Réseau Voltaire
Le plan impérialiste de treize ans pour
la Syrie
Slobodan Eric
Thierry
Meyssan, analyste et consultant
politique
Jeudi 13 février 2014
Ce n’est que
progressivement que toutes les pièces du
puzzle se mettent place. Dans cet
entretien à la revue serbe Geopolitika,
Thierry Meyssan explique ce qu’il
comprend aujourd’hui du plan
impérialiste élaboré par Washington pour
le Proche-Orient, en 2001. Il observe
son échec face aux résistances
populaires et note que nous en paierons
tous les conséquences, à la fois les
peuples opprimés et ceux qui ont cru
pouvoir les dominer.
Geopolitika : Cher
Monsieur Meyssan, pourriez-vous
—pour les lecteurs de Geopolitika—
expliquer brièvement ce qu’il se
passe en ce moment en Syrie,
puisqu’en suivant les informations
des grandes chaînes de télévision et
les rapports de l’Observatoire
Syrien des droits de l’Homme de
Londres, on n’arrive pas à
comprendre la situation réelle dans
ce pays en guerre. Il nous semble
qu’un vent positif souffle pour le
président Assad, l’armée syrienne et
toutes les forces patriotiques
défendant la Syrie après
l’initiative russe concernant la
suppression des armes chimiques qui
a détruit le plan de l’intervention
états-unienne et de l’Otan.
Thierry Meyssan :
Selon les États membres de l’Otan et
du Conseil de coopération du Golfe
(CCG), les Syriens se sont révoltés
contre leur gouvernement, il y a
trois ans, par mimétisme avec les
Africains du Nord. C’est ce que l’on
appelle le « printemps arabe ». Le
gouvernement, ou plutôt « le
régime », c’est plus méprisant, y a
répondu par la force et la
brutalité. Depuis 2011, la
répression aurait fait plus de
130 000 morts. Cette version est
étayée par l’Observatoire syrien des
Droits de l’homme qui diffuse une
comptabilité des victimes.
La réalité est très différente.
Au moment des attentats du
11-Septembre, les États-Unis ont
décidé de détruire un certain nombre
de pays, dont la Libye et la Syrie.
Cette décision a été révélée par
l’ancien commandeur suprême de
l’Otan, le général Wesley Clark, qui
y était opposée. Il s’agissait de
créer une unité politique, du Maroc
à la Turquie, autour des Frères
musulmans, d’Israël et de la
globalisation économique. En 2003,
après la chute de l’Irak, le Congrès
a adopté le Syria Accountability
Act qui donne le pouvoir au
président des États-Unis d’entrer en
guerre contre la Syrie sans avoir
besoin de repasser devant le
Parlement. En 2005, les États-Unis
ont utilisé l’assassinat de Rafik
Hariri pour accuser le président
Bachar el-Assad de l’avoir
commandité et ont créé le Tribunal
spécial pour le Liban de manière à
le condamner et à entrer en guerre
contre son pays. Cette accusation
s’est effondrée dans le scandale des
faux témoins. En 2006, Washington a
sous-traité une guerre contre le
Hezbollah à Israël, dans l’espoir
d’impliquer la Syrie. En 2007, les
États-Unis ont organisé et financé
des groupes d’opposition en exil
autour des Frères musulmans. En
2010, ils ont décidé de sous-traiter
cette guerre et celle contre la
Libye à la France et au Royaume-Uni
qui ont, pour cela, conclu le Traité
de Lancaster House. En 2011, l’Otan
a envoyé secrètement des commandos
en Syrie pour y semer la panique et
la désolation. Après la chute de la
Libye, ils ont déplacé le centre de
commandement de leurs armées de
terre à Izmir en Turquie et les
combattants libyens d’Al-Qaida au
Nord de la Syrie. Cette guerre
d’agression a coûté la vie à 130 000
Syriens et à un très grand nombre de
combattants étrangers.
