Syrie
Lettre d’Alep No 32
F. Georges Sabé

Mercredi 7 mars 2018
Lettre d’Alep No 32 (le 4 mars 2018)
Vous attendiez
notre lettre.
En plus des
nouvelles des différents projets des
Maristes Bleus, vous vouliez être
informés de la situation de la ville
d'Alep, celle de Afrin et spécialement
de ce qui se passe à Damas et dans le
reste du pays. Alep a été libérée en
décembre 2016 et depuis, les
bombardements ont cessé, les routes
coupées ont été ouvertes, l'eau
ravitaille presque régulièrement toutes
les maisons, l'électricité continue à
être rationnée. Certains déplacés de
l'intérieur essayent de revenir chez eux
dans les quartiers est de la ville. Les
petits commerçants cherchent à ouvrir
leur magasin. Les décombres ont été
ramassés dans plusieurs quartiers. Nous
nous rendons compte, maintenant, de la
désolation de la population qui a vécu
sous l’autorité des éléments armés comme
le « front al Nosra » ou « Daech (état
islamique) ». Les écoles et les
universités fonctionnent normalement. La
situation à Alep s'approche de la
normale sauf en ce qui concerne la
situation économique qui est
catastrophique et le retour définitif
des déplacés de l'extérieur.
Malheureusement, pour des milliers de
familles émigrées, le retour n'est pas
inscrit sur la première page de leur
agenda. Au moment où vous lisez cette
lettre, d’autres familles continuent à
quitter. Faut-il attendre que la guerre
finisse dans toute la Syrie ? Quel
avenir nous est réservé ? Plusieurs
foyers de guerre persistent dans le
pays. Je voudrais d’abord faire le point
avec vous sur la situation à Afrin,
ville du nord-ouest de la Syrie dont la
majorité des habitants est kurde et
frontalière avec la Turquie. Il y a
plusieurs mois, le président turc a
décidé de mener une guerre contre les
kurdes. Son armée a envahi le territoire
syrien et par des raids aériens très
meurtriers et une offensive au sol, elle
occupe une centaine de villages autour
d’Afrin et encercle cette dernière. Nous
ne pouvons pas oublier que ce territoire
fait partie de la province d'Alep et que
les habitants de cette région, certes
d’ethnie kurde, sont des citoyens
syriens. A Damas, la situation est très
grave. Depuis plusieurs années, les
éléments armés du « front al Nosra » et
d'autres milices occupent la campagne de
Damas, La Ghouta. Ces djihadistes n’ont
cessé de bombarder les quartiers de
Damas, tuant les civils et provoquant
des destructions. Après la libération de
Homs, d'Alep, de Deir el Zor, l'armée
syrienne a décidé de libérer cette
enclave. Cette guerre de libération a
certes causé des morts, des blessés et
des souffrances dans la population
civile prise en otage par les
djihadistes et nous le déplorons
profondément. Mais Il ne faut pas
oublier que les raids aériens de l’armée
américaine qui ont facilité la
libération de Mossoul puis de Raqqa ont
causé beaucoup plus de victimes civiles.
Et comme d’habitude, chaque fois que
l’étau se resserre sur les éléments
armés, les médias occidentaux commencent
à parler de crise humanitaire, d’attaque
chimique pour préparer l’opinion
mondiale à une possible intervention
militaire contre le gouvernement syrien.
Ils offrent une image partiale de ce qui
se passe. Sur les réseaux sociaux,
abondent les images fabriquées ou
copiées sur d’autres guerre, des images
qui ne montrent que des enfants et des
civils et jamais d’éléments armés,
cibles de l’offensive. Avec vous, je me
demande pourquoi ne parle-t-on- pas des
massacres causés par les bombardements
des quartiers civils de Damas comme «
Bab Touma » ou « Kassa’a » ? Pourquoi
les médias occidentaux et leurs
gouvernements ne relatent pas le drame
quotidien des habitants de Damas ?
Notre optimisme
prudent d’il y a quelques mois quant à
la fin de la guerre et le rétablissement
d’une véritable paix s’est transformé en
pessimisme croissant tellement la
situation en Syrie est devenu un
imbroglio inextirpable. Avec l’armée
turque au nord-ouest, l’armée
américaine, qui épaule les milices
kurdes, à l’extrême nord-est, les raids
israéliens au sud et la situation à
Damas et à la Ghouta, il n’y a pas de
quoi être optimiste.
