Interview
« Afrique: la Russie de retour ! »
Mikhaïl Gamandiy-Egorov
Jeudi 2 juillet 2015
Propos recueillis par Jean-Marc
Soboth
Fondateur du projet BRICS Dream présenté
comme la «première marque vestimentaire
au monde pour les citoyens et partisans
des BRICS», Mikhaïl Gamandiy-Egorov est
un journaliste-chroniqueur russe
travaillant pour le Service francophone
de l’Agence internationale Rossiya
Segodnya (Sputnik France). Il est un
fervent activiste du partenariat
Afrique-Russie et, de manière générale,
de la souveraineté des Etats face au
«néocolonialisme sous toutes ses
formes». Il s’exprime ici sur la
nouvelle place de la Russie dans la
géopolitique internationale et
africaine.
Jean-Marc Soboth: Dans la lutte
des Africains contre la secte salafiste
Boko Haram, les autorités nigérianes –
et, plus tard, camerounaises – ont
dû recourir in extremis à la diplomatie
russe pour recevoir du matériel de
guerre et de surveillance
supplémentaires. Abuja avait déjà avoué
publiquement s’être vu refuser tout
achat d’armes de guerre parce que les
Américains s’y opposaient. La Russie
deviendra-t-elle, ainsi,
progressivement, le recours le plus
décisif des Africains en matière de
lutte contre le terrorisme et de
stabilité ?
Mikhaïl Gamandiy-Egorov:
Je l’espère fortement. Mais cela va
dépendre de la volonté de chacun. En
effet, la situation autour de Boko Haram
a montré un certain nombre de choses aux
pays menant une lutte contre cette
secte, dont le Cameroun et le Nigeria.
Tout d’abord les liens obscurs qui
existent entre ladite secte et
l’Occident. D’autre part, les tentatives
occidentales de profiter de la présence
de cette secte pour jouer le rôle de
« faiseurs de paix » et pouvoir
s’installer militairement dans les deux
pays. Un scénario qui ne date pas
d’aujourd’hui. Et enfin, le refus des
élites occidentales d’aider
véritablement les pays dont les forces
armées mènent une lutte sans relâche
contre le terrorisme ont fait comprendre
qu’il faut peut-être se tourner vers
ceux qui respectent votre souveraineté
et pour qui la lutte contre l’extrémisme
et le terrorisme n’est pas liée à des
plans d’intervention néocolonialistes.
Jean-Marc Soboth: Pendant que
les attaques meurtrières de Boko Haram
battent leur plein en début décembre
2014, un aéronef cargo Antonov 124 doté
d’un équipage russe est arraisonné à
l’aéroport international de Kano par les
autorités nigérianes. Paradoxalement,
l’appareil russe contient du matériel de
guerre français dont un hélicoptère de
guerre Gazelle. On ne sait toujours pas
exactement ni la provenance ni la
destination finale dudit matériel.
Toujours est-il que l’affaire fait
l’objet d’âpres négociations
diplomatiques dans lesquelles aurait été
impliquée la Maison-Blanche
et, semble-t-il, le Kremlin puisque le
président François Hollande s’oblige à
cet effet une escale imprévue à Moscou
quelques jours plus tard. Avez-vous
appris ce que charriait cette affaire
étrange ?