Depuis le mois d’août-septembre
2013 et la crise des armes
chimiques, les États-Unis ont admis
qu’ils ne parviendraient pas à
renverser l’État syrien. Ils ont
interrompu leurs livraisons d’armes
et les jihadistes étrangers ne
pouvaient plus compter que sur
Israël, la France et l’Arabie
saoudite. Partout, l’armée loyaliste
a repris du terrain et les bandes
armées sont en déroute, sauf dans le
Nord du pays. Cependant, Washington
bloque la paix en Syrie tant qu’il
n’aura pas réussi à imposer son
règlement de la question
palestinienne.
Geopolitika :
Quelles sont les conséquences de la
défaite de l’Armée syrienne libre,
soutenue par l’Occident ? Quelle est
la situation à Alep et sur les
autres fronts de bataille ? Qui
finance et soutient Al-Nosra,
Al-Qu’aida et les autres groupes
islamistes extrémistes ? Est-ce que
les islamistes radicaux, même s’ils
ne sont pas tellement populaires,
sont des guerriers de second rang
qui attaquent la Syrie pour le
compte de l’Occident ?
Thierry Meyssan :
Au début, l’Otan avait choisi de
livrer une guerre de 4ème
génération. Il s’agissait de noyer
la population syrienne sous un flot
de fausses informations visant à lui
faire croire que le pays s’était
soulevé et que la révolution avait
triomphé, de sorte que chacun
accepte fatalement un changement de
régime. Le rôle des groupes armés
était de mener des actions
symboliques contre l’État —par
exemple contre les statues d’Hafez
el-Assad, le fondateur de la Syrie
moderne— et des actions terroristes
pour intimider les gens et les
contraindre à ne pas intervenir.
Chacun de ces groupes armés était
encadré par des officiers de l’Otan,
mais il n’y avait pas de
commandement central afin de donner
l’impression d’une insurrection
généralisée et non pas d’une guerre
front contre front. Tous ces
groupes, disjoints les uns des
autres, portaient une seule
étiquette, celle de l’Armée syrienne
libre (ASL). Ils se reconnaissaient
au même drapeau, vert, blanc, noir,
qui est historiquement celui du
mandat français durant
l’entre-deux-guerres, c’est-à-dire
de l’occupation coloniale.
Lorsque les Occidentaux ont
décidé de changer de stratégie, en
juillet 2012, ils ont essayé de
rassembler ces groupes armés sous un
commandement unique. Ils n’y sont
jamais parvenus du fait de la
concurrence entre leurs sponsors, la
Turquie, le Qatar et l’Arabie
saoudite.
Depuis le début, les seules
forces militaires efficaces sur le
terrain sont celles des jihadistes
se réclamant d’Al-Qaida. Ils étaient
le fer de lance de l’ASL durant la
première partie de la guerre, puis
s’en sont dissociés lorsque les
États-Unis les ont qualifiés de
« terroristes ». Aujourd’hui, ils se
divisent principalement entre le
Front islamique, financé par
l’Arabie saoudite, le Front
Al-Nosra, financé par le Qatar, et
l’Émirat islamique d’Irak et du
Levant (ÉIIL, « Daesh » en arabe),
financé par l’Otan via la Turquie
bien que commandé par l’Arabie
saoudite. La concurrence est telle
que ces trois groupes se massacrent
entre eux plus qu’ils ne se battent
contre l’État syrien.
Geopolitika :
En raison des informations
malicieuses et sélectives des médias
globaux, pourriez-vous nous dire qui
a attaqué des innocents citoyens et
des enfants au gaz sarin ? Ici en
Serbie, où on a déjà eu l’expérience
du massacre de Raçak, celui des
habitants de Sarajevo au marché de
Markale, pour lesquels les Serbes
ont été désignés comme coupables
sans aucune preuve, tout ça
ressemble à un script déjà vu de
« management du massacre ». Est-ce
que ces mises en scène sanglantes,
qui ont servi à la manipulation de
l’opinion publique et à déclencher
les interventions militaires en
ex-Yougoslavie et dans d’autres
points critiques du monde, sont en
train de perdre de leur effet, ou
autrement dit : est-il aujourd’hui
de plus en plus difficile de tromper
les gens ?
