L'invitée du mois
Entre ce qui se dit et la
réalité...
Annie
Lacroix-Riz
Mercredi 11 septembre 2019
Docteur ès lettres, professeur
émérite d’histoire contemporaine à
l’université Paris VII-Diderot, ses
publications, notamment sur la période
1939-1945 lui ont valu nombre de
critiques. Il n’empêche, elle persévère,
continue d’éplucher des archives
révélatrices, pour un autre regard sur
l’histoire du monde contemporain.
Rencontre
D’où
vous vient cette
opiniâtreté ?
Je suis née fin 1947, d’une mère
dont les parents étaient Juifs polonais.
Son père fut pris sur la ligne de
démarcation en août 1942 et envoyé au
camp de Pithiviers, puis déporté à
Auschwitz. Un communiste de
Goussainville lui avait fourni de faux
papiers, et il avait caché les vrais
dans ses chaussures. Les Allemands les
avaient trouvés ! Mes grands- parents
maternels habitaient rue Piat (Paris XXe).
Tout leur immeuble avait été prévenu par
les flics de la rafle de juillet 1942.
La famille est tout de suite montée au
deuxième étage, dont l’occupant
était connu pour ne pas
être juif ; personne n’a sonné
chez lui. Ma grand-mère
et ses filles sont parties dans le Gers,
où
ma mère,
secrétaire, a tricoté pour gagner sa
vie. Mon grand-père, resté à Paris, est
parti les rejoindre en août...
Ma grand-mère
Anna, était arrivée de
Pologne en 1920 très « rouge
» ; elle
emmenait son aînée
Suzanne, ma mère, à la
maison des syndicats de la CGTU, la
Grange aux Belles, voir des films sur la
mort de Lénine. Elle l’avait surnommée
Nacht Feugele,
« Oiseau de nuit
» en yiddish... Mon
grand-père, artisan ébéniste qui faisait
des meubles «
au tampon
», est mort
à Auschwitz dans les marches de la mort.
Il avait « tenu »
de 1942
à 1945 ! Ma
mère n’en a su les
circonstances qu’au début des années
1970, de la bouche du frère de mon
grand-père en
Israël, où
il était parti après avoir
survécu. Lui, était resté en Pologne
avant-guerre : ils s’étaient retrouvés
au camp !
Mon père était le petit dernier
d’une famille de Juifs lituaniens
installée en France depuis la fin du XIXe
siècle. Une part de sa famille
appartenait à la bonne bourgeoisie. Une
partie, dont mon père,
a fui en zone non occupée
dans la région d’Avignon.
L’aîné de la fratrie, âgé
de vingt ans de plus que lui, avait une
entreprise de confection dans le XXe
arrondissement. Il était riche,
mais progressiste, ce qui n’était alors
pas rare chez les Juifs ashkénazes. Je
suis issue d’un milieu athée
extrêmement laïque.
Mes parents avaient un magasin au 1, rue
du Sentier. J’ai grandi dans ce
quartier. Mon père est mort quand
j’avais treize ans. Il était franc-maçon.
Je n’ai pas le souvenir d’avoir discuté
politique avec lui... Après coup, ma
mère m’a dit qu’il était plutôt
anticommuniste, mais que fin 1956, il
avait eu un éclair de lucidité en
apprenant, ce qui s’est su dans tout le
Sentier, que « l’insurrection de
Budapest »
avait fait renaître les pogroms.
En travaillant sur le Vatican
(1), j’ai
compris. Toute jeune, j’ai
parlé de la guerre sur-
tout avec ma mère et ce qui restait de
sa famille, ainsi qu’une amie de son père,
rescapée d’Auschwitz. Elle
avait une pleine bibliothèque de livres
sur la déportation. On dit que les
déportés n’ont pas parlé. Mais elle,
racontait beaucoup. D’où
ma sensibilité à
l’Histoire. Ma mère était d’une famille
progressiste. En apparence plutôt
soumise, elle n’a jamais obéi à mon père
qui voulait l’empêcher de voter
communiste. Elle achetait
l’Humanité-Dimanche...
