Réseau Voltaire
Entretien avec Violette Daguerre
Guerre contre le «
terrorisme » :
Quelle justice pour les prisonniers musulmans ?
Silvia Cattori
30 juillet 2008 Violette Daguerre, née au Liban
en 1955, docteur en psychologie, préside la « Commission arabe
des droits humains » qu’elle a contribué à fonder. Elle s’est
particulièrement engagée depuis 2001 pour exiger la fermeture du
camp de torture de Guantánamo Bay. Elle évoque dans cet
entretien les difficultés à faire réagir les médias, les ONG,
les politiciens, quand il s’agit de ces victimes arabes et
musulmanes, déshumanisées par la propagande de guerre et
désignées comme « terroristes ».
Silvia Cattori :
Quand avez-vous commencé à croire que, par votre lutte, vous
pouviez réussir à contraindre l’administration Bush à libérer
les prisonniers de Guantánamo ?
Violette
Daguerre : Le combat de la « Commission
arabe des droits humains » [1]
pour dénoncer les conditions de détention à Guantánamo et exiger
la fermeture de ce camp, a commencé aussitôt que nous avons
appris sa mise en fonction, fin 2001. Nous avons tout de suite
adressé une lettre à l’ambassade des États-Unis à Paris, en
collaboration avec le Centre de l’indépendance de la Justice,
basé au Caire, puis une lettre à l’ambassade des États-Unis au
Caire, demandant la permission d’envoyer trois experts pour
visiter les détenus de Guantánamo. Demande qui s’est heurtée à
un refus.
J’ai également adressé, le 18
mars 2002, une lettre à M. Louis Joinet, à l’époque
Président-rapporteur du Groupe de travail de l’ONU sur la
détention arbitraire, lui demandant de considérer la détention
des détenus de Guantánamo comme arbitraire.
Il a fallu attendre le 11
janvier 2003 pour qu’un collectif se constitue, à l’occasion
d’un colloque que nous avions organisé à Paris. Nous étions
alors également préoccupés de défendre les ONG caritatives et
humanitaires, notamment arabes et musulmanes qui commençaient à
être inquiétées par l’administration de Bush, sous couvert de « lutte
contre le terrorisme ». Il nous a semblé urgent qu’un
collectif se mette en place pour rassembler les efforts et
constituer une pression plus soutenue. Dès lors, nous avons
commencé, notre association et des ONG de plusieurs pays avec
des militants européens et arabes des droits humains, à
collaborer pour en finir avec les cages de Guantánamo Bay.
Certaines ONG, comme « Global
Policy Forum » [2]
aux États-Unis, ont appuyé notre démarche. D’autres ont préféré
travailler seules. Mais, avant d’en arriver là, il a fallu
lutter contre vents et marées, dans un contexte très
défavorable. Défendre des prisonniers musulmans, que les États
et les médias, associaient au « terrorisme », comportait le
risque d’être soupçonnés de sympathiser avec eux. Ainsi, Maître
Wendell Beliw, un des premiers avocats états-uniens que nous
avons contacté, a fini par payer le prix de son engagement
lorsque, en mai 2008, il a été mis lui-même sur la « liste
noire » des États-Unis. Cette crainte a dû sûrement dissuader
beaucoup de militants des droits de l’Homme.
Certains, parmi nous, ont fait
l’objet d’enquêtes de la part des services de renseignements. Ce
qui montre, encore une fois, que se constituer en contre-pouvoir
en défense des droits humains, n’est pas chose facile. Mais
est-ce qu’on a le droit de faiblir lorsqu’on veut agir
efficacement sur ce terrain ? Aujourd’hui, notre association, se
félicite de n’avoir pas cédé à la peur et aux intimidations ; et
d’avoir été capable de continuer à lutter dans ce contexte
hostile.
Silvia
Cattori : Les médias ont-ils, durant
cette période, contribué à tenir l’opinion à distance des
souffrances que cette guerre contre les arabes et les musulmans
générait ?
Violette
Daguerre : Sûrement, au début surtout. Mais, par la
suite, une distinction plus nette s’est faite entre ceux des
politiques et journalistes qui présentaient ces lieux de
détentions comme un mal nécessaire - et qui apportaient, d’une
manière ou d’une autre, leur appui aux thèses de
l’administration Bush - et ceux qui ont commencé à nous aider à
soutenir publiquement le point de vue que nous défendions.
Nous avons continué patiemment
notre combat, d’abord solitaire, sans nous laisser décourager
par ces campagnes anti-arabes et antimusulmanes. Nous avons
engagé des frais importants pour faire du tapage médiatique et
publier des encarts publicitaires, dans des organes de presse
comme « The Nation », « Libération »
et « Le Monde diplomatique », afin d’alerter
l’opinion sur les conditions inhumaines des détenus et exiger la
fermeture du « camp de la honte ».