Thierry Meyssan :
L’attaque au gaz sarin dans la
ghouta de Damas (c’est-à-dire la
ceinture agricole vivrière de la
capitale) n’est pas la première
attaque au gaz. Il y en a eu
plusieurs autres auparavant pour
lesquelles la Syrie a vainement
saisi le Conseil de sécurité. Selon
l’opposition en exil, le
gouvernement aurait bombardé cette
zone de la ghouta pendant plusieurs
jours pour finalement tuer la
population au gaz. Le président
Obama, ayant considéré que cette
attaque franchissait la « ligne
rouge », a alors menacé de détruire
Damas. Il a été suivi, dans une
surenchère, par le président
Hollande. Mais, en définitive, la
Syrie a, sur proposition russe,
adhéré à la Convention contre les
armes chimiques et remis tous ses
stocks à l’OIAC. Le bombardement de
Damas n’a pas eu lieu.
Aujourd’hui le Massachussets
Institute of Technology (MIT) a
publié un rapport montrant que les
missiles chimiques observés dans la
ghouta ont une portée inférieure à 2
kilomètres. Or, selon les cartes
diffusées par la Maison-Blanche, il
faudrait 9 km pour que les forces
loyalistes puissent toucher la
« zone rebelle ». En d’autres
termes, il est impossible que ces
tirs émanent des forces
gouvernementales.
Cette étude confirme les rapports
satellitaires russes selon lesquels
deux missiles avaient été tirés par
des Contras sur leur propre zone.
Elle valide les aveux, diffusés
trois jours plus tard par la
télévision syrienne, d’un individu
ayant avoué avoir convoyé ces
missiles chargés depuis une base de
l’armée turque jusqu’à Damas. Elle
valide les imputations de familles
alaouites de Lattaquié qui affirment
avoir reconnus leurs enfants enlevés
par les Contras le mois précédant,
parmi les images des victimes.
Enfin, elle valide l’enquête de
Seymour Hersh, selon qui,
contrairement aux propos de Barack
Obama, les observations du Pentagone
ne montraient aucune activité du
service des armes chimiques dans les
jours précédents.
Cette affaire n’a pas de raison
de vous étonner puisque vous avez
vécu le même type d’agression, de la
part des mêmes puissances. Elle
fonctionne aujourd’hui aussi bien
qu’auparavant. Cependant, les
intoxications ont toujours une durée
de vie limitée. Il se trouve que
celle-ci a fonctionné, mais n’a pas
abouti. Le public occidental y a
cru, mais Damas n’a pas été
bombardée parce que la Russie l’a
empêché en massant sa flotte sur la
côte syrienne. Du coup, le Pentagone
ne pouvait plus détruire la ville
qu’en tirant depuis la mer Rouge au
dessus de la Jordanie et de l’Arabie
saoudite, ce qui aurait provoqué une
vaste guerre régionale. La vérité,
nous ne la connaissons avec
certitude que maintenant,
c’est-à-dire six mois plus tard.
Geopolitika :
On doit aussi vous poser la question
sur la situation des chrétiens en
Syrie. Des informations sont
arrivées sur l’occupation et le
pillage de Maaloula par les
islamistes d’Al-Nosra, qui est un
ancien sanctuaire chrétien ; des
nonnes auraient également été
kidnappées ?