J’ai décidé
de faire de l’Histoire en 3e.
Vers quatorze ans, des discussions avec
un jeune communiste m’ont convaincue. Je
détestais l’injustice.
Quand j’étais en primaire, mon père me
disait souvent : «
Arrête de te prendre pour
Jésus Christ !
» Vers
quinze ans, j’ai lu Marx ; d’abord les
brochures. Je suis passée au
Capital quand
j’ai fait ma maîtrise sur la notion de
profit avec l’historien Pierre Villard.
Je ne le remercierai jamais assez
d’avoir agréé mon sujet, strictement
historique, et de m’avoir permis cette
incursion dans l’analyse marxiste...
J’étais plutôt rebelle, mais très bonne
élève.
à dix-neuf ans, je suis entrée à
l’école normale
supérieure de Sèvres.
à vingt-deux ans, j’ai
passé l’agrégation avant de
déposer mon sujet de thèse avec Pierre
Villard à la rentrée suivante... Depuis
1970, je passe une grande partie de ma
vie dans les archives. J’y
ai découvert le contraire
de ce que disait l’idéologie dominante :
après
Le Capital,
ça
m’a bardée. J’avais
la démonstration que l’histoire est bien
celle de la « lutte des classes
». À
l’université, ce qui m’intéressait était
la recherche. J’ai tout investi dans
l’acquisition des connaissances, ce qui
n’est jamais entré en contradiction avec
mes convictions politiques. J’ai
appartenu à cette génération de Juifs
qui n’a jamais oublié que sans l’URSS et
l’Armée rouge, la génération de ses
parents serait morte, la suivante ne
serait pas née. Je me suis toujours
considérée comme en sursis.
Vous
publiez prochainement un nouvel ouvrage
sur l’épuration...
La NON épuration en France
de, 1943 aux années 1950
(2) !
On ne
peut plus parler d’épuration en
négligeant l’image qui règne sur cette
question, d’ailleurs longtemps occultée.
En 1969, une étude de l’Américain Pierre Novik est parue,
L’Épuration française,
forcément insuffisante, vu le peu de
sources alors accessibles. En revanche,
il a écrit un grand livre en 2001 paru
en français,
L’Holocauste dans la vie américaine
(3).
Dans les années 1967-1975, a été pu-
bliée, de Robert
Aron,
Histoire de l’épuration(4).
Aron s’y lamentait que des
sauvages aient commis des massacres, à
partir de fonds d’archives, ouverts
exclusivement pour lui par le patronat.
L’objectif était de démontrer que ce
dernier n’avait pas collaboré, surtout
pas volontairement... Paxton n’ayant
rien obtenu des archives françaises,
avait dû faire sa
France de Vichy (5) à
partir d’archives
allemandes saisies par les américains et
transférées à Washington.
Je suis une des premières à avoir
travaillé sur les archives économiques
de l’Occupation à la faveur de
l’ouverture exceptionnelle, nominative
et provisoire d’archives, en 1983, pour
la préparation d’un colloque sur la
nationalisation des entreprises à
la Libération.
Je suis tombée sur un dossier bancaire
fabuleux, dans la série F12 de la
Commission nationale
interprofessionnelle de l’épuration,
décrivant à la fois l’activité
de la haute banque sous l’Occupation, et
sa non épuration économique. Sur
l’épuration
stricto sensu,
rien n’était alors ouvert. En a résulté
un gros article, publié en deux épisodes,
«
Les grandes banques françaises,
de la collaboration à
la non
épuration
», dans la
Revue de la
Deuxième Guerre mondiale en
1986... Des années 1990 à nos jours, j’ai
navigué de
l’entre-deux-guerres à la guerre et à
l’après-guerre. J’avais commencé
ma carrière
d’historienne sur les années 1944-1948
et la reconstruction du pays. Dans les
années 1990, je travaille surtout sur la
guerre, ce qui me permet de connaître la
collaboration, la vraie. Cette recherche
a débouché sur la première édition d’Industriels
et banquiers français
sous l’Occupation (6).
