Syrie
Un mot de Damas
Père Elias Zahlaoui
Samedi 1er juillet 2017
Mes amis,
Vous me sollicitez pour une intervention
personnelle de Damas, au cours de votre
colloque.
Je vous remercie et vous réponds par
écrit. J’aurais bien voulu être avec
vous, mais pour le moment, ma santé ne
me le permet pas. J’espère que ce n’est
que partie remise pour octobre.
Laissez-moi vous préciser que je ne m’en
prendrai qu’à une seule facette de cette
guerre menée depuis bientôt 7 ans, par
140 pays membres des Nations-Unies,
contre mon pays la Syrie.
Cette facette n’est autre que le
mensonge que l’on vous dessert nuit et
jour, par tous les moyens de
communication, pour vous convaincre que
la guerre en Syrie est une guerre
civile, voire religieuse entre chrétiens
et musulmans d’un côté, et entre
musulmans sunnites et chiites de
l’autre. Quant à l’Occident, dont la
France, il n’y intervient, dit-on, que
pour sauver en Syrie les droits de
l’Homme, la liberté et la démocratie !
Je me hâte de déclarer que je ne vous
tiendrai aucun discours politique, ni
aucune analyse religieuse.
Je me contente de vous présenter deux
volets de faits, pour en tirer des
conclusions sans détour :
Le premier, celui de l’incontestable et
multiséculaire convivialité historique
entre musulmans, chrétiens et juifs,
depuis l’arrivée des arabes à Damas, en
636, à Jérusalem en 638, en Égypte en
641, en Espagne en 711.
Le second, bien plus modeste, mais tout
aussi vrai, est celui de ma propre
expérience de prêtre arabe de Syrie,
pays originellement entièrement
chrétien, mais habité aujourd’hui par
une majorité de musulmans.
Touchant le premier point :
Les historiens sont unanimes à
reconnaître ce fait unique dans
l’histoire des conquêtes, au point
qu’ils ont dit des arabes qu’ils furent
"les plus tolérants des conquérants".
J’en prends à témoins deux historiens
seulement, que je choisis expressément
juifs. Le premier est même israélien, M.
Abba Eban, le second est le rabbin
français Josy Eisenberg.
Abba Eban, ancien ambassadeur d’Israël à
Washington, de 1950 à 1959, a publié en
1975, aux Éditions "Buchet / Chastel",
deux volumes, dont le premier porte le
titre de "Mon peuple", le second celui
de "Mon pays".
Le chapitre 11 du premier volume,
consacre 26 pages à ce qu’il appelle
"l’Avènement de l’Islam". En voici
quelques paragraphes :
« Abba Eban écrit à la page 137:
« Le rajeunissement de la communauté
palestinienne fut tout aussi
spectaculaire.
Opprimée et même décimée sous les
empereurs de Byzance, elle connut sous
l'occupation musulmane un essor telle
qu'elle semblait sur le point de
retrouver son autorité sur l'ensemble du
monde juif… Malgré la vieille loi
d'Adrien interdisant aux Juifs de
résider à Jérusalem – interdiction
maintenue par les chrétiens et, en
théorie tout au moins, par les musulmans
–, le nombre des Israélites dans cette
ville augmentait rapidement. À la suite
des négociations avec le calife,
soixante-dix familles furent autorisées
à s'établir dans la Ville sainte; par la
suite, ce groupe fut considérablement
renforcé par l'afflux des "Affligés de
Sion"… Les Juifs de Jérusalem
subsistaient grâce aux dons de leurs
coreligionnaires du monde entier… la
colonie juive survécut jusqu'à ce qu'en
1099, elle fût massacrée par les
Croisés… »
Abba Eban écrit à la page 138:
« Les communautés juives de Syrie
connurent un élan similaire. À la suite
de l'évacuation massive des chrétiens,
plusieurs vagues d'immigrants juifs
étaient arrivés à Tripoli, à Tyr, à
Alep, villes considérées comme faisant
partie de la Terre promise. En Syrie
même, Damas occupait une position
prépondérante en tant que foyer
essentiel de la vie et de la pensée
juives, surtout après l'occupation de
Jérusalem par les Seldjoukides, en 1071.
En Égypte également, le renouveau de la
gloire d'autrefois s'accompagnait d'un
bel essor économique. Le Caire, cité
aussi florissante, aussi raffinée que
Bagdad, était devenu un centre de la vie
intellectuelle juive dès l'avènement de
la dynastie des Fatimides, en 969.
Opposés à tout ce qui venait de Bagdad,
les souverains fatimides accordaient
l'indépendance à tous les chefs
religieux, au Caire aussi bien que dans
les provinces de Syrie et de Palestine.