Heureusement qu’il
y a parmi les journalistes, des gens
sérieux et honnêtes qui risquent leur
vie et viennent observer la réalité sur
le terrain. L’un d’eux, Ivan, du Dario
de Navarra, a passé plus d’une semaine
entre Damas et Alep. Il a expérimenté ce
que c’est la guerre, la peur, l’angoisse
d’une population et a constaté les
destructions inimaginables.
Si je m’attarde en
ce début de lettre sur la situation de
guerre, ce n’est pas du tout pour
montrer un visage de mort et de peur,
bien au contraire ! je veux parler de la
volonté de vivre du peuple syrien. Nous
voulons vivre ! vivre dignement ! vivre
en paix ! vivre libres de toute
contrainte ! vivre loin de la souffrance
!
Aujourd’hui, nous,
Maristes Bleus, avons reçu un enfant de
5 ans, M, qui a le visage, les mains,
les pieds complètement brûlés.
Son visage défiguré
me hante. Je n’ai pas de mots. Je n’ai
que la force de dénoncer une guerre qui
dure et qui s’éternise. Ça suffit !
Basta disent nos amis espagnols. Kafa,
nous disons dans notre langue arabe.
Heureusement, qu’il
y a des soleils qui viennent réchauffer
notre vie et éclairer notre quotidien
plutôt sombre. L’un d’eux est Soumaya
Hallak. Suisse d’origine alépine,
soprano, petite-fille d’un grand poète
alépin, elle est venue passer 8 jours
avec nous et pour nous. Accompagnée de
Marie-Laure, réalisatrice, et de Sawsan
et Rand, 2 jeunes filles de Damas élèves
au conservatoire, Soumaya a animé tous
les matins et après-midis des ateliers
de chant, de danse et de thérapie des
traumatismes de guerre pour tous nos
groupes : les enfants de « Apprendre A
Grandir » et de « Je Veux Apprendre »,
les adolescents de « Skill School », les
femmes du projet « Développement de la
femme » et les monitrices et moniteurs.
Soumaya nous a apporté de la joie et un
peu de bonheur. Elle a promis de revenir
en avril et/ou en été.
Le projet «
Education et développement de la femme »
est une source de joie et de fierté pour
nous. Trente femmes de plus de 30 ans et
autant de filles plus jeunes participent
2 fois par semaine à des ateliers
interactifs sur des sujets qui les
concernent comme tenir un budget
familial, recycler les aliments, le
mariage précoce, hygiène et maladies
gynécologiques etc… Les participantes
viennent de milieux différents. Elles
ont établi entre elles des relations
très fraternelles. Toutes sont présentes
à tous les ateliers, personne ne manque
à l’appel tellement elles sont
heureuses. Le cycle est de 2 mois. Il
reprend avec d’autres participantes.
Avec le « M.I.T. »
et le projet « Job », nous participons à
la reconstruction de l’Homme, des
familles et du pays. En plus des
workshops de 3 jours organisés depuis
plus de 4 ans, nous avons entamé la
semaine passée la 5ème session du thème
« Comment créer son propre mini-projet
». Vingt adultes vont passer 42 heures à
apprendre et à appliquer à leur propre
projet les éléments de base de
l’évaluation des coûts, de la
rentabilité, du marketing… pour
présenter au jury leur projet bien
étudié. Nous, les Maristes Bleus,
finançons les meilleurs projets en
termes de faisabilité, de rentabilité,
de durabilité et de création d’emploi.
Ce faisant, nous aidons les familles à
vivre dignement, indépendantes des aides
reçus pendant les années de guerre, et
nous créons des emplois dont le pays a
tellement besoin vu la marasme
économique actuel.
Une de nos plus
grandes satisfaction est la clôture de
notre programme « Civils Blessés de
Guerre ». À l’occasion du 5ème
anniversaire du début de ce projet, nous
avons, fin novembre 2017, proclamé sa
clôture, la raison de son existence
ayant disparue, Alep étant épargnée,
grâce à Dieu, des actes de guerre depuis
14 mois ; et ce, durant un dîner
familial qui a regroupé les 3
partenaires du projet : les médecins de
l’Hôpital St Louis, les religieuses de
l’hôpital et les membres de l’équipe des
Maristes Bleus. Le Dr Nabil Antaki a
présenté un Power Point qui résume
l’histoire du projet, son esprit, ses
réalisations et son financement. Puis
tous les participants ont reçu un
certificat d’appréciation et une
médaille commémorative en argent
(offertes par un bienfaiteur) avec, sur
une face, le Logo du projet et sur
l’autre le Logo des Maristes Bleus. Cinq
années de don gratuit pour soigner des
centaines de blessés très gravement
atteints et sauver la vie de dizaines,
une générosité sans limite dans les
actes médicaux et chirurgicaux gratuits
de la part des médecins, des soins
infirmiers exemplaires et un amour
infini de la part des religieuses et du
cadre infirmier, un financement sans
plafond et une administration sans
faille de la part des Maristes Bleus.
