Interview
Chili: la résistance mapuche face aux multinationales
Victor Ancalaf Llaupe
Mercredi 3 novembre 2010
Víctor Ancalaf est un
werken (porte-parole en Mapudungun, langue des Mapuche). Il
lutte pour le respect des droits des peuples indigènes du Chili.
Il s’exprime sur le long combat des Mapuche, la loi
antiterroriste dont il a été victime, leur résistance face à la
dictature de Pinochet et aux gouvernements qui ont suivi. Il
décrit l’organisation à laquelle aspirent les Mapuche et nous
initie au concept nouveau d'Etat plurinationale.
Cette interview a été réalisée,
lors du passage de Víctor Ancalaf à Bruxelles après son
témoignage aux Nations-Unies, par les membres du collectif
Investig’Action (Rachida Bouganzir et VH) ainsi que par Bahar
Kimyongür pour le journal turc Yürüyüs.
Víctor Ancalaf Llaupe est porte-parole de la communauté mapuche
Choin Lafkenche, située dans la commune de Collipulli au sud du
Chili. Víctor Ancalaf s'est rapidement affirmé en tant que
leader mapuche lorsqu'en 1998, il fonda avec plusieurs autres
dirigeants des localités d’Arauco et Malleco la "Coordination de
Communautés en conflit Arauco-Malleco" (CAM), dans laquelle il
jouera le rôle principal de porte-parole pendant deux ans. En
2002, il a été condamné pour délit d’incendie terroriste à 5 ans
de prison ferme et à d’autres peines annexes. Il a été libéré en
mars 2007.
Tout a débuté en décembre 1997, dans le secteur de Lumaco,
lorsqu’un convoi de camions de l'entreprise Forestal Bosques
Arauco est attaqué par un groupe de Mapuche. Les communautés
de Pichilonkoyan et de Pilinmapu revendiquent cette action.
L'impact médiatique fait la une de la presse chilienne. A
Tirùa, Traiguen, Collipulli, los Alamos, les communautés
prennent la décision de suivre l'exemple.
C’est dans ce contexte conflictuel que Víctor Ancalaf
apparaît comme l’un des dirigeants les plus conséquents du
conflit mapuche pour la récupération des terres.
Il n’a pas bénéficié d’un procès équitable et s’est vu
appliquer la loi anti-terroriste mise en place par la
dictature de Pinochet afin de réprimer toute résistance
populaire.
Sa communauté vit actuellement sur des terres récupérées en
2000, après une forte mobilisation des communautés de
Collipulli.
Trente-deux prisonniers politiques mapuche ont mené une
grève de la faim durant quatre-vingt cinq jours l’été
dernier. Ils protestaient contre la loi anti-terroriste que
le gouvernement chilien appliquait aux Mapuche. Vous avez
vous-même été victime de cette loi antiterroriste. Quelle en
est la nature et quels sont ses champs d’application ?
VA : L’application de cette
loi démontre l’hypocrisie du gouvernement chilien. Le but
est de criminaliser pour mieux réprimer toutes les luttes
sociales, qu’elles soient menées par le peuple chilien ou
par le peuple mapuche. Aujourd’hui par exemple, mettre le
feu à une forêt, au camion d’une entreprise ou au véhicule
d’un particulier, est considéré comme un acte terroriste.
Les gouvernements de la Concertación[1]
et l’actuel gouvernement de Sebastian Piñera ont recours à
cette loi pour « appliquer la rigueur maximale » comme ils
l’ont déclaré eux-mêmes. Mais devant la grève de la faim
menée cet été, le gouvernement chilien a été contraint de
reculer : bien qu’il refuse d’abroger la loi, il a toutefois
déclaré qu’il ne l’appliquerait plus.
En effet, notre lutte n’a pas fait couler de sang et n’a
provoqué aucune terreur. Elle a été menée dans le cadre
d’une revendication historique, sociale, politique et
culturelle. Ce droit à la terre que nous revendiquons est
reconnu par l’accord Nº 169 de l’Organisation Internationale
du Travail (OIT).