Les diverses communautés juives avaient
ainsi la possibilité de se consolider
et, au besoin, de se concerter entre
elles. … ».
Il écrit à la page 139:
« Dans tous les pays musulmans, la
position sociale des Juifs se trouvait
déterminée par une législation
discriminatoire …
En fait, les autorités appliquaient ces
mesures de façon sélective. Les Juifs
n'étaient pas contraints à s'entasser
dans un ghetto, ils pouvaient conserver
leurs propres institutions communales.
Leurs tribunaux continuaient à juger en
toute liberté, ce qui évitait le recours
aux juridictions arabes. Quant à la taxe
spéciale, elle était prélevée par
capita, sur les Juifs aussi bien que sur
les chrétiens. Si bien que, dans
l'ensemble, les communautés juives
jouissaient d'une appréciable autonomie
interne. … ».
Il écrit à la page 140:
« En fin de compte,… Ni les autorités
arabes ni les rabbins ne parvenaient à
empêcher une certaine fraternisation.
Juifs et Gentils étaient de plus en plus
amenés à se fréquenter, que ce fût par
des intérêts communs sur le plan des
affaires ou par simple curiosité.
Surtout dans les couches les plus
aisées. …
En effet, les musulmans nommaient
volontiers des Juifs à des postes
importants. À Byzance tout comme en
Perse, aucun Juif ne pouvait être
fonctionnaire. À présent, les califes et
les gouverneurs arabes recouraient
fréquemment à leurs services, faisant
constamment appel à leurs conseils,
surtout en matière de finance et de
politique étrangère. … ».
Il écrit à la page 142:
« Les nouveaux maîtres musulmans de
l'Orient accordaient aux Juifs la
liberté du culte, le libre choix de
résidence et de la profession, la
liberté des déplacements.
Accédant aux postes les plus élevés, les
Juifs allaient se distinguer surtout
dans le secteur économique. Toutefois,
en tant qu'Infidèles, ils ne pouvaient
évidemment servir dans l'armée, ni
exercer des fonctions gouvernementales.
… ».
Il écrit à la page 155:
« Pourtant, les faits sont là:
pendant deux siècles, sous la tutelle
sourcilleuse des Arabes, les communautés
juives d'Espagne et du Maghreb connurent
un épanouissement jusqu'alors sans
pareil dans la Diaspora, et qui devait
rester inégalé même dans l'Allemagne et
l'Autriche du XIXe siècle, dans
l'Amérique du XXe siècle. … ».
Quant au rabbin français, Josy Eisenberg,
je récolte dans son livre "Une histoire
des Juifs", paru en 1970, dans la
collection "Livre de Poche", des deux
chapitres qu’il consacre à l’Islam (p.
199-252), les paragraphes suivants :
« Avant d'être arrêtés par Charles
Martel, les Arabes constituèrent en
moins d'un siècle un empire prodigieux:
la Perse, la Syrie, la Palestine,
l'Égypte, l'Afrique du Nord et l'Espagne
devinrent terres d'islam. Tantôt les
Juifs s'opposèrent à cette conquête; en
Afrique du Nord ils firent cause commune
avec les Bédouins. Le plus souvent, ils
la favorisèrent, par hostilité à
l'Empire byzantin, à la Perse et aux
Wisigoths. En Espagne, ils ouvrirent les
portes de Tolède aux envahisseurs et
leur témoignèrent une sympathie profonde
au point de se voir confier la garde des
villes conquises. En Palestine, leurs
sentiments étaient plus partagés. Ils
défendirent Gaza contre les conquérants,
mais leur ouvrirent les portes de
Césarée. En Perse, Juifs et chrétiens
nestoriens – qu'opprimaient les
orthodoxes byzantins – accueillirent les
conquérants en libérateurs.
Les envahisseurs n'étaient pas assez
nombreux pour imposer une conversion
générale qu'ils souhaitaient pour des
raisons politiques autant que
religieuses. Ils s'efforcèrent donc
d'attirer leurs nouveaux sujets dans le
giron de l'islam par la promesse
d'immunités fiscales. De nombreux Juifs
et chrétiens se laissèrent tenter.
