Réseau Voltaire
Thierry Meyssan
sur les tentatives de déstabilisation de
la Syrie et sur l'élection
présidentielle française
Vendredi 20 avril
2012
Dans une
interview accordée à nos confrères
suisses de Mecanopolis que nous
reproduisons dans nos colonnes, Thierry
Meyssan revient sur l’offensive
internationale contre la Syrie, la
situation dramatique de la Libye et la
campagne électorale en France. Comme un
symbole, le « succès » français en Libye
est un désastre, alors que
paradoxalement, l’échec d’Alain
Juppé en
Syrie préserve les chances de peser dans
le monde de demain. Alors que la crise
syrienne annonce la fin du monde
unipolaire et le bouleversement des
anciennes alliances, la France n’a
qu’une alternative : la reconquête de sa
souveraineté ou l’errance mondialiste.
Mecanopolis :
Thierry Meyssan, vous observez la
situation en Syrie depuis plusieurs mois
pour le Réseau Voltaire. Que pouvez-vous
nous dire des dernières évolutions sur
le terrain ?
Thierry Meyssan : Durant un an, la
Syrie a affronté une « guerre de basse
intensité ». Des milliers de
mercenaires, venant de toute la région
et ayant une expérience du combat en
Irak et en Libye, ont saboté les
infrastructures énergétiques et de
télécommunication. Puissamment armés par
l’OTAN, disposant de renseignements
satellitaires, encadrés par des
instructeurs occidentaux, ils ont tenté
de semer la terreur et le chaos en
perpétrant des crimes d’une violence
inouïe. Simultanément, les médias
occidentaux ont inventé une histoire de
révolution/répression que leurs lecteurs
et spectateurs ont gobée par
assimilation : le schéma tunisien se
reproduirait dans tous les pays où les
gens parlent arabe.
Il n’y a pas à ce jour de bilan clair
des victimes. La seule source
indépendante crédible à laquelle on peut
se référer est la Mission d’observation
de la Ligue arabe. Elle était
majoritairement composée d’experts de
haut niveau (officiers supérieurs et
diplomates), de nationalités
différentes, et a pu librement se
déployer dans tout le pays. Selon elle,
il n’y a jamais eu de manifestations de
masse contre le régime et, partant de
là, jamais de répression. Surtout, les
groupes armés ont fait autant de
victimes parmi les civils que parmi les
forces de sécurité (armée et police). Ce
constat, qui contredit les assertions
des puissances occidentales et du Golfe,
a été rejeté par elles, alors mêmes que
ce sont elles qui avaient voulu et
composé cette Mission d’observation.
La « guerre de basse intensité » a
pris fin avec le retrait états-unien
consécutif au double veto russo-chinois
et au déploiement des armes
anti-aériennes russes. L’OTAN, ayant été
contrainte d’abandonner son projet de
bombardement de la Syrie, n’avait plus
de raison de poursuivre sa stratégie
préparatoire au sol. Les derniers
combattants se sont retranchés dans un
quartier de Homs, où ils ont proclamé
l’Emirat islamique de Baba Amr. Durant
un mois, ils ont organisé un show
télévisé mondial pour faire accroire que
leur bastion était « pilloné » par les
forces syriennes ; ce qui n’a jamais eu
lieu et ne pouvait pas avoir lieu
puisqu’un détachement syrien était
lui-même prisonnier à l’intérieur de
l’Emirat islamique. En définitive, à la
suite d’un accord conclu entre Claude
Guéant et le général Assef Chawkat, les
instructeurs français ont quitté Baba
Amr et la plupart des mercenaires se
sont rendus.
Comme toujours lorsqu’une guerre est
finie, il reste des individus et des
groupuscules isolés, animés par un
esprit de vengeance, qui causent encore
des dommages à la population. Quoi qu’il
en soit, progressivement tout revient à
la normale. Dans quelques jours se
tiendront des élections législatives
pluralistes, les premières que le pays
aura connues depuis un demi-siècle. Les
nouveaux partis politiques découvrent la
possibilité de s’exprimer à la
télévision et d’animer des débats
publics. En définitive, la Syrie sort de
cette épreuve appauvrie, mais renforcée.
Les efforts de l’OTAN pour
faire tomber le régime de Bachar
el-Assad ont jusqu’ici été mis en échec.
Nous imaginons toutefois que cette
coalition occidentale ne va pas
abandonner ses projets. Quelles seront,
selon vous, les prochaines actions de
déstabilisation de la Syrie ?
En déployant en Syrie le système de
défense anti-aérien le plus sophistiqué
du monde, la Fédération de Russie a mis
fin à la dominance aérienne des
États-Unis et d’Israël au Proche-Orient.
Or, la puissance des forces armées US
repose principalement sur sa capacité de
destruction aérienne, les forces au sol
ayant montré leur incapacité à occuper
un terrain. Washington n’a donc plus les
moyens de sa politique.
La présence russe est massive. Il y a
aujourd’hui plus de 100 000
ressortissants russes stationnés en
Syrie et ce sont des militaires russes
qui servent leur matériel de défense
anti-aérienne.