Est-ce seulement l’acte qui est jugé terroriste ou
bien aussi le fait d’appartenir à une organisation ?
VA :
N’importe quelle lutte sociale (pas seulement celle des
Mapuche, mais aussi celle des Chiliens) y compris les luttes
organisées par les étudiants, les enseignants, les pêcheurs
ou les dockers, peut être cataloguée d’« association
illégale terroriste ».
Il en est ainsi, à plus forte raison, de l’organisation
mapuche. Le territoire mapuche est entièrement militarisé
par la police et par le GOPE (Groupe d’Opérations Policières
Spéciales), réservé pour les situations d’extrême violence.
Ils surveillent le terrain par avion, ils
transportent des troupes par hélicoptères et ils utilisent
des blindés. Toute cette logistique traduit le niveau de
criminalisation de notre lutte.
Cette loi héritée de l’époque de la dictature de Pinochet
a-t-elle été modifiée depuis ?
VA : Nous sommes en présence
d’un fait objectif précis : le Chili est le seul pays
d’Amérique Latine, dont la constitution, héritée de la
dictature (1973/1990), n’a pas été changée. Ce changement
permettrait de modifier le système binominal et d’abroger
cette loi qui a été créée pour réprimer les actes
terroristes. Mais nous savons tous que nos luttes sociales
sont juridiquement légitimes.
Si la loi n’a pas été modifiée, c’est parce qu’elle renferme
un objectif politique : renforcer le modèle néolibéral. En
effet, les multinationales profitent de ce système dans
notre pays et en Amérique Latine. Et elles sentent que leurs
intérêts sont menacés par nos luttes.
En quoi votre lutte menace-t-elle les intérêts des
multinationales ?
VA : Les multinationales
(Angellini, Matte, Benneton, Esso, la Shell, Oil Company,
etc.) sont présentes partout. Elles envahissent les
territoires des peuples originaires, en Amérique Latine et
dans le monde, et pillent nos richesses naturelles. Nous,
les Mapuche, nous représentons 10 % de la population du
Chili et nous ne percevons même pas une part minime des
profits de nos ressources (le cuivre, les centrales
hydroélectriques, les pêcheries, les industries
forestières…). Ces multinationales savent que lorsque nous
réclamons la souveraineté sur nos terres, nous entendons
disposer de nos ressources comme bon nous semble. Ce qui
signifie la fin du pillage soutenu par le gouvernement
chilien.
Quelles sont, sur le long-terme, les revendications des
Mapuche ?
VA : Notre projet politique
est historique, car nous sommes un peuple millénaire qui
possède un territoire, une culture, une langue et toute une
cosmovision qui a trait à la relation entre l’homme et la
terre. C’est un projet de libération nationale du peuple
mapuche. Il a pris corps et conscience, peu à peu, au sein
du monde indigène et particulièrement au sein du peuple
mapuche.
Les thèmes de l’autonomie, de la libre détermination, du
droit à la terre, au territoire, sont reconnus par l’accord
Nº 169 de l’OIT ; par conséquent, nous ne demandons et
n’exigeons rien qui soit capricieux ou personnel.
Vous souhaitez la création d’un Etat mapuche ?
VA : La notion d’Etat est un
concept winka, c’est-à-dire non-Mapuche. Nous ne
parlons pas d’Etat car ce mot signifie opprimer,
restreindre. Il existe d’ailleurs un ancien dicton repris
par un chanteur : « Les frontières sont pour les pays et
pas pour les peuples ». En fait, les indigènes ont été
historiquement respectueux de la vie et de la liberté des
peuples. Par contre, les États n’ont qu’un seul objectif :
servir leurs intérêts économiques.
Récupérer notre territoire, c’est le contrôler, peupler les
terres que nous avons perdues à cause d’une usurpation
violente pratiquée par cet État dominateur qu’est l’État
chilien.
En quoi l’organisation mapuche est-elle différente de celle
de l’État chilien sur le plan politique, économique,
culturel, social et militaire ?