Silvia
Cattori : Il a donc été très difficile,
au départ, de vous faire entendre ?
Violette
Daguerre : Certainement, il y a eu énormément de
difficultés pour modifier la perception de l’opinion sur ce
sujet. La désinformation était à son comble à propos de ces
« terroristes » qualifiés par l’administration Bush, d’« ennemis
combattants », et contre lesquels on avait conçu un statut
spécial pour les tenir à l’écart du monde.
Il y a eu beaucoup d’obstacles,
ou de réticences, même de la part de ceux qui étaient censés
soutenir cette cause, comme le montre l’attitude adoptée au
début par « Reporters sans frontières » (RSF)
à l’égard du journaliste emprisonné Sami El Haj [3].
Quand nous avons été informés par le directeur d’Aljazeera,
M. Mohammad Jasem al Ali, que ce journaliste était détenu à
Guantánamo, nous avons immédiatement contacté le secrétaire
général de RSF, M. Robert Ménard. Nous nous
attendions à ce que son association apporte tout de suite un
appui à Sami El Haj et engage une campagne pour le faire
libérer.
M. Ménard nous a d’abord répondu
qu’il allait vérifier la véracité de cette détention. Deux jours
plus tard, il a exprimé son refus de soutenir ce journaliste
parce que le Département d’État des États-Unis leur avait « confirmé »
que Sami El Haj avait des liens avec l’organisation terroriste
Al –Qaïda [4].
Cet exemple vous montre combien
il était difficile de faire face à la mauvaise foi de tous ces
acteurs qui donnaient crédit à l’administration Bush, malgré
tout ce que les images montraient d’inquiétant au sujet des
violations des droits humains. Il a fallu attendre 2005 pour que
RSF finisse par modifier sa position.
Silvia
Cattori : À quel moment votre action
a-t-elle commencé à apporter des résultats concrets aux
prisonniers eux-mêmes ?
Violette
Daguerre : Pas avant octobre 2003, quand
l’administration états-unienne s’est vue obligée d’améliorer
leurs conditions de détention, à l’issue de la permission donnée
à une délégation du CICR de visiter
Guantánamo Bay. Même si cela a été dû principalement à la
résistance des prisonniers eux-mêmes, qui ont entamé des grèves
de la faim très dures et qui ont pu obtenir par la suite (vers
juin 2004) le droit à une consultation médicale. Je crois que le
fait que nous ayons maintenu une pression continue contre les
violations de leurs droits par l’administration Bush, a
contribué à soutenir moralement les détenus, dont 24 sont tout
de même des mineurs.
Par la suite, et après que des
avocats militaires aient été nommés en 2003, des avocats civils
de nationalité états-unienne ont été autorisé à entrer à
Guantánamo pour la première fois en 2004. Dès lors, le transfert
de détenus vers Guantánamo a été stoppé. Et des voix de plus en
plus nombreuses se sont élevées pour remettre en question le
statut légal du camp.
N’oublions pas que, jusqu’à fin
2004, il y a eu 24 tentatives de suicide, appelées,
« Self-Harm », par l’administration de la prison. Des cas de
tuberculose ont été diagnostiqués, des agressions physiques par
des chiens dressés et plus de 12 méthodes de torture qui ne
laissent pas de traces ont été révélés.
Silvia
Cattori : Combien de prisonniers
ont-ils pu sortir de Guantánamo, en partie grâce à vos
interventions ?
Violette
Daguerre : Sans fausse modestie, je dois insister sur
le fait que Guantanamo n’est plus restée, depuis sa quatrième
année, la seule affaire des ONG. Car, suite aux efforts de la
société civile mondiale, le Parlement européen, l’Organisation
pour la coopération et la sécurité en Europe, des sénateurs et
des membres du Congrès états-unien, le CICR,
ainsi que le Haut commissaire des Nations Unies pour les droits
de l’Homme, sont tous devenus partie intégrante de la campagne
pour la fermeture de Guantánamo. Et, fait inhabituel, plusieurs
ministres de pays alliés des États-Unis ont exprimé publiquement
leurs protestations à l’égard de l’existence de ce camp. Dès
lors, les actions visant à obtenir la fermeture de Guantánamo
sont devenues l’affaire d’une majorité d’États démocratiques,
des ONG et des organisations intergouvernementales, même si
elles n’ont pas été conduites collectivement.