Thierry Meyssan :
Pour saigner la Syrie, l’Otan a eu
recours à la fois à des
collaborateurs syriens et à des
combattants étrangers. Durant la
seconde partie de la guerre,
c’est-à-dire depuis la première
conférence de Genève en juin 2012,
on assiste à un afflux sans
précédant de Contras. Il s’agit
d’une guerre de type nicaraguayen,
mais avec un recours jamais atteint
auparavant aux mercenaires. Ils sont
aujourd’hui au moins 120 000
combattants étrangers, issus de 83
pays, à se battre en Syrie contre
l’État. Tous se réclament du
wahhabisme, une secte
fondamentaliste au pouvoir en Arabie
saoudite, au Qatar et dans l’émirat
de Sharja. La plupart se disent
takfiristes, c’est-à-dire « purs ».
Ils condamnent à mort les
« apostats » et les « infidèles ».
À ce titre, ils scandent durant
leurs manifestations : « Les
alaouites au tombeau, ! Les
chrétiens au Liban ! ». Durant trois
ans, ils ont massacré des dizaines
de milliers d’alaouites (une Église
chiite pour qui la foi est
intérieure et ne s’exprime pas par
des rites) et de chrétiens. Surtout,
ils ont contraint des centaines de
milliers de chrétiens à fuir en
abandonnant leurs biens.
Aujourd’hui, ils les contraignent à
leur payer un impôt spécial, en tant
qu’infidèles.
Comme nous arrivons à la fin de
la guerre, les groupes armés tentent
de venger leur défaite par des
opérations spectaculaires. Ils ont
ainsi attaqué Maloula, une ville
chrétienne ou l’on parle encore la
langue du Christ, l’araméen. Ils y
ont commis des atrocités qui ont
frappé les esprits. Des chrétiens
ont été suppliciés en public et sont
morts en martyrs parce qu’ils
refusaient d’abjurer leur foi.
Geopolitika :
Vous suivez avec beaucoup
d’attention et de précision la
situation au Proche Orient. Comment
qualifieriez-vous la situation en
Égypte ? Pensez-vous que la
situation là-bas a été consolidée
après les actions déterminées du
commandement militaire ? Est-ce la
première sérieuse défaite de ceux
qui planifient les révolutions
arabes ? Comment expliquez-vous que
les États Unis soutiennent un groupe
islamiste radical comme les Frères
Musulmans ?
Thierry Meyssan :
L’expression « printemps arabe » est
une facilité de journaliste pour
dire que des événements qu’ils ne
comprennent pas se passent au même
moment dans des pays très différents
ou l’on parle la même langue,
l’arabe. C’est aussi un moyen de
propagande pour faire passer des
guerres d’agression pour des
révolutions.
Le département d’État, inquiet de
la succession d’Hosni Moubarak,
avait décidé de le renverser pour
choisir lui-même le prochain
gouvernement. Il a donc organisé la
famine, en 2008, en spéculant sur
les denrées alimentaires. Il a formé
une équipe pour assurer la relève
autour des Frères musulmans. Et il a
attendu que le chaudron bouille.
Lorsque la révolte a commencé, le
département d’État a envoyé
l’ambassadeur Frank Wisner —celui
qui a organisé la reconnaissance
internationale de l’indépendance du
Kosovo— pour ordonner à Hosni
Moubarak de démissionner. Ce qu’il a
fait. Puis, le département d’État a
aidé à organiser des élections qui
ont permis aux Frères musulmans de
placer le double national
égypto-états-unien Mohamed Morsi à
la présidence, avec moins de 20 %
des voix. Une fois au pouvoir, M. Morsi
a ouvert l’économie aux
transnationales états-uniennes et a
annoncé la prochaine privatisation
du Canal de Suez. Il a imposé une
constitution islamiste etc. Le
peuple s’est alors soulevé à
nouveau. Mais pas seulement quelques
quartiers du Caire comme la première
fois. Tout le peuple, dans tout le
pays, sauf le cinquième de la
population qui l’avait élu. En
définitive, l’armée a repris le
pouvoir et emprisonné les dirigeants
des Frères musulmans. Il apparaît
aujourd’hui qu’ils étaient en train
de négocier le déplacement de la
population palestinienne de Gaza en
Égypte.