Mikhaïl Gamandiy-Egorov:
C’est une affaire assez
étrange effectivement. Mais je pense que
pour connaitre la provenance et la
destination finale du matériel de guerre
qui se trouvait dans l’avion Antonov, il
faut aller voir du côté de la
Maison-Blanche et de l’Élysée. Quant au
fait que l’avion ait été russe, il faut
savoir que les avions Antonov, qui sont
de très grands avions, sont très
utilisés en Afrique dans le cadre de
différentes missions internationales, y
compris celles de l’ONU. Mais il faut
savoir que leur utilisation se fait bien
souvent sans la participation de la
Russie. Lesdits avions peuvent être sous
leasing et donc dans ce cas précis, il
faut demander à la partie à qui
appartenait le matériel de guerre à qui
tout cela était destiné. D’ailleurs le
ministère russe des Affaires étrangères
avait également bien précisé que
l’utilisation des Antonov en Afrique est
une affaire courante et que la
coordination avec la Russie est bien
souvent minime. Quant à l’escale de
François Hollande à Moscou, je pense
qu’il y avait un certain nombre de
questions qui devaient alors être
discutées. Notamment l’affaire des
Mistral et, peut-être aussi, cette
question liée au matériel de guerre
français transporté vers un destinataire
qui nous laisse perplexes. En tout cas,
la Russie n’avait rien à cacher dans
cette affaire. À la différence de la
partie française dont on voyait beaucoup
de zones d’ombre.
Jean-Marc Soboth: L’Arabie
saoudite et le Qatar sont officiellement
soupçonnés par tous de financer la secte
Boko Haram; or, la secte fondamentaliste
est une cible déclarée des alliés de
l’OTAN. Le même Qatar ainsi que la
monarchie saoudienne
accompagnent pourtant l’OTAN dans toutes
ses campagnes militaires. On n’a pas
oublié l’implication massive de l’armée
et des forces spéciales qataries en
Libye dans le cadre de l’opération
United Protectors de l’OTAN, laquelle a
fait le lit au chaos islamiste qui en a
découlé. Que faut-il comprendre de la
complexité de ces alliances
pro-islamiques à multiples vitesses de
l’Occident ?
Mikhaïl Gamandiy-Egorov:
L’Occident, ou plutôt ses élites, jouent
à un jeu très dangereux: celui de
s’allier avec des pays qui financent des
groupes terroristes. Plus encore,
permettre à ces pays d’investir
massivement dans les pays occidentaux.
Prenez l’exemple du capital qatari en
France, pour ne citer que celui-là. Il y
a pire: utiliser carrément des groupes
terroristes pour déstabiliser et faire
chuter les pays dont les gouvernements
n’arrangent pas leurs intérêts
néocolonialistes. On l’a parfaitement vu
en Libye. On l’a vu et on le voit encore
en Syrie. Les USA sont les champions des
alliances avec les terroristes. Il
suffit d’ailleurs d’aller un peu plus
loin dans l’histoire et se rappeler leur
« alliance » avec le mouvement
extrémiste des Talibans en Afghanistan.
Ils étaient présentés par les médias
étasuniens comme de véritables
« combattants de la liberté » à l’époque
où ces Talibans combattaient le pouvoir
socialiste afghan soutenu par l’Union
Soviétique. Ces mêmes « combattants de
la liberté » selon le mainstream
étasunien sont devenus les ennemis à
éliminer à tout prix pour les mêmes USA.
Voilà leur politique.
Pour reprendre
l’expression d’un certain nombre
d’experts russes dans le domaine de la
Défense, avec qui on a plusieurs fois
discuté, il s’agit de
« Laisser le
djinn sortir de la bouteille pour
atteindre leurs objectifs à court terme.
Le problème c’est qu’après être sorti et
avoir réalisé les vœux de ses maîtres,
le djinn ne veut pas revenir dans la
bouteille. Il devient donc lui aussi un
ennemi à éliminer ».
C’est l’une des caractéristiques de la
politique étasunienne. Quant aux
Européens, je parle bien évidemment de
l’Union européenne, ce ne sont que des
suiveurs. Ils n’ont pas de politique
extérieure souveraine et indépendante.
Tout est décidé à Washington. Bruxelles,
Londres, Berlin et Paris ne font
qu’appliquer.
Peut-on dire
aujourd’hui qu’il y a au Kremlin, en
cette ère post-soviétique, l’émergence
progressive d’une véritable politique
africaine de la Russie, au moins dans
une optique de contrepoids au diktat
unipolaire des alliés de l’OTAN ?
