consiste à
attaquer « le Juif » (à l’école, à la synagogue) avec l’idée
absurde qu’on aide la Palestine ou qu’on se venge ainsi de la ségrégation
sociale subie.
Il y a clairement l’antijudaïsme meurtrier de certains courants
islamistes. Les attentats sanglants de Casablanca ou d’Istanbul
ont frappé des communautés juives qui ne veulent pas partir pour
Israël. Et une fois de plus, l’antisémitisme renforce le
sionisme et le mensonge qui affirme qu’Israël est garant de la sécurité
des Juifs. Plus anciennement, l’élimination de la communauté
juive de Beyrouth en pleine guerre civile au Liban relève du même
processus.
Mais, c’est triste et c’est inquiétant, et là je ne vais
pas être « politiquement correct », on observe une infiltration
importante de l’antisémitisme à l’intérieur du mouvement pour
la Palestine.
Dans les mouvements qui soutiennent la Palestine ou sur les
listes de diffusion, on découvre avec surprise les noms de révisionnistes
avérés, de compagnons de Garaudy, de gens qui ont été exclus de
leur parti pour antisémitisme, de dirigeants islamistes d’extrême
droite (je citerai des noms en privé) … Sur certaines
correspondances privées sur lesquelles je n’aurais pas dû
tomber, on lit des phrases étonnantes : « je ne sais pas si les
Juifs sont responsables de la deuxième guerre mondiale mais … »
ou encore : « si des néo-nazis approuvent mes thèses, tant mieux,
c’est qu’elles progressent … ».
Il y a le grave problème d’Israël Shamir. Voilà un Juif soviétique
émigré en Israël, vivant à Jaffa qui dit les pires horreurs sur
les Juifs. On retrouve sur certains de ses textes (à côté
d’autres textes de qualité) les pires stéréotypes antisémites
: les crimes rituels, la volonté de diriger le monde. Shamir est
allé chercher ses références dans le vieil antijudaïsme chrétien
contre le « peuple élu » et il s’est converti. Pour
beaucoup, si Shamir dit cela sur les Juifs, c’est
1) que
c’est vrai,
2) que c’est permis.
Eh bien non ! Les dirigeants palestiniens ont toujours refusé tout
antisémitisme. Leïla Shahid multiple ses réunions avec Dominique
Vidal ou Michel Warschawski. Les plus grands intellectuels
palestiniens (Sanbar, Darwish, Saïd avant sa mort) s’étaient
opposés à un colloque révisionniste de Garaudy à Beyrouth.
Que disent les Juifs pacifistes ou l’UJFP à laquelle
j’appartiens ? Qu’il existe une autre voie juive. Que les
identités juives n’ont rien à voir avec les horreurs qui sont
faites en Israël (« pas en notre nom »). Un de nos buts est de détacher
les Juifs du soutien automatique et aveugle à la politique israélienne.
Pour cela nous défendons tous les dissidents. J’ajouterais en mon
nom que le sionisme usurpe l’identité juive et que pour
construire l’Israélien nouveau, il a fallu détruire le Juif : le
cosmopolite, l’universaliste, le minoritaire …
Shamir dit exactement l’inverse. Tout le mal vient du judaïsme défini
comme une idéologie avec laquelle il faut « rompre » (??). Il prête
aux Juifs les pires travers (l’argent, le pouvoir, le complot
mondial …). C’est à la fois immoral et improductif. Immoral
parce que le racisme commence quand on prête à quelqu’un une
caractéristique (en général infamante) en fonction de ses
origines supposées. Et improductif parce qu’un tel discours
renforce les Juifs dans l’idée névrotique que tout le monde leur
en veut. Shamir est inconnu des pacifistes en Israël, mais il a
beaucoup de succès en France.
Pour finir, nous marchons sur la corde raide. Les partisans
inconditionnels de la politique israélienne instrumentalisent
l’antisémitisme. Mais celui-ci se développe sous une forme
nouvelle, déguisée en soutien à la Palestine. Si on pense comme
moi que la paix passe par la fin de l’occupation, l’égalité
des droits et la justice et surtout pas par une guerre nationaliste
ou des affrontements communautaires, ce nouvel antisémitisme doit
être combattu sans concessions.
* Pierre Stambul
Vice-président de l’UJFP
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