Hier, c’était la
fête chez les Maristes Bleus. En effet,
nous avions la 4ème cérémonie de remise
des diplômes, cette fois-ci à 10 dames,
qui ont participé pendant 4 mois aux
sessions de notre projet « Coupe et
Couture ». Elles ont acquis assez
d’habilité pour se lancer sur le marché
du travail et aussi pour les besoins
familiaux.
Notre projet de
recyclage de vêtements « Heart Made »
fait des merveilles. Il fournit d’abord
du travail à onze personnes. Et les
produits qui sortent de l’atelier sont
vraiment magnifiques et sont vendus dans
une boutique du centre-ville, ce qui
permettra au projet de s’autofinancer.
Nos programmes de
secours continuent comme d’habitude.
« Les Maristes
Bleus pour les déplacés » distribue des
paniers alimentaires et sanitaires et du
cash (cadeau de Caritas-Pologne), chaque
mois, à plus de mille familles déplacées
ou démunies. Les familles déplacées sont
aussi aidées pour payer le loyer de leur
appartement. A l’occasion de Noel,
toutes les personnes de nos familles
(plus de 4000) ont reçu des vêtements
neufs et des chaussures. Pour Pâques,
elles recevront de la viande et une
corbeille de fruit.
Le programme
médical aide au financement de 150 actes
médicaux par mois : opérations
chirurgicales, hospitalisation,
ordonnances, Labo et Radios que les
malades appauvris par la guerre ne
peuvent pas payer.
« Goutte de lait »
contribue à la croissance physique et
mentale d’environ 3000 enfants de moins
de 11 ans en leur fournissant du lait
chaque mois.
Les projets
éducatifs sont aussi un des soleils de
notre firmament. Le bonheur des enfants
de « Apprendre À Grandir » et de « Je
Veux Apprendre » n’a d’égal que celui de
leurs 24 monitrices et moniteurs. Les
petits préparent actuellement la fête
des mères qui est célébrée chez nous le
21 mars. Skill School réalise des
projets très intéressants pour les
adolescents, dont plusieurs programmes
de solidarité à l’occasion du Carême.
Grâce à leur assiduité et à l’effort des
éducateurs, et dans le cadre du projet «
Eradication de l’Illettrisme »,
plusieurs adultes illettrés sont
maintenant capables de lire un texte.
D’autres adultes, hommes et femmes, sont
déjà au quatrième niveau d’apprentissage
de l’anglais dans le cadre du projet «
Hope ». Ils sont fiers de pouvoir aider
leurs enfants dans leurs études et de
tenir une conversation.
Avant de terminer,
j’aimerais vous annoncer une grande
nouvelle. À la demande de beaucoup de
nos amis, nous allons, très
prochainement, publier un livre co-écrit
par Nabil Antaki et moi-même. Notre
ouvrage « Les Lettres d’Alep », édité
par les éditions l’Harmattan, est une
compilation de toutes les lettres que
nous avons écrites pendant les années de
guerre enrichie d’extraits d’interviews
et de textes. Il est actuellement sous
presse et sortira dans les librairies
bientôt. Dans « Les Lettres d’Alep »,
nous brossons un tableau de la situation
et racontons les souffrances des
déplacés, la misère des pauvres, la
détresse des habitants et l’atrocité de
la guerre ; et nous décrivons aussi
notre réponse à ces drames par la
compassion, l’accompagnement, la
solidarité, et le don de soi à travers
les « Maristes Bleus ».
Nous nous
approchons de Pâques, le temps de
célébrer la mort et la résurrection du
Christ.
Nous sommes tous
invités à prier le Seigneur de la vie
pour qu’il nous donne « Sa PAIX » ; une
Paix de justice et de pardon ; une Paix
qui accepte l’autre tel qu’il est ; une
Paix qui tend la main ; une Paix qui
refuse la violence ; une Paix qui se
traduit par des gestes de miséricorde ;
une Paix qui touche le coeur de pierre
des hommes pour le transformer en coeur
de chair ; une Paix qui annonce une
civilisation de l’amour ; une Paix qui
réalise sur notre terre la volonté de
Dieu.
Nous vous
souhaitons de vivre cette Paix et
qu’elle rayonne, à travers vous, dans
notre monde.
Alep le 4 mars 2018
F. Georges Sabé
Pour les Maristes
Bleus
Le
dossier Syrie
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