S’agit-il simplement d’une politique des
besoins ponctuels des Africains comme on
l’a vu avec Boko Haram ?
Je crois que
oui. La politique africaine de la Russie
commence à revoir le jour. Et vous savez
que je suis l’un des plus grands
partisans d’une véritable alliance entre
l’Afrique et la Russie, de l’axe
Afrique-Russie. Depuis déjà un certain
temps, on a vu une volonté réciproque de
récréer des relations privilégiées entre
les deux parties, semblable au temps de
l’Union Soviétique. Beaucoup de
spécialistes soviétiques avaient été
actifs à différents endroits du
continent africain. Je connais
personnellement un certain nombre de ces
gens qui, aujourd’hui, sont de hauts
cadres de la Russie post-soviétique,
mais qui, au temps de leur jeunesse
durant la période soviétique, avaient
été présents aux côtés des principaux
mouvements de libération en Afrique,
notamment le MPLA en Angola, l’ANC en
Afrique du Sud, la SWAPO en Namibie…
Durant la
transition post-soviétique, nous avons
effectivement perdu pratiquement toutes
les positions que nous avions en
Afrique. Il faut le dire, notre pays
était bien mal en point à cette époque
qui a suivi l’éclatement de l’Union
Soviétique.
Aujourd’hui,
c’est une autre Russie qui est née :
forte, indépendante, souveraine, fière
d’elle. Et il y a toutes les raisons de
croire que nous allons, ensemble,
retrouver le niveau des relations que
nous avions dans un passé pas si
lointain que cela. Il faut de la volonté
des deux côtés: c’est cela même le sens
des relations entre nations souveraines.
Mais ce qui me rend particulièrement
heureux, c’est que la Russie a enfin
compris qu’il faut renforcer très
largement nos relations extérieures et
ne pas se limiter à la proximité
géographique. Seulement ainsi, la Russie
pourra aller de l’avant et renforcer
définitivement la place qui est la
sienne dans l’arène internationale.
Jean-Marc Soboth: La Russie
fait l’objet de sanctions économiques et
diplomatiques multiformes des alliés de
l’OTAN depuis l’année dernière au moins.
Elles se sont étendues à certains
méandres de l’économie comme
le mécanisme de crédit américain Visa et
Mastercard. Chaque jour, on clame dans
les médias occidentaux que l’économie
russe subit, subséquemment, une crise
sans précédent qui fragilise le pays. On
ajoute que la Russie ne peut, toutefois,
pas se passer des revenus provenant de
la livraison du gaz en Europe. Suspendre
la livraison serait signer le suicide.
La Russie est-elle vraiment asphyxiée?
Comment fait-elle pour se protéger d’une
nouvelle implosion aux causes exogènes
du type que nous avons vécue sous
Mikhaïl Gorbatchev ?
Mikhaïl Gamandiy-Egorov:
Vous
savez, les Occidentaux aiment souvent
prendre leurs désirs pour la réalité. Le
problème c’est qu’aujourd’hui leur
hystérie atteint tellement le summum que
cela tourne au ridicule… Non, l’économie
russe est loin de se porter mal. Au
contraire et j’assume pleinement ce que
je dis : ces sanctions occidentales
visant la Russie sont une véritable
bénédiction pour nous. Et je pèse mes
mots.
Comme je l’ai
déjà dit précédemment, la Russie a
enfin lancé le renforcement des
alliances et des partenariats
stratégiques avec les pays qu’on peut
véritablement appeler pays amis.
Personnellement, je faisais ces appels
depuis plusieurs années. Les pays de
l’espace eurasiatique, la Chine, l’Inde
et les autres pays BRICS, l’Amérique
latine et plusieurs États du continent
asiatique (en dehors de la Chine et
l’Inde), comme par exemple le Vietnam et
l’Iran ou encore certains pays du monde
arabe, et bien évidemment l’Afrique
aussi, voilà notre priorité aujourd’hui.