Mais soucieux d'ordre et d'efficacité,
les conquérants s'assurèrent la loyauté
des nombreuses minorités religieuses,
qu'ils contrôlaient dorénavant, en
respectant leur autonomie et en
conservant leurs structures
socio-religieuses. Le concours des
populations conquises était d'ailleurs
indispensable à la prospérité du nouvel
empire. Plus civilisées que les
envahisseurs, les élites autochtones
possédaient une technique éprouvée des
méthodes de gestion et d'administration;
et le maintien des populations
laborieuses sur les terres qu'elles
exploitaient en garantissait la
productivité. Dans l'esprit des
successeurs de Mahomet, les pays conquis
avaient pour première fonction d'assurer
aux Arabes les ressources nécessaires à
leur établissement et à l'expansion de
leurs conquêtes. Quand ils ne se
convertissaient pas, les nouveaux sujets
de l'islam étaient donc invités à
pactiser avec leurs maîtres. En échange
d'un certain nombre de taxes et par
l'acceptation de diverses contraintes,
ils jouissaient de la protection des
lois. Ainsi naquit le statut des dhimmis
(protégés) qui allait régir, jusqu'aux
temps modernes, les diverses minorités
juives et chrétiennes en terre d'islam.
»
Il dit aussi aux pages 214-215:
« En contrepartie de la protection
des lois, les dhimmis doivent se montrer
des sujets loyaux et ne point pactiser
avec l'ennemi; surtout, ils doivent
s'acquitter de multiples taxes et
impôts, dont les deux principaux sont un
impôt foncier et une capitation qui
affectent souvent une part considérable
de leurs revenus.
Certes, ces lois sont loin d'être
rigoureusement et uniformément
appliquées.
L'histoire des Juifs en terre d'islam
est fertile en dérogations de toutes
sortes. Les Juifs ne se privèrent point
de porter des noms arabes ni de
critiquer le Coran lors de leurs
polémiques publiques ou dans leurs
écrits; ils furent aussi fréquemment
nommés à des postes de confiance. La
réalité sociale atténuait souvent la
rigueur des lois. De nombreux facteurs y
concouraient.
Réalités économiques: présents dans
toutes les professions, pionniers dans
certaines activités, les Juifs étaient
nécessaires au bon fonctionnement de la
vie économique et fréquentaient
naturellement les musulmans. Des liens
se formaient, des amitiés parfois
profondes se nouaient. …
Ce qui constitue un facteur
particulièrement favorable, c'est
l'importance numérique de certaines
grandes communautés juives, à Bagdad, en
Égypte, en Espagne. Par commodité
politique et administrative, le pouvoir
est amené à reconnaître leur
représentabilité et leur personnalité
juridique, et à maintenir leurs
prérogatives. Il entend de la sorte
éviter toute dissolution de l'ordre
social. C'est ainsi que les biens juifs
sont protégés; ils doivent rester dans
la communauté, même en cas de
conversion.
Le statut des dhimmis sert les intérêts
du pouvoir. … ».
Il dit enfin aux pages 217-218:
« Les communautés juives eurent ainsi
tout pouvoir pour administrer leurs
fidèles conformément à la loi juive. Il
ne s'agissait pas seulement du culte,
des synagogues ou des écoles
talmudiques; le droit familial, l'état
civil, les transactions commerciales;
l'ensemble de la vie socio-économique
était de leur ressort. Les communautés
avaient leurs administrateurs, dont le
nombre varia de trois à sept.
C'étaient généralement des notables
réputés pour leur influence ou leur
richesse et qui représentaient la
communauté auprès du pouvoir. Les
communautés étaient également dotées de
tribunaux qui jugeaient au pénal comme
au civil. Les pouvoirs de ces tribunaux
étaient très étendus, et tous les Juifs
en étaient justiciables. Leurs décisions
avaient force de loi pour les problèmes
complexes du droit familial, notamment
les successions, pour la législation du
travail, les salaires, les contrats de
location, les contrats commerciaux, le
change, etc.
Enfin, la communauté était un
remarquable foyer d'entraide sociale.
Outre les caisses de bienfaisance et
soupes populaires qui existaient dans
toute communauté depuis toujours, on vit
se développer de nouvelles institutions:
asiles, hospices, hôpitaux souvent
confondus. Ces dernières institutions
étaient plus répandues en Occident qu'en
Orient, où la discrimination raciale
était moins forte à l'égard des Juifs et
où les voyageurs, les pauvres et les
malades pouvaient bénéficier aussi des
institutions musulmanes. »
Avouons, mes amis, que ces témoignages
plus qu’explicites sur la convivialité
réelle entre musulmans, juifs, et donc
chrétiens, se passent de tout
commentaire, et sont aux antipodes de
l’antisémitisme féroce pratiqué à
l’égard des juifs, par tout l’Occident,
depuis Constantin jusqu’à Hitler.
Maintenant, permettez-moi de passer à un
registre bien plus simple. C’est celui
de mon expérience personnelle de prêtre
arabe de Syrie. Je m’en tiendrai aux
grands traits.