L’équilibre stratégique s’est inversé
en quelques années. Washington, qui
n’avait pas réussi à entrer en guerre au
Liban en 2005, y a livré une guerre par
procuration en 2006, laquelle s’est
soldée par la cuisante défaite d’Israël
face au Hezbollah. Puis, le Pentagone a
été contraint d’évacuer en 2011 les
gigantesques bases militaires qu’il
avait construites pour un siècle en
Irak. L’OTAN vient de reculer en Syrie,
et il n’est plus question d’attaquer
l’Iran.
Bien plus que les États-Unis et
Israël, ce sont les régimes arabes
sionistes qui sont les grands perdants
de cette nouvelle donne. Je pense
particulièrement aux dictatures
wahhabites d’Arabie saoudite et du
Qatar. Je ne suis pas sûr qu’ils
puissent survivre longtemps à leur
défaite
Pouvez-vous nous expliquer en
quelques mots quels sont les intérêts
que servent l’OTAN dans la
déstabilisation de la Syrie, et quel est
leur but final ?
L’OTAN n’a d’alliance défensive que
le nom. En réalité, c’est une
organisation de supplétifs des
États-Unis, au service de leurs
ambitions impériales. La décision
d’attaquer la Syrie a été prise lors
d’une réunion au Camp David, le 15
septembre 2001, juste après les
attentats de New York et Washington.
Elle faisait partie d’une liste de 7
objectifs, après l’Afghanistan et
l’Irak, il était prévu d’attaquer la
Libye et la Syrie, puis la Somalie et le
Soudan, et enfin l’Iran. Les préparatifs
de la guerre contre la Syrie ont débuté
après la chute de Bagdad, avec le vote
du Syria Accountability Act, le 15
octobre 2003. Immédiatement, les
premières sanctions ont été prises. Leur
prétexte était que la Force de paix
syrienne déployée au Liban pour mettre
fin à la guerre civile s’y éternisait.
Damas a retiré ses troupes, laissant le
pays du cèdre à découvert face à
l’ennemi israélien, mais les sanctions
ont été maintenues. Depuis, tout a été
essayé pour provoquer le conflit.
Souvenez-vous par exemple de la manière
dont on a accusé, sur la base de faux
témoignages aujourd’hui annués, le
président Bachar el-Assad d’avoir
commandité divers assassinats au Liban
dont celui de l’ex-Premier ministre
Rafic Hariri. Pour juger el-Assad, les
Etats de l’OTAN et du CCG ont alors
financé un tribunal d’exception, dont
les règles violent les principes les
plus élémentaires de la Justice et du
Droit international. Et ainsi de suite.
Fondamentalement, la coalition
anti-syrienne unit quatre composantes.
Les États-Unis veulent poursuivre le
remodelage du « Moyen-Orient élargi ».
Il s’agit pour eux de casser les grands
États historiques et de leur substituer
de petits États ethniquement homogènes,
plus faciles à manipuler. Ils entendent
amputer le Nord-Est de la Syrie en vue
de la création d’un Kurdistan avec des
éléments irakiens, turcs, voire
iraniens. Et amputer la côte syrienne
pour déplacer le Liban vers le Nord et
offrir une partie de son territoire
actuel à Israël.
De son côté la colonie juive de
Palestine vise à briser « l’Axe de la
Résistance ». Il lui faut changer le
régime, renverser Bachar el-Assad, au
profit d’un fantoche, Burhan Galioun,
dont le seul programme politique est de
rompre l’alliance syrienne avec le
Hezbollah et l’Iran, ainsi qu’il l’a
lui-même expliqué au Wall Street
Journal.
En ce qui les concerne, les dictatures
religieuses du Golfe ont, pour survivre,
un besoin vital d’éliminer le modèle
laïque syrien. Celui-ci est très
différents de ce que nous connaissons
sous le même vocable en Europe,
particulièrement en France. La laïcité
syrienne n’est pas une cohabitation, une
tolérance, entre communautés religieuse
—et encore moins un cache-nez du racisme
comme elle tend à le devenir en Europe ,
mais une véritable coopération entre
croyants pour garantir la liberté de
chacun de s’épanouir spirituellement en
suivant la foi de ses ancêtres.
Enfin, les multinationales de l’énergie
convoitent le gaz de la région. On a
découvert des réserves considérables en
Méditerranée sous la croute de sel, et
dans le continent. Ces gisements sont
partagés entre l’Egypte, la Palestine
occupée, le Liban, la Syrie, la Turquie
et Chypre, mais leur centre se trouve à
Qârâ, non loin de Homs. Nous venons en
fait d’assister à la première grande
guerre du gaz qui préfigure de nouvelles
règles géopolitiques bien différentes de
celles du pétrole. C’est aussi la raison
pour laquelle, les grandes puissances du
gaz sont si impliquées : la Russie,
l’Iran et le Qatar.