VA : Historiquement, notre
peuple a vécu au sein d’une démocratie participative. Les
lonkos et les werken dirigeaient et étaient
responsables de l’organisation politique du peuple. Nos
yenpin étaient les historiens. Les machi
s’occupaient de la partie culturelle, spirituelle et
médicale. Le ñaukan ou le sumomachife étaient
les assistants en charge de recevoir la parole de la
machi quand elle était en transe.
Sur le plan économique, il n’y avait pas la concurrence que
nous connaissons aujourd’hui pour savoir qui a le plus
d’argent, la meilleure carte de crédit, la plus grande
maison, etc. Tout le monde était égal car le territoire
était très vaste et les frères possédaient plus que
nécessaire. Les poètes disaient que nous étions un peuple
libre et un peuple riche, tant sur le plan culturel
qu’économique.
Au niveau social, il existait différentes organisations du
peuple mapuche qui ont fini par devenir des identités
propres. Les frères qui habitaient les hautes terres de la
cordillère s’appelaient Pewenche parce que leur
nourriture principale provenait de la cueillette de fruits
de l’arbre pewen. Ceux qui habitaient sur la côte
s’appelaient Lafkenche parce qu’ils se nourrissaient
de crustacés et de poisson. Ceux des vallées, les Nache,
vivaient de chasse et aussi de la cueillette des fruits de
la forêt. Les gens du Nord, les Picunche, vivaient du
lama et des ressources naturelles de la région. Les frères
de la pampa qui habitaient au Sud, les Huiliches,
vivaient de l’élevage qui exige l’occupation d’immenses
territoires. Le territoire mapuche s’étendait sur 35
millions d’hectares. Il y avait de la place pour tous.
Sur le plan militaire enfin, le peuple a eu l’intelligence
d’adopter une structure politico-militaire horizontale. Leur
démocratie n’était pas rigide, mais contenait plusieurs
niveaux de commandement dans l’autorité politique ou
militaire. Pour arriver à un consensus, les grandes
réunions, les trawun, pouvaient durer parfois plus
d’un mois. Cela explique la profondeur du débat ainsi que la
capacité d’écoute mutuelle. L’histoire rapporte que les
frères pouvaient parler toute une journée et que le discours
commencé la veille se poursuivait encore le lendemain. Les
seules fois où un chef unique, le Toki, était élu,
c’était pour diriger la résistance lorsque le territoire
était menacé.
A quel type d’organisation aspirez-vous aujourd’hui ?
VA : Une nation
pluriculturelle, pluriethnique, c’est à dire plurinationale.
Même si le mot pluriethnique n’est pas tout à fait adéquat.
Ce mot est surtout utilisé par les winkas. Il nous
faudrait dire pluri-indigène parce qu’il s’agit de peuples
originaires. Nous avons en effet été capables, durant des
millénaires, de vivre en harmonie avec toutes les espèces
vivantes de la terre.
Nous parlons de société pluriculturelle parce que nous
respectons les êtres humains, les cultures et les frères qui
ne sont pas Mapuche mais qui sont métissés mapuche. Je pense
donc qu’Evo Morales a totalement raison lorsqu’il dit qu’il
est possible de vivre dans un monde meilleur.
Cela veut-il dire que vous souhaitez votre
indépendance ?
VA : Lorsque nous parlons de
notre projet, certains Chiliens, surtout les politiciens,
ont peur. Ils pensent que nous avons des positions
séparatistes. Mais au fond, nous voulons juste que soit
reconnu notre droit à exister en tant que peuple, en tant
que culture. Évidemment, ils devraient nous rendre ce qu’ils
nous ont usurpé parce qu’il s’agit d’une étendue de terres
immensément vaste.
Mais ce serait avoir un esprit très étroit que de dire :
dehors tous les winkas, depuis le fleuve Bío-bio
(frontière historique du territoire mapuche) au Nord, pour
que nous restions seuls, entre nous, uniquement les Mapuche.