Les partisans du maintien de
Guantánamo se sont alors trouvés isolés. Grâce à cette
mobilisation, 600 prisonniers ont pu en sortir. Il reste
toujours 265 détenus aujourd’hui, dont le dernier libéré il y a
quelques jours est un Qatari. Parmi eux, près de 200 n’ont pas
de dossier d’accusation juridique cohérent. C’est pourquoi
l’administration Bush cherche maintenant à se débarrasser d’eux,
plutôt que d’avoir à les juger.
Silvia
Cattori : Pourquoi des prisonniers
sont-ils sortis de Guantánamo et d’autres pas ?
Violette
Daguerre : La pression de certains États, la
coordination entre services de sécurité des Etats concernés, et
les programmes de réhabilitation mis en place à l’échelle
locale, ont joué dans le choix de la majorité des détenus
libérés. Il y a eu aussi des cas de détenus qui ont recouvré
leur liberté suite à la mobilisation de gens qui travaillaient
dans l’action humanitaire, l’enseignement, les médias.
Mentionnons que, dès sa prise de
fonction, le nouveau ministre de la défense, Robert Gates, a
demandé au président Bush de mettre à l’écart certains faucons
du Bureau de détention. M. Bush a partiellement accepté cette
demande, et l’équipe actuelle tente de trouver une solution qui
lui permette de sauver la face.
Silvia
Cattori : Quelle est la nationalité des
détenus restants ?
Violette
Daguerre : Sur les 265 prisonniers encore à Guantánamo,
il y aurait 98 Yéménites, 25 Algériens, 16 Chinois, 13
Saoudiens, 9 Syriens et quelques prisonniers originaires du
Soudan, de la Mauritanie, d’Ouzbékistan, de Somalie,
d’Indonésie, d’Égypte, du Koweït, de Libye, de Tunisie, sans
oublier les Afghans et les Pakistanais.
Silvia
Cattori : Quelles sont les ONG
« occidentales » qui se sont montrées neutres, hors de tout
soupçon ?
Violette
Daguerre : Elles sont nombreuses, sauf celles sous
influence, liées aux intérêts des États-Unis. Il est bien connu
que ce pays finance massivement ce que nous appelons des « one
man organisations ». C’est-à-dire des organisations qui se
réduisent à une personne qui engage quelques fonctionnaires bien
payés et qui opèrent dans le sens de la politique
gouvernementale. Ce genre d’organisation s’illustre assez
aisément à ses débuts, mais plus difficilement lorsque les
choses commencent à apparaître plus claires aux yeux de
l’opinion publique. Là, il ne leur est plus possible de
justifier l’injustifiable, surtout pour des soi-disant ONG qui
prétendent défendre les droits humains. Il faut aussi préciser
que les dossiers défendus ne sont malheureusement pas toujours
les mêmes, selon que l’on se trouve au Nord ou au Sud de la
planète. Réalisme ne va pas de pair avec idéalisme.
Il reste que les ONG qui se sont
distinguées pour leur rôle dans la fermeture de Guantanamo
sont : ACCR, l’ACLU, l’ACHR,
AI, Reprieve, et
Cage Prisoners [5].
Silvia
Cattori : L’intervention de M. Bernard
Kouchner pour la libération de certains prisonniers a été
évoquée. Qu’en est-il ?
Violette
Daguerre : Je commence par démentir formellement
l’intervention du ministre français dans la libération de
détenus de Guantánamo, qui étaient des médecins ou de simples
volontaires dans l’humanitaire. Les 6 prisonniers français
libérés l’ont été sans son appui, et déjà avant qu’il ne
devienne ministre. En outre, il a toujours affiché, par le
passé, des positions agressives à l’égard des détenus musulmans
accusés sans preuves de terrorisme. À ma connaissance
M. Kouchner n’a jamais élevé de protestations en faveur des ONG
humanitaires inscrites sur la « liste noire ».
Ceci est malheureusement le cas
de plusieurs personnalités françaises ; elles interviennent
sélectivement dans les dossiers des droits de l’homme, en
fonction de leur vision politique des réalités, et conformément
à leurs intérêts.
Il ne faut pas oublier que la
perception est subjective et la mémoire est sélective. Que l’on
est conditionné par la culture dans laquelle on baigne,
l’éducation que nous avons eue, les positions idéologiques et
bien d’autres paramètres qui font que l’affectif a son mot à
dire, et non pas seulement la raison et les principes universels
qui devraient nous guider.
Silvia
Cattori : À partir de quand les
Parlementaires nationaux et européens ont-ils exigé la fermeture
du camp de détention de Guantanamo ?
Violette
Daguerre : À partir, me semble-t-il, de la deuxième
année à titre individuel, et de la troisième année en tant que
groupes parlementaires. En 2006, le Parlement européen a voté la
fermeture de Guantánamo. Ce qui n’empêche que les parlementaires
restent très peu visibles, même lorsque l’on organise une action
à l’échelle nationale.