Ce sont là des pays et groupes de pays
avec lesquels on peut parler de
relations sincères et non pas une
relation de «donneur de leçons à élève».
Maintenant
parlons des pseudos « grands problèmes
économiques de la Russie ». La monnaie
russe, le rouble, avait effectivement
perdu une partie considérable de sa
valeur. Elle a récupéré une bonne
partie de cette valeur perdue face aux
devises étrangères. Même les élites
financières occidentales avouent que le
rouble a prouvé toute sa fiabilité
(Bloomberg par exemple). Quant aux
livraisons de gaz, il faut se poser la
question: qui a plus besoin de l’autre?
Je dirais plutôt que c’est l’Union
Européenne qui ne pourra pas se passer
des livraisons de gaz russe. C’est une
évidence. Les tentatives de Bruxelles de
trouver d’autres options depuis
plusieurs années n’ont abouti à rien.
Quant à la Russie, on commence déjà à
réorienter les priorités de livraison de
notre gaz. Cette priorité est connue et
c’est le géant gazier russe Gazprom qui
le dit: il s’agit de la République
populaire de Chine qui, au fil des
années, augmente considérablement ses
besoins en gaz. Je crois que vous m’avez
compris.
Et pour finir,
je crois que c’est l’Europe qui est en
train de se faire véritablement
asphyxier. Les élites bruxelloises, en
suivant les prérogatives des USA, ont
créé une situation véritablement
catastrophique pour leurs producteurs.
Car comme vous le savez, la Russie, en
réponse aux sanctions occidentales, a
fermé son marché à un certain nombre de
produits agroalimentaires en provenance
des pays occidentaux.
Cette mesure a
frappé de plein fouet l’Union
Européenne. Juste quelques chiffres pour
comprendre: si l’Union Européenne
poursuit à terme sa politique de
sanctions contre la Russie, elle risque
de se retrouver avec deux millions
d’emplois perdus et 100 milliards
d’euros de pertes financières. À vous de
juger si c’est peu ou pas. Quant à la
Russie, elle poursuit d’une manière
efficace la politique donnant la
priorité aux producteurs nationaux (qui
sont d’ailleurs très ravis de l’aubaine)
et aux producteurs des pays amis que
j’avais déjà cités plus haut. Et je dois
vous avouer que même si dans un avenir
proche l’Union Européenne retrouve la
raison et annule les sanctions visant la
Russie, les producteurs européens auront
énormément de mal à retrouver leurs
positions d’antan sur le marché russe.
Je crois d’ailleurs qu’ils ne pourront
jamais retrouver la plupart des
positions. C’est bien dommage pour les
PME européennes. Il faut qu’ils disent
« merci » à leurs élites !
La Russie,
elle, ne fait que défendre ses intérêts
nationaux.
Jean-Marc Soboth: Le vote de la
résolution 1973 de l’ONU, prétexte à
l’action militaire historique de l’OTAN
contre la Libye du colonel Mouammar
el-Kadhafi, n’a fait l’objet que d’une
simple abstention russe, à côté des
Chinois, des Cubains, des
Vénézuéliens... La résolution fut, on
s’en souvient, soutenue par des
homologues de l’Union Africaine: Gabon,
Nigéria et Afrique du Sud... Cette
dernière est l’unique pays africain
votant à en avoir dénoncé l’usage
militaire frauduleux par l’OTAN. Mais
alors que la Libye sombre dans le chaos
islamiste, les références aux origines
de ce drame semblent plutôt inexistantes
de toutes parts. Qu’est-ce qui explique
ce processus dilatoire dont l’objectif à
terme est d’oublier qui a détruit la
Libye ?