Nous devons être objectifs et clairs : aujourd'hui il y a
beaucoup de Chiliens qui ont du sang mapuche. Bref, ce
serait une chose bien utopique et bien égoïste.
Existe-t-il une discrimination contre les Mapuche dans la
vie quotidienne ? Comment se traduit cette discrimination ?
VA : Dans la vie de tous les
jours, les gens ne passent pas leur temps à dire « sale
indien » ou des choses de ce genre. Mais on remarque cette
discrimination dans les rapports entre les personnes. Par
exemple, lorsque vous entrez dans le bureau d’un service
public ou dans la salle d’un tribunal pour exposer votre
cause, l’attention qu’on vous prête est de piètre qualité.
Et si vous allez consulter un médecin, c’est pareil. Lorsque
vous faites la queue, dans une banque, on ne s’occupe pas de
vous avec le même intérêt que si vous étiez un propriétaire
foncier ou un grand blond. Il y a un exemple encore plus
parlant : à la télévision, dans la publicité, on ne voit que
des femmes blondes. Je n’ai rien contre ces femmes-là, mais
elles sont toutes blondes ! Jamais vous ne verrez une femme
au teint mat et aux cheveux noirs. Je crois que ça, c’est de
la discrimination raciale.
Dans notre pays, le Chili, la majorité de la population est
composée de métis et lorsque, après un séjour à l’étranger,
vous revenez au pays, vous vous apercevez que nous sommes
presque tous bruns, de petite taille et baraqués. Et ça,
c’est dû à notre ascendance indigène.
Comment a réagi le peuple chilien face à la grève de la faim
des prisonniers politiques mapuche ?
VA : Nos frères et nos sœurs
chiliens qui ont été témoins, par le passé, de grèves de la
faim, ont pris conscience, de ce qu’est réellement,
aujourd’hui, notre pays. Cette prise de conscience se fait
peu à peu. D’abord parce que les souvenirs de l’époque de la
dictature militaire sont encore très importants. Beaucoup de
gens ont donc des réticences à prendre parti sur les
problèmes d’actualité. Ensuite parce que les luttes sociales
du peuple chilien sont toutes atomisées du fait de la
répression systématique tant par le pouvoir judiciaire que
par la police. C’est pourquoi beaucoup de gens ne veulent
pas risquer de perdre leur emploi et acceptent de continuer
à travailler dans de très mauvaises conditions.
Mais suite à la grève de la faim et à la position des
gouvernements de la Concertación, (et, aujourd’hui,
de droite), les choses sont en train de changer. Nous
pensons qu’à partir de cette situation, la coordination de
notre lutte avec celles des Chiliens grandira et se
renforcera. Les acteurs sociaux — par exemple les étudiants,
les travailleurs, les enseignants — se sentent en quelque
sorte concernés par cette lutte que nous, les Mapuche,
menons aujourd’hui dans notre territoire.
Pensez-vous que l’accident de la mine de San José et le
sauvetage très médiatisé des mineurs ont été
instrumentalisés par le gouvernement pour passer sous
silence cette grève de la faim ?
VA : Les médias exercent une
censure : il y a une volonté systématique de taire la
réalité de la lutte du peuple mapuche.
Assurément, l’histoire de nos frères chiliens ensevelis au
fond de la mine a été, pour le gouvernement et le président
Sebastian Piñera, comme un parachute tombé du ciel pour
détourner l’attention.
Mais nous n’oublions pas, bien entendu, la gravité de la
situation et le fait qu’il s’agit de vies humaines et que
quelques-uns de nos camarades chiliens ensevelis dans la
mine étaient aussi Mapuche. Ces travailleurs mineurs
connaissaient les pires conditions pour ce qui est de la
sécurité au travail. C’est la preuve, encore une fois, que
l’accord Nº 169 sur la protection des vies humaines n’est
pas respecté par le gouvernement.
Voyez-vous, dans la façon de traiter les revendications
mapuche, une différence entre le gouvernement de l’ancienne
présidente Michelle Bachelet et celui de Piñera ?