Là-bas, comme dans l’ensemble du
monde arabe, Hillary Clinton
s’appuyait sur les Frères musulmans.
Cette organisation secrète,
constituée en Égypte pour lutter
contre le colonialisme britannique,
a en réalité toujours été manipulée
par le MI6 et tient aujourd’hui son
siège international à Londres. Dès
2001, Washington avait planifié leur
ascension en facilitant l’élection
en Turquie d’un responsable
politique qui avait été emprisonné
en tant que Frère musulman, mais
prétendait les avoir quittés, Recep
Tayyip Erdoğan. Après avoir tenté de
nombreux coups d’État dans plusieurs
pays, durant 80 ans, la confrérie
est arrivée au pouvoir dans les
bagages de l’Otan en Libye, et par
les urnes en Tunisie et en Égypte.
Elle participe aux gouvernements au
Maroc et en Palestine. Elle donne
une figure politique aux Contras en
Syrie. Elle s’est révélée en
Turquie. Partout, elle dispose des
conseils en relations publiques
turcs et du financement du Qatar,
c’est-à-dire d’Exxon-Mobil donc des
Rockefellers. Elle a ses propres
chaînes de télévision et son
principal prédicateur al-Qadarawi,
est le « conseiller spirituel »
(sic) de la chaîne du Qatar Al-Jazeera.
La Confrérie impose un islam
sectaire, qui brime les femmes et
assassine les homosexuels. En
échange, elle soutient que l’ennemi
des arabes ce n’est pas Israël, mais
l’Iran, et ouvre les marchés aux
transnationales US.
Si, durant deux ans et demi, on a
pu croire que les Frères allaient
gouverner l’ensemble du monde arabe,
ils sont aujourd’hui abandonnés par
les Occidentaux. En effet, nulle
part, ils n’ont réussi à obtenir de
soutien populaire massif. Jamais ils
n’ont eu plus de 20 % de la
population derrière eux.
Geopolitika :
Depuis votre « tour de guet » au
Proche-Orient, pourriez-vous nous
expliquer l’amitié surprenante entre
le gouvernement de Serbie et les
Émirats Arabes Unis ? Le prince
Mohammed Bin Zayed Al Nahyan est
venu plusieurs fois en Serbie où il
a annoncé plusieurs investissements
des Émirats dans l’agriculture
serbe, ainsi que le tourisme. La
compagnie aérienne Etihad a acheté –
pratiquement absorbé – la compagnie
serbe JAT Airways. Est-ce que ces
contacts politiques et économiques
entre Abu Dhabi et Belgrade peuvent
être réalisés sans l’accord de
Washington ? Quelle serait le motif
de la Maison-Blanche à encourager la
collaboration entre les Émirats et
la Serbie ?
Thierry Meyssan :
Les Émirats arabes unis sont dans
une situation très difficile.
D’abord, c’est une fédération de 7
États assez différents, dont
l’émirat wahhabite de Sharjah.
Ensuite, ils sont trop petits pour
pouvoir tenir tête à leur puissant
voisin, l’Arabie saoudite, et à leur
client, les États-Unis. Ils ont
d’abord cherché à diversifier leurs
protecteurs en offrant une base
militaire à la France, mais celle-ci
est revenue dans le commandement
intégré de l’Otan. En 2010, ils ont
abandonné l’idée de jouer un rôle
diplomatique sur la scène
internationale après que la CIA a
assassiné le prince Ahmed au Maroc
parce qu’il finançait secrètement la
résistance palestinienne. La levée
des sanctions US contre l’Iran va
affaiblir leurs ports qui étaient
devenus la plaque tournante du
trafic pour contourner l’embargo.
Ils cherchent maintenant de nouveaux
partenaires économiques à leur
taille. En négociant avec la Serbie,
ils balancent aussi l’influence
wahhabite du Qatar qui a créé Al-Jazeera
en Bosnie.