Mikhaïl Gamandiy-Egorov:
Il y avait également d’autres pays
africains en plus de l’Afrique du Sud
qui avaient dénoncé l’intervention armée
de l’OTAN, notamment le Zimbabwe et la
Guinée équatoriale. Si on parle de la
Russie, je dois vous dire que personne
n’a oublié l’histoire tragique de la
Jamahiriya libyenne de Mouammar Kadhafi.
Au contraire, en suivant les différents
débats entre experts russes, ce rappel
revient souvent. Ce qui est arrivé à la
Libye de Kadhafi est une véritable
tragédie. Aussi bien pour le pays
lui-même, que pour toute la région et
tout le continent.
Jean-Marc Soboth:
La
Russie de Vladimir Poutine continue
d’être critiquée en Afrique pour n’être
pas intervenue à temps afin d’arrêter le
massacre des Libyens par l’OTAN et,
ainsi, éviter le chaos actuel? Que
répondez-vous à cette accusation
récurrente lorsqu’on sait qu’au
Venezuela de Hugo Chavez ou en Syrie de
Bachar el-Assad, la réaction russe fut
plus concrète ?
Mikhaïl Gamandiy-Egorov:
C’est une
question que l’on m’a déjà souvent posée
et je vais être franc avec vous. La
Russie a mal géré la crise libyenne. De
même que la Chine. Dans le même temps,
cela a servi de leçon aussi bien à
Moscou qu’à Pékin et à tous les autres
pays qui ne veulent plus accepter le
diktat unipolaire de l’Occident.
En ce qui
concerne la Russie, j’aimerai quand même
rappeler que le président Vladimir
Poutine n’était pas au pouvoir au moment
des faits. Il était Premier-ministre. Et
c’est là toute la différence.
D’ailleurs, les critiques sur la façon
dont nous avons géré la crise en Libye
durant l’intervention de l’OTAN étaient
nombreuses au sein du leadership russe.
L’ambassadeur russe de l’époque en
Jamahiriya libyenne (aujourd’hui
ambassadeur en Mauritanie), Vladimir
Tchamov, avait vivement critiqué
l’inaction de notre pays pour empêcher
l’intervention de l’OTAN en Libye.
En tout cas, la
Russie et ses alliés ont définitivement
compris qu’on ne peut pas permettre aux
Occidentaux de faire ce que bon leur
semble. Vous avez mentionné à juste
titre le Venezuela et la Syrie. Il y a
également un exemple plus récent en
date: le Burundi. La Russie et la Chine
ont bloqué au Conseil de sécurité de
l’ONU la proposition de résolution
française qui voulait interférer dans
les affaires souveraines de cet Etat
africain.
Jean-Marc Soboth: L’offensive
militaire française aux côtés d’alliés
onusiens et des rebelles FRCI en Côte
d’Ivoire en 2011 s’est dénouée par le
déferrement à la Cour pénale
internationale du président Laurent
Gbagbo accusé de «n’avoir pas accepté le
verdict des urnes» établissant la
victoire du «président reconnu par la
communauté internationale» Alassane
Dramane Ouattara. Aujourd’hui, la Côte
d’Ivoire s’apprête à se remettre en
campagne présidentielle en Octobre 2015.
L’objectif sera de sceller l’ordre
entrepris par les bombardements français
de 2011. Quel est, à votre avis
d’observateur russe, l’avenir d’une Côte
d’Ivoire dont le leader sans doute le
plus populaire se trouve exilé à la Haye
avec le soutien des Occidentaux et dont
les principales figures politiques ont
été arrêtées et/ou lourdement condamnées
à défaut de demeurer en exil ?