VA : Aucune différence. Autant
les gouvernements de la Concertación que le
gouvernement actuel de droite sont un prolongement de la
dictature militaire des années 70. Pour la consolidation du
capitalisme dans notre pays, il n’y avait rien de mieux que
de criminaliser notre lutte en appliquant des lois
répressives dictatoriales.
Durant la dictature de Pinochet, y a-t-il eu une résistance
spécifiquement mapuche ?
VA : Les premières
mobilisations du peuple mapuche sont nées à travers les
centres culturels, à la fin des années 80, en partie sous
l’égide de l’Église catholique. C’est alors que naît le
mouvement d’unification le plus important : Admapu
(cela signifie la coutume de la terre en Mapudungun[2]).
Ce fut la première organisation mapuche à avoir le courage
de se soulever, en pleine dictature, et même à « converser »
avec Pinochet.
Notre lutte a toujours été présente. Aujourd’hui les Mapuche
sont conscients qu’aucune époque n’a été ni meilleure ni
pire. Nous avons toujours été opprimés.
Quelle est la position de la gauche extra-parlementaire
chilienne par rapport à la résistance des Mapuche
actuellement en prison et par rapport à leur combat en
général ?
VA : En toute objectivité, le
P. C. a eu une position assez tiède au sujet de la
répression. D’autres secteurs de la gauche, par exemple le
Parti des Verts ou bien Juntos Podemos,
ont eu une position relativement juste. Relative car s’ils
ont été les premiers à se prononcer sur le sujet, ils n’ont
tout de même pas eu la clarté politique de prendre position
avant que la grève de la faim de nos frères n’entre dans une
phase critique pour leur santé. Cela donne une image de ce
qu’a été leur position : un peu ambigüe.
Des mouvements révolutionnaires tels que le MIR, le FPMR ou
le mouvement Lautaro ont marqué l’histoire du Chili. Leur
renommée a même dépassé les frontières de l’Amérique Latine.
Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
VA : Je vous disais que les
organisations sociales au Chili sont toutes atomisées,
désarticulées. Mais comme dit le vieux dicton, je crois que
« les vieux étendards sont encore là et qu’ils y seront
toujours ». Beaucoup de frères, de camarades
révolutionnaires de ferme conscience politique et
idéologique, ont appuyé cette lutte malgré tous les efforts
faits pour désagréger ces mouvements.
Et je crois que d’une façon ou d’une autre, ils ont toujours
transmis leur combativité ainsi que les leçons tirées de
leurs erreurs. Aujourd’hui, avec beaucoup de ténacité, nous
nous efforçons de transmettre cette expérience à notre
peuple. Il faut prendre en compte cette riche expérience
d’organisation politique qui a existé. Voilà ce qui doit
être sauvé.
En Amérique Latine, parmi les peuples qui luttent, le peuple
mapuche est reconnu comme un peuple rebelle et héroïque.
Pouvez-vous nous dire pourquoi ?
VA : Le peuple mapuche a
toujours été en guerre. Dans son livre « La Araucana »,
Alonso de Ercilla relate, dans un de ses poèmes, que ce
peuple est « belliqueux et vaillant ». Avant l’arrivée des
Espagnols, l’Empire Inca avait essayé, en vain, de conquérir
le peuple mapuche. Aujourd’hui, il reste des vestiges de la
culture Inca dans les zones d’Angol, Collipulli, Negrete, et
Los Ángeles, ce qui signifie qu’il y eut une influence
réciproque avec ces peuples qui nous ont envahis.