Geopolitika :
Que pensez-vous de la situation
actuelle des relations
internationales ? Est-ce que la
présence militaire russe dans la
Méditerranée et leurs actions
diplomatiques rendant impossible
l’intervention en Syrie,
l’encouragement de l’Ukraine à ne
pas signer un accord avec l’UE, la
position ferme de la Chine en ce qui
concerne les iles litigieuses du
Pacifique, est-ce que tout ça montre
le renforcement d’un monde
multipolaire ? Quelle réponse
peut-on attendre de la part des
États Unis et de l’élite
gouvernementale globale concernant
les défaites qu’ils ont vécues après
certaines révolutions oranges et
arabes et concernant la tendance
évidente de l’affaiblissement du
pouvoir occidental ?
Thierry Meyssan :
La faiblesse des États-Unis est
certaine. Ils avaient prévu de
réaliser une démonstration de force
en attaquant en même temps la Libye
et la Syrie. En définitive, ils n’en
ont pas été capables. Aujourd’hui,
leurs armées sont peu efficaces et
ils ne parviennent pas à les
réorganiser. Cependant, ils sont
toujours de très loin la première
puissance militaire du monde et
parviennent ainsi à imposer le
dollar, malgré une dette extérieure
sans équivalent historique.
Au cours des dernières années, la
Chine et la Russie ont
considérablement progressé tout en
évitant un affrontement direct.
Pékin est devenu la première
puissance économique du monde,
tandis que Moscou est à nouveau la
seconde puissance militaire. Ce
processus va se poursuivre car les
dirigeants chinois et russes ont
montré leur capacité tandis que les
dirigeants états-uniens ont montré
leur incapacité à s’adapter. Je suis
par contre sceptique sur le
développement de l’Afrique du Sud,
du Brésil et de l’Inde. Ils se
développent pour le moment
économiquement, mais je ne vois pas
leurs ambitions politiques.
Les élites globales sont
divisées. Il y a ceux qui pensent
que l’argent n’a pas de patrie et
que Washington sera remplacé par un
autre, et ceux qui estiment tenir de
leur force de la puissance militaire
menaçante du Pentagone.
Geopolitika :
Compte tenu des informations dont
vous disposez et la crédibilité de
vos analyses, nous serions
intéressés à connaitre votre opinion
concernant la politique du
gouvernement de la Serbie qui mène
avec persistance le pays vers
l’Union Européenne, sans aucun
enthousiasme de son peuple, et qui a
accepté, pour arriver à ce but, de
participer avec Bruxelles et
Washington, dans la destruction de
la résistance serbe à la sécession
albanaise au Kosovo et Métochie.
Thierry Meyssan :
L’actuel gouvernement serbe ne
comprend pas notre époque. Il réagit
toujours comme si la Russie était
encore gouvernée par Boris Eltsine
et ne pouvait pas l’aider. S’étant
lui-même fermé la porte du Kremlin,
il n’a d’autre choix que de se
tourner vers l’Union européenne et
d’en payer le prix. Il porte
désormais le poids de la honte de
l’abandon de la résistance serbe.
À vrai dire, il n’est pas le seul
État des Balkans dans cette
position. La Grèce et le Monténégro
devraient identiquement se tourner
vers la Russie et ne le font pas.
Sans aucun doute, on peut dire que
la plus grande victoire de
l’impérialisme, c’est d’être parvenu
à diviser et à isoler les peuples
jusqu’à ce qu’ils croient ne plus
avoir le choix de leur politique.
Geopolitika :
Dans votre dernière interview pour
Geopolitika, vous aviez dit que les
membres de l’UÇK du Kosovo avaient
entrainé un groupe de combattants en
Syrie au terrorisme. Est-ce que
l’UÇK et les Kosovars sont toujours
actifs dans la lutte contre le
président Assad et les organes
légitimes de la Syrie ? Est-ce que
vous avez des informations sur la
participation chez les islamistes
des musulmans de Bosnie, de Kosovo
et Métochie et du la région de
Serbie où vit une majorité musulmane
(ville de Novi Pazar) ?