Mikhaïl Gamandiy-Egorov:
Je vais également être franc sur ce
point. Seuls les citoyens de la Côte
d’Ivoire pourront décider de l’avenir de
leur pays. Mais si vous me posez la
question en tant qu’observateur russe,
je dirais que tant que Laurent Gbagbo et
Charles Blé Goudé seront emprisonnés à
La Haye, il n’y aura pas de
réconciliation véritable en Côte
d’Ivoire. Tant que les partisans du
président Gbagbo, dont beaucoup sont en
exil, ne pourront pas rentrer chez eux
et participer à la vie politique de leur
pays, on verra toujours des tensions. Il
n’y aura pas d’avenir stable tant que
Laurent Gbagbo sera emprisonné et tant
que les forces externes continueront de
considérer la Côte d’Ivoire comme leur
colonie.
Jean-Marc Soboth: Le
président français François Hollande a
entrepris ces jours-ci une tournée
africaine au moment même où l’image de
la France est écornée auprès d’un
certain public africain du fait
d’interventions
colonialistes intempestives. Néanmoins
Paris tient un discours du statu quo.
Pas de repentance. On ne lâche rien…
C’est la continuité des «affaires» avec
quelques aménagements éventuels, devant
permettre de mieux voiler le rôle d’une
France toujours désireuse de maintenir
sa prégnance militaire, politique,
économique et monétaire en ex-colonies.
Comment, à votre avis, la France
entend-elle s’y prendre pour affiner
cette mainmise en pré carré ?
Mikhaïl Gamandiy-Egorov:
Tout d’abord, il ne faut pas oublier que
la France, tout comme les USA, vont
s’appuyer sur leurs agents locaux. La
cinquième colonne a toujours existé et
c’est une réalité partout. Pas seulement
en Afrique. C’est le cas en Russie, en
Europe occidentale, en Amérique
latine... Partout, il existe des agents
de l’étranger travaillant pour des
intérêts néocoloniaux. Mais l’avantage
aujourd’hui c’est qu’une partie
importante de l’opinion publique
africaine commence à comprendre les
véritables enjeux qui visent leurs pays
et leur continent. On le voit
aujourd’hui notamment au Cameroun où la
société civile s’est parfaitement
organisée en résistance face aux
prédateurs voulant déstabiliser leur
nation. C’est un très bon signe. Donc,
les Occidentaux auront de plus en plus
de mal à garder indéfiniment leur
mainmise. Mais cela ne signifie pas pour
autant qu’il faut relâcher les efforts.
Tout au contraire. Les forces
néocoloniales, étasuniennes comme
européennes, feront tout le nécessaire
pour ne pas perdre leurs positions en
Afrique. Ils vont employer tous les
moyens pour étendre et renforcer leur
diktat. Aux Africains de dire leur mot.
Jean-Marc Soboth: La Russie
est pointée du doigt par la diplomatie
américaine pour «l’annexion de la
Crimée». On l’accuse de vouloir
s’adjuger, en surcroît, les provinces
russophones de l’Ukraine, voire plus
encore. Cette partie du monde est,
donc, de plus en plus militarisée par
les alliés de l’OTAN en prévision. Les
Américains disent vouloir anticiper sur
les visées militaristes de la Russie. La
Russie a-t-elle, d’après vous, des
visées militaires annexionnistes non
avouées dans cette région ?
Mikhaïl Gamandiy-Egorov:
Pour
commencer par la Crimée, l’écrasante
majorité des habitants de la Crimée se
considèrent Russes et ce depuis
plusieurs siècles. Le fait que la
Crimée, au moment de l’éclatement de
l’Union Soviétique, s’est retrouvée au
sein de l’Ukraine était une erreur
historique. D’ailleurs, les Criméens
avaient déjà, au début des années 1990,
organisé un référendum pour rejoindre la
Fédération de Russie. Mais à l’époque et
comme je l’ai déjà dit, la Russie était
tellement mal en point que cette demande
n’a pas été entendue comme il le fallait
par les autorités russes de l’époque, si
on peut parler d’autorités.
