Interview
de Ricardo Alarcón, Président du
Parlement cubain
Cuba face aux
défis du XXIe siècle
Ricardo
Alarcón
Lundi 2 avril 2012
Salim Lamrani
Le Monde diplomatique en español
Président du Parlement cubain
depuis 1992 et membre du Bureau
politique du Parti communiste cubain,
Ricardo Alarcón de Quesada est la
troisième figure du gouvernement cubain,
après le Président Raúl Castro et le
Premier Vice-président Antonio Machado
Ventura. Professeur de philosophie et
diplomate de carrière, il a passé près
de 12 ans aux Etats-Unis en tant
qu’ambassadeur de Cuba auprès des
Nations unies. Alarcón
est devenu, au fil du temps, le
porte-parole du gouvernement de La
Havane.
Dans ce long entretien de près de deux
heures, Alarcón n’élude aucune question.
Il revient sur le rôle de Fidel Castro
depuis son retrait de la vie politique
et explique la présence de Raúl Castro
au pouvoir. Il évoque également la
réforme du modèle économique et social
cubain ainsi que les défis que doit
relever la nation. Par la suite, Alarcón
aborde la question migratoire et les
relations avec les Etats-Unis sous
l’administration Obama. Il disserte
également sur l’épineuse problématique
des droits de l’homme et des prisonniers
politiques. Il n’hésite pas à aborder
non plus l’affaire Alan Gross,
sous-traitant américain incarcéré à
Cuba, ainsi le cas des cinq agents
cubains détenus aux Etats-Unis.
L’entretien revient sur la découverte
d’importants gisements pétrolifères dans
la zone économique exclusive de Cuba
dans le Golfe du Mexique et ses
éventuelles conséquences. Enfin, la
conversation s’achève sur les rapports
avec l’Eglise Catholique et le Vatican,
la prochaine visite du pape Benoît XVI,
les relations avec l’Union européenne,
les liens avec la nouvelle Amérique
latine et l’avenir de Cuba après Fidel
et Raúl Castro.
Fidel et Raúl Castro
Salim Lamrani : M. le Président, Fidel
Castro a quitté le pouvoir en 2006 pour
des raisons de santé. Dans quel état se
trouve-t-il actuellement et à quoi
dédie-t-il son temps ?
Ricardo Alarcón de Quesada :
D’après mes informations, il jouit d’une
excellente santé, si l’on prend en
compte son âge avancé et les opérations
chirurgicales qu’il a dû subir. Il a une
vie très active. Il passe beaucoup de
temps à lire et écrit régulièrement des
articles de réflexion. Il a également
publié plusieurs ouvrages. Il est
actuellement concentré sur des thèmes de
recherche précis, notamment sur la
question alimentaire et agricole. Il
analyse les différentes formes de
production agricole possibles qui
permettraient de résoudre la grave crise
alimentaire qui frappe le monde et en
particulier les régions les pauvres.
Fidel Castro est un homme qui
dispose de centres d’intérêt extrêmement
variés. Il étudie toute sorte de
thématiques et de problématiques, et je
dois dire que son emploi du temps est
très chargé pour ces raisons.
SL : Comment s’explique la présence de
Raúl Castro au pouvoir ? Est-ce en
raison de son lien de parenté avec Fidel
Castro ? S’agit-il d’une succession
dynastique en quelque sorte ?
RAQ : En aucun cas, la
présence de Raúl Castro à la tête de la
nation cubaine n’est absolument liée à
sa relation parentale avec le leader de
la Révolution cubaine qu’est Fidel
Castro. Permettez-moi de m’en expliquer.
Raúl Castro occupait déjà le poste de
Premier vice-président lorsque Fidel
Castro était au pouvoir. Il avait été
élu à ce poste. Il était donc
constitutionnellement logique qu’il
remplace le Président en cas de vacance
de pouvoir. De la même manière qu’il
serait constitutionnellement normal que
le Président du Sénat français succède
au Président de la République française
en cas de vacance de pouvoir. Par
ailleurs, Raúl Castro avait été élu
Second secrétaire du Parti Communiste
dès le Premier Congrès de 1975 et c’est
la raison pour laquelle il occupe
actuellement le poste de Premier
secrétaire.
SL : Mais n’occupait-il pas ses
fonctions en raison de son statut de
frère de Fidel Castro ?
RAQ : Je crois que l’explication
est d’ordre historique et non pas
familial. Permettez-moi de préciser ma
pensée. Raúl, indépendamment du fait
qu’il soit le frère de Fidel, a joué un
rôle fondamental dès les premiers
moments de la lutte contre la dictature
de Fulgencio Batista en 1956. Il a été
le l’organisateur et le chef du Second
Front de l’Armée rebelle dans la Sierra
Maestra en 1958. Il a toujours été
considéré comme le second chef de la
Révolution, depuis l’époque de la lutte
armée contre le régime militaire, en
raison de ses mérites personnels et de
ses qualités exceptionnelles de leader,
et non pour son lien de parenté avec
Fidel Castro.
Remarquez
d’ailleurs que Raúl est le seul membre
de la famille Castro à occuper un poste
politique à Cuba. S’il s’agissait de
népotisme, tous les membres de sa
famille occuperaient des postes-clés.
Mais ce n’est pas le cas. Fidel Castro a
plusieurs frères et sœurs mais aucun n’a
joué de rôle politique dans l’histoire
de Cuba hormis Raúl. Pourtant, Fidel a
un grand frère qui s’appelle Ramón.