Ensuite, les Espagnols eurent les pires difficultés à nous
conquérir. Pas seulement à cause du manque d’alliances avec
d’autres peuples voisins, mais surtout grâce à notre forme
d’organisation (politique, culturelle, religieuse,
militaire, etc.). En effet, durant la Conquista, les
Espagnols cherchaient avec certains d’entre nous à lutter
contre d’autres. Mais s’ils parvenaient à signer un pacte
avec cent Lonkos (chefs de communautés), il y en avait cent
autres qui se soulevaient ailleurs. Nous parlons d’un vaste
territoire de 35 millions d’hectares. Les Espagnols ne
pouvaient donc pas négocier avec un chef unique si bien que
lorsque certains signaient la paix, les autres entraient en
guerre. C’est comme lorsque vous éteignez un feu ici et
qu’un autre se déclare plus loin.
De plus, le peuple mapuche a tiré profit du terrain grâce à
sa tactique visionnaire. Se battre dans le désert, ce n’est
pas comme dans la montagne. Par exemple, les Mapuche
entraînaient les Espagnols vers les marais, leur faisant
croire que le gros des troupes se trouvait là. Mais en
réalité, il n’y avait qu’un petit détachement de guerriers
qui abandonnaient les lieux très rapidement après avoir
tendu l’embuscade. Lorsque les Espagnols arrivaient, il n’y
avait plus personne. Depuis la pente de la montagne, on
pouvait alors entendre le chivateo[3]
des Mapuche qui faisaient sonner leurs trutrucas[4].
Un des grands stratèges militaires fut Leftraru. Il
fut élu Toki non pas à cause de sa force physique ou
parce qu’il aurait eu des pouvoirs magiques, mais parce
qu’il avait du talent, de l’audace et de l’intelligence pour
amener l’ennemi sur le terrain qui l’avantageait lui.
Leftraru avait été prisonnier des Espagnols et, à leur
contact, il avait appris leurs tactiques de combat.
Aujourd’hui, à nouveau, nous sommes en train de neutraliser
la technologie sophistiquée de nos adversaires avec notre
astuce et nos tactiques. Par exemple, le Groupe Opérationnel
des Forces Spéciales dispose de lunettes à visée nocturne
pour voir le mouvement des Mapuche la nuit. On annule leur
avantage en combattant le jour.
Cependant, en ces temps modernes, il y a beaucoup de frères
mapuche capables d’étudier les lois, d’analyser la situation
politique, de prendre en charge la gestion. C’est là que se
trouve notre nouvelle arme pour la lutte. Il n’est pas
nécessaire de mener un combat armé. Si cela devait arriver,
il faudrait que ça se fasse après une analyse largement
partagée par le peuple qui en mesurerait et en assumerait le
coût. Je fais confiance au legs historique de notre peuple.
Il existe une capacité de résistance des gens simples, des
paysans, qui n’ont rien d’autre que leur confiance, leur
force de caractère et leur conviction que ce qu’ils font est
juste. En ce XXIème siècle, les policiers ne peuvent
éprouver qu’un sentiment de honte lorsqu’ils se battent
contre des femmes ou des enfants. C’est pourtant arrivé. Ils
ont emporté des enfants dans des hélicoptères et ont menacés
de les jeter par-dessus ; ils ont battu des femmes et les
ont laissées couvertes de bleus.
Malgré tout, notre résistance ne faiblit pas. Le peuple
mapuche, parce qu’il est un peuple réellement démocratique,
a été et continue d’être le caillou dans le soulier de tous
les gouvernements de la Concertación, y compris le
gouvernement de Piñera.
Votre résistance ne faiblit pas. Pourtant, vous menez votre
combat depuis longtemps…
Le peuple mapuche a été un des rares peuples de ce continent
qui a eu la force de lutter durant des siècles et dont on a
reconnu la souveraineté sur son territoire. Cette
souveraineté a été établie dans les accords internationaux
signés par la Couronne et dans lesquels le Roi d’Espagne
reconnaît le territoire du peuple mapuche. Il existe environ
28 pactes internationaux signés à diverses époques, entre
autres, les accords de Trapiwue, de Negrete et de Killin. Du
point de vue du droit international, ces pactes et
conventions n’ont pas de prescription. De plus, ils ont une
portée constitutionnelle.