Quant au
ralliement de mars 2014, ou ce «retour à
la Mère-Patrie» comme le disent aussi
bien les Criméens que les autres Russes,
la conjoncture géopolitique a joué son
rôle. S’il n’y avait pas eu de putsch
armé à Kiev organisé et soutenu par les
élites occidentales, il se peut que la
réparation historique n’aurait pas eu
lieu. Mais l’histoire ne tolère pas le
conditionnel. Il y a eu un putsch armé
dans la capitale ukrainienne réalisé par
des extrémistes néonazis et
ultra-nationalistes applaudis par
l’Occident. Les habitants de la Crimée
ont alors refusé de continuer à vivre au
sein d’un tel « État ». Ils ont pris
l’initiative d’organiser un référendum
durant lequel l’écrasante majorité des
habitants de la presqu’île: Russes,
Ukrainiens, Tatars de Crimée, Arméniens,
Grecs, Biélorusses, Karaïmes, ont
exprimé le désir d’un retour à la
Russie. Le gouvernement russe a soutenu
cette demande.
D’ailleurs si
cela n’avait pas été fait, cela aurait
tout simplement été un acte criminel.
Les Occidentaux oublient souvent ou font
semblant d’oublier le Kosovo, où une
bande armée, sans aucun référendum,
avait arraché le berceau historique de
la Serbie, le tout sous les
applaudissements des élites occidentales
et de leurs valets.
En Crimée,
c’est l’écrasante majorité de la
population qui a exprimé son désir et
son droit à l’autodétermination (un
droit reconnu par l’ONU) à travers un
référendum démocratique durant lequel
même des observateurs internationaux
étaient présents et ont pu témoigner de
la volonté populaire des Criméens.
Quant au
Donbass, il a également préféré quitter
l’Ukraine actuelle pour se focaliser sur
l’indépendance. On a alors vu apparaître
les Républiques populaires de Donetsk et
de Lougansk, formant ensemble ce qui est
appelé « Novorossia » (Nouvelle-Russie),
et qui constituaient dans le passé le
poumon économique et industriel de
l’Ukraine.
Et que ce soit
en Crimée ou dans le Donbass,
l’initiative de quitter l’Ukraine pour
rejoindre dans le premier cas la Russie
et dans le second opter pour
l’indépendance, est due aux seuls
habitants concernés. Dans le cas de la
Crimée, il n’y a jamais eu d’annexion.
Les Occidentaux comme leurs marionnettes
kiéviennes le savent parfaitement. Il
suffit d’ailleurs d’aller aujourd’hui en
Crimée et parler aux habitants pour
comprendre leurs motivations et leurs
sentiments actuels.
Non, la Russie
n’a pas de visées annexionnistes!
Aucune. Bien que l’on observe
aujourd’hui un désir du vouloir revivre
ensemble au sein de plusieurs peuples de
l’ex-Union Soviétique. Mais cela n’est
pas dû à la Russie mais bien aux
différentes populations ayant composé
l’Empire russe puis l’Union Soviétique,
y compris nous, les nouvelles
générations.
Jean-Marc Soboth: Pendant la
guerre froide, la Russie s’investissait
massivement en Afrique noire aux plans
militaire, politique, diplomatique voire
culturel – formation en socialisme
scientifique, assistance technique,
apprentissage gratuit de la langue
russe-pushkine, etc. Tout ceci relève du
passé. Avec la conjoncture actuelle,
jusqu’où pensez-vous que la Russie
puisse revenir en scène en Afrique au
moins dans une optique de contrepoids à
l’unilatéralisme proaméricain pour
défendre les peuples ployant sous le
joug du capitalisme néocolonialiste ?
Mikhaïl Gamandiy-Egorov:
Avec la
volonté de tous les concernés, on y
arrivera. Personnellement, je travaille
avec un certain nombre de mes proches et
amis dans ce sens. Je sais qu’un nombre
important d’intellectuels africains, de
panafricanistes, ainsi que de
représentants de la société civile
souhaitent une participation plus
importante de la Russie en Afrique.