Mais vous
n’aviez pas encore accès à toutes les
archives ?
En 1999, des fonds
ouverts à soixante ans nous ont donné
accès
aux années 1930. La circulaire de 1997 a
libéré ceux de la Deuxième Guerre
mondiale, mais pas ceux de l’instruction
des procès liés à la période. Or, une
grande partie des pièces des années 1930
et de la guerre se trouvait dans les
dossiers d’instruction de
l’après-Libération. Ils sont accessibles
depuis une circulaire de décembre
2015. J’avais heureusement
bénéficié
de dérogations à presque toutes les
étapes de mon travail avant la
libération générale des fonds.
Les fonds allemands restés en
France après le départ de l’occupant, ou
rapatriés après guerre sont très riches.
Autant et parfois plus que les fonds
français.
La correspondance d’Abetz(7)
à
Ribbentrop
(8)
est aussi éclairante sur la
collaboration que sur la Résistance
intérieure. En haut lieu, tout le monde
sait tout sur tout.
René Bousquet pendant la rafle de
Marseille qui s’est déroulée les 22, 23
et 24 janvier 1943
Le camp de Barcarès en 1939
Il n’y a
que les populations, que l’on tient dans
l’ignorance. Chez
« ceux d’en haut
», on se
raconte la vérité, heureusement pour les
historiens ! Dans les années 1960,
Germaine Willard(9)
a travaillé sur des documents
britanniques consultables en usuel à la
BDIC devenue « La Contemporaine
», sur les
années 1939. Elle mentionne déjà les
négociations sur une alliance tripartite
URSS, France, Angleterre, et leur échec,
de la responsabilité franco-anglaise qui
déboucha sur le pacte
germano-soviétique. J’en traite dans
Le Choix de la
défaite
et
De Munich à Vichy
(10)...
Entre les archives de la Préfecture de
police et les séries de l’Intérieur F7
et F1, j’ai trouvé, depuis avril 1938,
une énorme répression qui s’est déployée
en 1939-1940. L’expression «
Munich intérieur
»,
née dans les hautes sphères françaises
et allemandes, est pertinente. La
Retirada,
commence dès février. En mars 1939,
c’est l’ouverture des camps pour les
étrangers. Patronat et gouvernement rêvent
de casser les acquis, d’anéantir
la combativité ouvrière, d’exacerber la
xénophobie. L’initiative directe du
capital financier est présente jusque
dans les textes des décrets Daladier.
J’ai trouvé à cet égard des trésors dans
les archives de la Chambre de commerce
de Paris et de la Banque de France...
Dès les années 1980, la perception
de la non épuration bancaire me donnait
à penser qu’après la Libération, le
statu quo avait régné en tous domaines ;
la suite des recherches l’a
confirmé. J’ai travaillé
sur les années 1930-1940, et sur les
procédures d’épuration entamées en 1943.
La consigne de Roosevelt, énoncée à la
veille du Débarquement du 8 novembre
1942 en Afrique du Nord, était de
maintenir en poste tous les
représentants civils et militaires de
Vichy, ralliés aux Américains. C’est
avec eux, que Washington négociait entre
la France métropolitaine et Alger depuis
1940- 1941 ! Cette question fournit l’un
des deux thèmes de
mon ouvrage de 2016, Les Élites françaises
entre 1940 et 1944 : De la collabo-
ration à l’alliance américaine
(11)...
Depuis,
vous avez eu accès à d’autres archives ?
Le travail actuel a
pu se faire à partir de nouvelles
sources ajoutées aux précédentes,
notamment celles du Ministère de la
Justice, répertoriées
aux Archives nationales BB18, pour les
cas individuels, et BB30, pour les fonds
centraux du ministère. Les deux se
complètent. Elles donnent accès à la
documentation interne dactylographiée du
ministère, et surtout manuscrite,
particulièrement explicite sur la norme
de l’anti-épuration, et sur les
relations entre le ministère et ses
hauts magistrats. Au détriment de la «
séparation des pouvoirs
»,
l’ensemble atteste de la stricte
permanence de l’appareil d’état
répressif après la Libération.