Silvia
Cattori : Que faire pour les ex-détenus
et les détenus qui attendent encore leur libération mais qui
risquent d’être persécutés dans leurs pays alignés sur
Washington, comme la Tunisie et le Maroc ? Connaissez-vous des
cas où ces revenants ont été maltraités ?
Violette
Daguerre : On rencontre des situations diverses. Si
certains ex-détenus ont été bien traités par leur gouvernement,
comme au Soudan, d’autres ont été maltraités ou emprisonnés, en
effet, comme en Tunisie et au Maroc. La Tunisie a condamné deux
ex-détenus à, respectivement, 3 et 7 années de prison. Et, au
Maroc, un ex-détenu, libéré en même temps que Sami El Haj, est
toujours en prison.
Des prisonniers tunisiens qui
sont toujours emprisonnés à Guantánamo demandent à être extradés
vers un autre pays que la Tunisie. Et la recherche d’un pays
d’accueil est d’ailleurs l’une des raisons qui retarde la
libération de certains détenus de Guantánamo. Il reste près de
60 prisonniers originaires de la Chine, d’Ouzbékistan,
d’Algérie, de Syrie, de Libye, de Tunisie, d’Egypte, qui
risquent d’être arrêtés et torturés à leur retour chez eux.
Ce qui contraste avec le cas des
ex-prisonniers ayant pu bénéficier d’un programme de
réhabilitation et de rééducation, comme en Arabie saoudite ; ou
ayant été pris en charge par les ONG et leur gouvernement, comme
au Soudan.
Silvia
Cattori : Quels pays européens ont-ils
accepté, ou vont-ils accepter, de recevoir ces revenants qui ne
veulent plus retourner chez eux par peur d’être emprisonnés, ou
que leurs pays refusent ?
Violette
Daguerre : Jusqu’à maintenant, il y a trois pays qui
sont prêts à en accueillir : la Lituanie, la Grèce et l’Albanie.
Nous espérons que l’Irlande, l’Angleterre, Djibouti et d’autres
pays se joignent à eux. De toute manière, une fois sortis du
camp, leur calvaire n’est pas terminé ; il faudra continuer à
les aider à soigner leurs blessures physiques et psychiques et à
se réinsérer dans leur société. Il va falloir s’atteler
notamment à la mise en place d’un programme pour accueillir par
exemple les nombreux détenus yéménites.
Silvia
Cattori : Pensez-vous que quelque chose
de positif émergera de ce désastre ? Une volonté de s’unir - par
delà les croyances politiques et religieuses - pour exiger
justice et réparation pour le mal fait par cette guerre de l’
« Occident » qui a assimilé l’Islam au « terrorisme » ?
Violette
Daguerre : La soi-disant « guerre contre le
terrorisme » a fait beaucoup de dégâts et de victimes. Il va de
soi que des associations comme la nôtre vont tout faire pour que
ceux qui ont commis des crimes et violé les droits humains, non
seulement d’individus, mais de groupes humains et de peuples,
soient punis. Et pour que les victimes obtiennent réparation
morale et matérielle du préjudice subi. C’est un combat de tous
les jours et ce n’est pas gagné d’avance. Surtout lorsqu’on voit
les manœuvres d’instrumentalisation de la justice internationale
par les grands faiseurs de la politique.
On peut tout de même espérer que
puisse émerger, par delà le mal engendré, une conscience
politique plus aiguisée ; une volonté plus déterminée à
combattre toutes les formes d’injustices qui rongent notre
monde ; et une société civile à l’échelle mondiale plus étendue,
plus solidaire, plus combative et plus forte des expériences
passées et des échecs essuyés.
Silvia Cattori,
journaliste suisse.
[1]
Voir :
http://www.achr.eu
Mme Violette Daguerre accompagnait M. Sami El Haj à Genève, lors
de la Conférence publique qu’il a donnée le 27 juin 2008, à
l’invitation de la Fondation « Alkarama
for Human Rights ».
[2]
Voir :
http://www.globalpolicy.org
[3]
Voir :
http://www.samisolidarity.net
Voir également : « Sami
El Haj, journaliste d’Al-Jazira, témoigne »,
Réseau Voltaire, 25 juillet 2008.
[4]
Voir : « Reporters
Sans Frontières se souvient (tardivement) de Sami Al Haj »,
Réseau Voltaire, 17 février 2006.
[5]
Voir les sites :
http://www.ccr-ny.org
http://www.aclu.org
http://www.reprieve.org.uk
http://www.cageprisoners.com
|