En embarquant la France dans cette
aventure, Nicolas Sarkozy et Alain Juppé
ont cherché à satisfaire chacune des
quatre composantes de la coalition ;
Paris n’ayant aucun intérêt direct au
conflit. La France a cru pouvoir jouer
un rôle en tant qu’ancienne puissance
mandataire, et monnayer ce rôle.
Cependant, l’espoir de la victoire a
laissé place à la réalité de la défaite
et les Français vont être surpris de
devoir payer la facture des crimes
commis en leur nom.
Plusieurs mois après
l’intervention de l’OTAN en Libye,
pouvez-vous nous dire quelle est la
situation dans ce pays, et qui le dirige
?
Personne ne gouverne la Libye. Et
personne ne pourra la gouverner avant
longtemps. J’avais expliqué lors de
l’assassinat de Mouammar el-Khadafi,
mort sous la torture un jour après
l’attaque de son convoi par les
Français, que la disparition du « Leader
» marquait l’anéantissement de la notion
d’autorité dans une société tribale. Le
but recherché a été atteint : la société
libyenne est détruite, comme on a
détruit la société en Somalie et en
Irak.
Les partisans du « remodelage » ont
étendu leur stratégie à l’Afrique du
Nord. La contagion gagne maintenant le
Mali et menace l’Algérie.
Permettez-moi de répéter qu’il n’y a
jamais eu de révolution anti-Kadhafi en
Libye, qui était apprécié par son peuple
et n’a jamais envisagé de le massacrer.
Par contre, il y a eu une sécession de
la Cyrénaïque à l’initiative de la
France et du Royaume-Uni pour le compte
des États-Unis et d’Israël. On se dirige
maintenant vers une partition du pays :
rétablissement de la monarchie Senussie
en Cyrénaïque, installation des Frères
musulmans en Tripolitaine, et repli des
anti-impérialistes au Fezzam.
En France, nous approchons du
premier tour de l’élection
présidentielle. Marine Le Pen et
Jean-Luc Mélenchon se sont auto désignés
comme les candidats de
l’antimondialiste. Pensez-vous qu’ils le
soient réellement ?
Si nous abordons la question des
programmes politiques, nous devons la
penser en termes de partis, d’équipes,
et pas de personnes. A l’inverse, si
nous parlons des candidats, nous devons
juger leur personnalité, leur compétence
et leur vertu républicaine.
Je ne doute pas que Marine Le Pen et
Jean-Luc Mélenchon soient
antimondialistes, mais l’important est
de savoir si leurs équipes le sont. Les
positions du Front national et du Front
de gauche sont généralement
anti-mondialistes, mais souvent ambiguës
et parfois contradictoires. Seul des
deux, le Front national a condamné les
aventures militaires de Nicolas Sarkozy
en Afghanistan, en Côte d’Ivoire, en
Libye et en Syrie, mais il entretient un
flou artistique à propos des États-Unis
et d’Israël. Il est clair pour moi que
le Front de gauche, malgré les efforts
de son candidat, n’est pas
anti-mondialiste. Je suis par contre
dubitatif quant au Front national qui a
soigneusement évité de clarifier en son
sein cette question centrale.
Notre ami et camarade Pierre
Hillard s’apprête à lancer, dans la
continuité du texte d’Adrien Abauzit, un
« appel à l’abstention » pour le
deuxième tour de cette élection qui,
sauf surprise, consacrera un duel entre
Nicolas Sarkozy et François Hollande.
L’idée est de donner le moins de
légitimité possible au prochain
président, de sorte à pouvoir ensuite
contester son autorité – qu’il ne
manquera pas de mettre au service de
l’oligarchie mondialiste. Seriez-vous
prêt à le signer, avec d’autres
intellectuels français ?
D’abord, par principe, je me refuse à
discuter en public de la stratégie de
second tour avant que le suffrage
universel ait parlé au premier tour.
Ensuite, je pense que le passage du
vote blanc à l’abstention doit être
murement réfléchi. Le premier exprime un
refus de légitimer le choix présenté,
tandis que le second manifeste une
volonté de délégitimer les institutions.
Nous avons évoqué tout à l’heure la
Libye. J’ai vu ce que signifie
l’effondrement d’un État, l’anarchie que
Hobbes décrivait en disant qu’elle fait
de l’homme « un loup pour l’homme », et
je ne souhaite pas ce genre chose à
n’importe quel peuple et surtout pas au
mien.
Je pense comme Pierre Hillard, et
certainement de très nombreux Français,
que notre République n’est plus laïque,
n’est plus démocratique et n’est plus
sociale. Mais si nous appelons à
délégitimer les institutions, nous ne
pouvons en rester là. Nous devons aller
jusqu’au bout : la Révolution !
Sommes-nous prêts ?
«
Thierry Meyssan sur les tentatives de
déstabilisation de la Syrie et sur
l’élection présidentielle française
», Mecanopolis, 19 avril 2012.
Thierry
Meyssan, Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Il publie des
analyses de politique étrangère dans la
presse arabe, latino-américaine et
russe. Dernier ouvrage en français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
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