Qu’est-ce que j’en
ai tiré ? Notamment
l’obligation de démontrer ce que
l’épuration n’est pas avec des exemples
: il ne s’agit en aucun cas d’une
épuration sauvage de classe, comme on a
pu l’affirmer. L’historiographie
dominante confond « l’épuration
» avec les
combats résistants préparatoires et
consécutifs à la
Libération, dans les années
1943-1944 ou 1945. L’ensemble de la
France n’est pas libéré dès le deuxième
semestre 1944 ! Alger a tout simplement
empêché toute épuration sérieuse. Les
pratiques du Comité français
de libération et l’accord de 1943 entre
de Gaulle, les Anglais et les Américains
sur la protection de certaines éminences
collaborationnistes présentes
à Alger le démontrent.
C’est ce qui entame ma deuxième partie.
Je montre ensuite comment s’est
organisée depuis la Libération
la non épuration, avec le
maintien quasi- total de l’appareil
d’état, police et magistrature
comprises. Le personnel, volontaire, des
Cours des sections spéciales n’a subi
aucune épuration pénale, et presque
jamais d’épuration professionnelle.
L’historien Claude Farcy, dans son
Annuaire de la
magistrature offre un
extraordinaire instrument de
démonstration avec une récapitulation
minutieuse des carrières. Les pires
magistrats de l’Occupation ont souvent
fini leur carrière à la Cour de
Cassation ! Leurs verdicts ont bafoué
les résistants, vivants ou morts. On
leur avait promis une épuration
exemplaire par un « état de droit
exemplaire ».
Ils ne l’ont jamais eue. Par contre, on
a compté des milliers de procédures
contre des résistants poursuivis pour
crimes contre des collaborateurs.
Ensuite, je montre comment un système de
protection généralisé s’est mis en place
dès le retour à Paris en 1944. Je fais
aussi notamment la lumière sur le procès
Hardy, dénonciateur de Jean Moulin, qui
s’en est sorti blanchi. Je démontre
aussi que la guerre froide est un faux
argument, parce que la non épuration se
prépare dès
1941-1942 ! J’ai
été sidérée, découvrant la
différence entre ce qui était dit et la
réalité...
Entretien réalisé Par
Hélène
Amblard
(1) Voir
Le Vatican, l’Europe et le
Reich, éditions
Armand Collin, 1966, deuxième édition
2016.
(2) éditions
Armand Colin.
(3) éditions Gallimard.
(4) Paru en trois tomes aux éditions
Fayard.
(5) Collection Point Histoire, éditions
du Seuil, première parution en 1972.
(6) éditions
Armand Colin.
(7) Otto Abetz, mort en
1958 d’un accident de
voiture en Allemagne, fut expulsé de
France en juillet
1939 pour espionnage. Il retrouvait la
« vie parisienne
» en juin 1940.
(8) Joachim Von
Ribbentrop, ambassadeur d’Allemagne
nazie en Angleterre de 1936 à 1938,
ministre des Affaires étrangères
entre 1938 et 1945, fut exécuté après sa
condamnation au procès de Nuremberg.
(9) Résistante, née
en 1921 à Paris d’une famille ouvrière,
elle
fut postière auxiliaire, puis
professeure agrégée d’histoire et de
géographie. Germaine Willard fut
notamment vice- présidente du musée de
la Résistance nationale. Voir sa
biographie sur http://maitron-
en-ligne.univ-paris1.fr
(10) Parus aux éditions Armand Colin,
respectivement en 2009 et 2008.
(11) éditions
Armand Colin, 2016.
LE PATRIOTE RÉSISTANT
N°
944 - septembre 2019
25
Les dernières mises à jour
|