Ma première enfance s’écoula dans un
modeste quartier chrétien, qui
débouchait directement sur les premiers
vergers de l’Immense Oasis qui
ceinturait Damas. C’est dire que tous
les habitants de ce quartier avaient
nécessairement des contacts quotidiens
avec les paysans musulmans, qui devaient
traverser ce quartier pour aller en
ville et revenir à leurs champs. Les
visites des deux côtés étaient devenues
familières. Les gosses, garçons et
filles, ne se privaient pas de jouer
ensemble dans la confiance générale. Aux
jours des fêtes, tant chrétiennes que
musulmanes, les visites étaient choses
régulières. J’aime ajouter que ces
amitiés d’enfance ont, pour tous ceux
qui restent en vie jusqu’à ce jour,
gardé toute leur chaleur.
Dans les écoles, même celles tenues par
des prêtres ou des religieuses, aucun
problème sérieux ne se posait au niveau
des étudiants, tant chrétiens que
musulmans, tout comme au niveau des
enseignants, dont une bonne partie était
des musulmans.
À Jérusalem où, à partir de 1952, j’ai
fait mes études de philosophie et de
théologie, chez les Pères Blancs, et où
même notre coiffeur était musulman, nous
avions durant six ans, noué des amitiés
profondes avec de nombreux amis
musulmans dans la ville, ainsi qu’avec
des palestiniens, condamnés à vivre dans
des camps de réfugiés. Les visites
réciproques n’étaient pas rares.
Prêtre en 1959, c’est en 1962, que je
fus affecté à Damas. Fidèle à tout ce
passé, j’ai tenu à me présenter et à
agir avant tout en tant qu’être humain,
ayant à traiter avec des êtres humains.
Des êtres humains dont nul n’a choisi ni
sa vie, ni sa famille, ni sa religion,
ni le pays qui lui est échu.
Du coup, je me suis trouvé comme
naturellement pris dans un réseau commun
d’amitiés, d’activités, de recherches,
de sollicitations, mais aussi
d’interrogations, de souffrances et
d’espérances. Tout cela m’a permis, jour
après jour, de me trouver aussi bien
dans l’Église que dans la société et les
différents milieux du pays, comme en
famille.
Laissez-moi aussi vous avouer que je me
suis souvent découvert en prêtre engagé
dans cette vaste société, mieux compris,
désiré, voire recherché en milieu
musulman qu’en milieu chrétien, où toute
ombre de nouveauté risque de paraître
incongrue, bizarre, déplacée, et donc
sujette à condamnation.
Ce message d’amour, de vérité,
d’entente, de conciliation et d’amitié,
j’ai essayé, et j’essais toujours de le
vivre en plénitude, contre vents et
marées, avec tous les milieux sans
exception, tant chrétiens et musulmans,
que ceux religieusement neutres, voire
hostiles. Et je suis heureux de le vivre
à travers tout ce que je suis, ainsi
qu’à travers l’écoute, la prière, la
prédication, le théâtre, les détentes,
les articles de journaux, les lettres
ouvertes aux "Grands" de ce monde, les
entrevues télévisées, les messages
rapides de l’internet, les conférences,
les chants religieux en église, et le
chant profane, que pratique une chorale
que j’ai fondée il y a quarante ans, et
qui compte aujourd’hui, entre gosses,
jeunes et adultes, des deux sexes, 620
chanteurs, cette même chorale qui
s’appelle "Choeur-Joie", et dont 114
gosses ont fait une tournée de chants en
France, au mois de mars 2016, qui a
grandement étonné tous ceux et celles
qui les ont entendus.
Mes amis, je dois terminer.
N’était ce qui se passe d’infernal,
d’innommable, tant dans mon pays qu’au
niveau du monde entier, par la faute
surtout de l’Occident, je me serais
considéré comme l’un des hommes les plus
heureux du monde.
Car il faut savoir et dire tout haut que
le monde entier a aujourd’hui plus que
jamais, besoin d’Amour.
Et l’Amour c’est rien moins que le
respect, la dignité et la paix pour tout
être humain. Sachez qu’en dehors de
l’Occident, il y a aussi des êtres
humains qui vous réclament ce respect,
cette dignité et cette paix.
Mais si vous continuez en Occident à
vous repaître du sang des Peuples, et à
semer partout la terreur, la haine,
l’errance, le désespoir et la mort,
sachez que vous aussi, oui vous tous en
Occident, tout gavés d’arrogance et de
certitudes que vous êtes, vous plongerez
tôt ou tard, tête baissée dans ce volcan
d’atomes que vous amassez sous vos
pieds, depuis des années, avec une
fébrilité de fous inconscients.
Et en prêtre, je ne cesse de crier tout
haut qu’il est grand temps que l’Église
d’Occident, à commencer par le Vatican,
se réveille de son impardonnable coma.
Demain, il sera trop tard !
Père Elias Zahlaoui
Damas, le 23/6/2017
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