Thierry Meyssan :
Les jihadistes qui se battent en
Syrie ont revendiqué sur leurs sites
internet avoir reçu une formation de
l’UÇK et ont posté des photos de
leurs relations. Tout cela était
évidemment organisé par les services
secrets turcs, le MIT, dont le chef
actuel, Hakan Fidan, était l’agent
de liaison entre l’armée turque et
l’état-major de l’Otan durant la
guerre du Kosovo.
De la même manière nous savons
que de nombreux jihadistes en Syrie
viennent des Balkans. Mais ce
phénomène ne semble plus alimenté
par la Turquie. Actuellement, la
police et la justice turque mènent
une opération contre le gouvernement
Erdoğan. Ils sont parvenus à mettre
en lumière les relations
personnelles du Premier ministre
avec le banquier d’Al-Qaida, qu’il
recevait secrètement à Istanbul
alors que celui-ci figurait sur la
liste des personnes recherchées par
l’Onu. De la sorte, la Turquie
finançait les actions d’Al-Qaïda en
Syrie. M. Erdoğan prétend être
victime d’un complot de son
ex-associé, le prédicateur musulman
Fethullah Güllen. Il est probable
qu’en réalité, celui-ci s’est allié
à l’armée kémaliste contre M. Erdoğan
qui s’est révélé, quoi qu’il
prétende, être toujours un membre
des Frères musulmans.
Au début, des États membres ou
proches de l’Otan ont incité des
musulmans à partir faire le jihad en
Syrie. Aujourd’hui, ils s’inquiètent
de voir revenir ces gens chez eux.
Car des personnes qui ont violé,
torturé, coupé d’autres personnes en
morceaux et les ont exhibés, ne
peuvent pas revenir collectivement à
une vie civile normale.
Lorsque la CIA a créé le
mouvement jihadiste contre l’union
Soviétique en Afghanistan, le monde
n’était pas encore globalisé. Les
voyages étaient beaucoup moins
nombreux et donc plus surveillés. Il
n’y avait d’Internet. La CIA pouvait
manipuler des musulmans en
Afghanistan sans craindre de les
voir déborder ailleurs. Aujourd’hui,
ce que l’Otan a initié en Syrie
s’est développé tout seul. Il n’est
plus besoin d’organiser des filières
pour que des jeunes gens rejoignent
d’eux-mêmes les Contras en Syrie. On
a tellement répété que la Syrie
était une dictature que tous le
croient. Et c’est romantique d’aller
combattre une dictature.
De nombreux gouvernements
européens demandent aujourd’hui à la
Syrie de les aider à identifier
leurs ressortissants parmi les
jihadistes. Mais comment la Syrie le
ferait-elle et pourquoi
rendrait-elle ce service à ceux qui
ont tenté de la détruire ? La guerre
va progressivement s’éteindre en
Syrie, les jihadistes vont revenir
chez eux, y compris en Europe, et
ils y poursuivront la guerre pour
laquelle les Européens les ont
formés.
Au demeurant, cette situation ne
pourra pas avoir de solution
pacifique, car si l’Otan gagnait en
Syrie et renversait l’administration
Al-Assad, ce serait pire. Ce serait
un signal à tout les apprentis
jihadistes en Occident pour tenter
chez eux ce qui viendrait de réussir
au Proche-Orient. L’Occident et le
CCG ont accouché de monstres avec
les crimes desquels nous allons
devoir vivre. Slobodan Eric Traduction
Svetlana Maksovic
Geopolitika, Février 2014
(PDF - 393.2 ko) Propos
recueillis par Слободан Ерић
Articles sous licence creative commons
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de citer la source et de ne pas les
modifier ni les utiliser à des fins
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CC BY-NC-ND).
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