Si nous ne maintenons pas la résistance en tant que peuple
mapuche, nous trahirions l’immense sacrifice que firent nos
ancêtres. Ils nous ont legué notre territoire ainsi qu’un
héritage historique. Le peuple indigène ne s’est jamais
laissé dominer par l’ennemi et jamais il n’a capitulé.
Malgré tous les événements passés et toutes les tentatives
pour faire disparaître notre culture, nous continuons à
lutter et à nous référer aux traités. Nous allons poursuivre
le combat parce que nous sentons que ce que nous demandons
est juste et légitime.
Comme presque toujours, il faut faire des sacrifices énormes
pour que soient respectés la dignité humaine et les droits
démocratiques…
De tout temps, le courageux peuple mapuche a eu la capacité
de donner sa vie pour la noble cause. Aujourd’hui, nous
aussi avons dû payer un prix élevé. On dénombre 12 Mapuche
morts, mais selon mon calcul, ça en fait plus de 20. Dans
les registres officiels, beaucoup de frères n’apparaissent
pas, parce qu’ils se sont suicidés (en pensant que ça ne
valait pas la peine de continuer à vivre) bien qu’ils aient
été d’héroïques combattants.
Nous avons peu à peu élevé le niveau des luttes à partir de
1997 lorsqu’eurent lieu les premiers incendies de camions.
Beaucoup de gens étaient encore paralysés par la peur qu’ils
avaient connue suite à la répression du temps de la
dictature. Ils craignaient le pouvoir et la police faisait
ce qu’elle voulait d’eux. C’est vrai que nous ne sommes pas
parvenus à récupérer tout le territoire de notre peuple,
mais bien une quantité d’hectares, la dignité et le respect.
En septembre dernier, vous êtes venu témoigner devant la
Commission des Droits de l’homme des Nations Unies, à
Genève. Quel était l’objectif de cette démarche ?
VA : Le but de la visite à
Genève était d’informer sur ce qui se passe au Chili et de
témoigner de ce qu’est notre conflit. Parce que ce sont
toujours les gouvernements qui disent ce qu’ils veulent et
les représentants des populations ne sont jamais présents.
Alors nous avons voulu rendre public ce qui se passe
réellement : le discours populiste, la double morale et tout
ce qui ne correspond pas à la réalité. Cela a été pour moi
une expérience intéressante parce qu’elle m’a permis
d’échanger des expériences et de nouer des liens d’amitié
avec d’autres peuples opprimés comme, par exemple, le peuple
palestinien.
Ce voyage en Europe a été comme une caisse de résonnance. Je
crois que cela a été bénéfique politiquement de venir ici et
de parler avec différentes organisations sociales issues de
divers pays. Il faut comprendre qu’il y a des revendications
de toutes parts. Nous devons donc coordonner nos luttes,
partager nos expériences pour mieux nous comprendre et
attaquer cet ennemi commun : les multinationales qui
envahissent les territoires des peuples originaires et
pillent nos ressources.
Pour conclure, nous werken du peuple mapuche, nous
sommes satisfaits du travail déjà accompli. Je crois que
c’est une lutte qui va continuer et nous ne savons pas
encore quand elle s’arrêtera. Et si nous ne voyons pas
évoluer les positions afin de mieux prendre en compte notre
réalité, il nous faudra continuer à travailler intensément,
à fournir une éducation politique, sociale et culturelle à
notre jeunesse. Et même enseigner les langues pour que notre
message soit mieux diffusé.
Je crois que c’est là un des grands défis que je dois
relever en tant que dirigeant.
[1]
Alliance entre les Démocrates Chrétiens et les
Socialistes. Le gouvernement de la Concertación a
suivi la dictature de Pinochet (1973-1990) et a duré
20 ans, de 1990 à 2010 (appelée période de
“transition vers la démocratie”).
[2]
Mapudungun : langue des
Mapuche.
[3]
Chivateo : cris et
insultes que lançaient les guerriers Mapuche à
l’ennemi avant d’entrer en combat.
[4]
Trutrucas : trompette
rustique des Mapuche.
Le dossier
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