Cette volonté est partagée par un nombre
considérable de représentants russes, y
compris au plus haut niveau. Donc on y
arrivera, je suis optimiste. D’ailleurs,
et vous l’avez bien noté en terme de
contrepoids, la multipolarité c’est
aussi cela face au diktat du
néocolonialisme étasunien et plus
largement occidental.
Jean-Marc Soboth: D’une manière
générale, très peu de Russes suivent les
informations sur les chaînes
occidentales. À Moscou, à
Saint-Pétersbourg et ailleurs, on
s’exprime très peu en anglais. Comment
est néanmoins perçue en Russie la
campagne des médias mainstream
ou l’activisme des
démocraties occidentales à l’égard du
régime du président Vladimir Poutine
qui, du côté des peuples du tiers-monde,
semble considéré comme un héros ?
Mikhaïl Gamandiy-Egorov:
Vous
savez, je pense qu’un nombre non moindre
de Russes suivent les chaînes
occidentales. Prenez Euronews,
pratiquement chaque foyer russe peut
suivre cette chaine de télévision. Mais
ce qui est certain, c’est que
l’écrasante majorité des citoyens de
Russie soutiennent aujourd’hui la
politique de leur président. Ce n’est
donc une surprise pour personne qu’aux
tout derniers sondages, le niveau de
soutien à Poutine approche désormais les
90% de citoyens russes. Un chiffre à
l’opposé total des niveaux
d’appréciation des Obama, Cameron,
Hollande & Co. par leurs propres
peuples.
Cela prouve
donc que malgré toutes les campagnes
occidentales menées contre Vladimir
Poutine et la Russie en général,
relayées par la cinquième colonne sur
place, ils n’aboutissent pas. Cela ne
mène à rien. La société russe, au
contraire, se cimente. La popularité du
président russe, elle, bat les records
en Russie, et également dans beaucoup
d’autres pays, notamment en Chine, en
Amérique latine, en Afrique et même dans
ces mêmes pays occidentaux dont les
élites politiques et médiatiques font
pourtant tout pour ternir son image.
Jean-Marc Soboth: Que vous
suggère le rapprochement historique
entre Cuba, pays symbolique pour les
peuples dominés en lutte, et leur ennemi
de toujours américain? Dans le change,
les peuples dominés ne perdront-ils pas
là un allié de taille suite au retrait
définitif de l’homme qui a bâti le
système anti-impérialiste: Fidel
Castro ?
Mikhaïl Gamandiy-Egorov:
On connaît
bien Cuba et le peuple cubain. C’est un
peuple digne et fier qui a d’ailleurs
tellement fait de bonnes choses aussi
bien en Amérique latine qu’en Afrique
lors des luttes de libération nationale.
J’en ai discuté avec mes amis et
collègues cubains. On voit parfaitement
qu’ils ne se font aucune illusion quant
aux intentions des USA. Au contraire,
les Cubains voient cette tentative de
rapprochement initiée par les USA comme
une victoire de leur dignité nationale,
de leur révolution, face à
l’impérialisme qui a fini par céder
malgré l’énorme pression qui a été
exercée sur Cuba.
Ce pays a dû
vivre une période très difficile, non
seulement après plus d’un demi-siècle
d’embargo américain, mais également au
moment de l’éclatement de l’Union
Soviétique. Malgré tout cela, Cuba a
réussi à rester ce qu’elle est. Et c’est
aujourd’hui les USA qui finissent par
céder tout en ayant des plans malsains
vis-à-vis de Cuba. On peut en être
certain.
Mais Cuba et le
peuple cubain sont sur leurs gardes.
Cuba est devenue une grande source
d’inspiration pour la très grande
majorité des pays d’Amérique latine qui,
aujourd’hui, sont unis contre le diktat
étasunien, ayant réussi à former
ensemble un bloc à part entière dans
notre monde multipolaire devenu réalité.
Jean-Marc
Soboth, journaliste
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