Sachez que ce dernier – ni aucun autre
membre de sa famille – n’a jamais occupé
de poste hiérarchique national. Ramón
travaille d’ailleurs dans le domaine
agricole qui constitue son principal
centre d’intérêt. Les enfants de Fidel
Castro ne sont pas ministres. Je répète,
la présence de Raúl Castro au pouvoir
répond davantage à une logique
historique qu’à un lien de parenté.
SL : En 2008, suite à son élection, Raúl
Castro a proposé au Parlement de
consulter Fidel Castro sur toutes les
questions stratégiques. Cette
proposition a été acceptée par les
députés. Ne serait-ce pas là une forme
de gouvernance discrète de la part du
leader historique de la Révolution
cubaine ? Qui prend réellement les
décisions à Cuba ?
RAQ : Dans notre
pays, les décisions sont prises de
manière collégiale, y compris lorsque
Fidel Castro était au pouvoir. Raúl
Castro a beaucoup insisté sur cet
aspect, sur l’institutionnalisation du
processus révolutionnaire. Nous sommes
actuellement en train de préparer la
conférence du Parti qui aura lieu en
janvier 2012, avec une participation
très large non seulement de tous les
militants mais aussi des citoyens qui ne
sont pas membres du Parti.
Le gouvernement
fonctionne également comme un organe de
direction collective. Le Conseil des
ministres se réunit toutes les semaines.
De la même manière, le Bureau politique
du Comité du Parti ainsi que le Comité
exécutif du Conseil des ministres se
réunissent toutes les semaines pour
discuter, débattre et prendre les
décisions importantes.
Fidel Castro
dispose d’une autorité morale et
politique extrêmement forte, qui ne
découle pas d’une charge, d’une fonction
ou d’une responsabilité qu’il aurait
obtenue par une élection à un moment
donné, mais de son rôle historique.
C’est la raison pour laquelle, comme l’a
expliqué Raúl Castro devant le Congrès,
son opinion est toujours sollicitée pour
les questions stratégiques de première
importance. Il ne participe pas aux
réunions que je viens de vous mentionner
mais lorsqu’il s’agit de questions de
premier ordre, il est systématiquement
consulté.
Rappelez-vous
néanmoins que nous nous trouvons dans un
pays où l’on consulte tout le monde sur
presque tous les sujets. S’il est une
réalité à Cuba qui est indéniable, c’est
le nombre abondant de réunions où les
gens expriment leurs point de vues et je
puis vous dire que les débats sont vifs
car les divergences d’opinions sont
réelles. Les travailleurs, les
militants, les voisins, absolument tout
le monde y participent. Logiquement,
Fidel Castro a son mot à dire. Il est
clair qu’il ne donne pas son avis sur
tout mais se concentre plutôt sur les
questions fondamentales.
SL : Un sage en quelque sorte.
RAQ : Fidel
n’occupe aucune position formelle
aujourd’hui, mais il reste Fidel Castro,
le leader historique de la Révolution,
celui qui nous a menés à la victoire
contre Batista. Il reste le principal
architecte de la résistance face aux
Etats-Unis depuis un demi-siècle. Son
avis revêt donc logiquement un intérêt
particulier sur tout ce qui est d’ordre
stratégique.
La réforme du modèle économique cubain
SL : En avril 2011, le Congrès du Parti
Communiste a décidé de réformer le
modèle économique cubain. A quoi est dû
ce changement ? En quoi consiste-t-il
exactement ?
RAQ : Nous,
Cubains, nous sommes rendu compte que
nous devions introduire des changements
importants au projet économique et
social de notre nation, afin de sauver
le socialisme, de l’améliorer, de le
perfectionner. Nous avons pris en compte
des facteurs objectifs de la réalité. Le
socialisme cubain a été durant une
longue période très lié au socialisme
basé en Union soviétique. A l’évidence,
il ne peut plus en être ainsi. Il faut
également prendre en compte des facteurs
globaux présents sur la scène
internationale. Par ailleurs, il
convient de rectifier certains aspects
de notre projet économique et social,
qui avaient sans doute un sens à
l’époque où ils ont été appliqués, mais
qui ne se justifient plus. Certaines
politiques prises par le passé avaient
une explication conjoncturelle, mais
n’ont actuellement plus lieu d’être.
Que recherche-t-on
exactement ? Nous essayons d’atteindre
une meilleure efficience économique, une
utilisation plus rationnelle et efficace
de nos ressources naturelles,
matérielles, économiques et financières,
lesquelles sont limitées. Nous devons
prendre en compte les principaux
facteurs externes pour ce qui concerne
Cuba, en l’occurrence les sanctions
économiques que nous imposent les
Etats-Unis, et qui n’ont cessé de
s’intensifier lors des dernières années.
Il convient également de prendre en
compte les réalités positives, tels que
les changements importants survenus en
Amérique latine et dans la Caraïbe.
Après une analyse des problèmes de la
société cubaine, une réflexion
collective à ce sujet, nous sommes
arrivés à la conclusion qu’il fallait
introduire des changements pour faire
face à ces réalités objectives mais
aussi parce que nous sommes convaincus
qu’il y a une meilleure façon de
procéder pour construire une société
plus juste.
SL : Cuba a décidé de réduire le rôle de
l’Etat.
RAQ : Nous avons
effectivement décidé de réduire le rôle
de l’Etat dans notre société. Nous
n’avons pas renoncé à l’idée que la
société a une responsabilité vis-à-vis
de ses citoyens. Nous restons convaincus
que l’accès à la santé, à l’éducation, à
la culture, à la sécurité sociale, à
l’assistance sociale, à la retraite, aux
congés de tout type, au bien-être sont
des droits humains fondamentaux. Ces
secteurs représentent la plus grosse
partie du budget national et nous
obligent à maintenir chaque année un
déficit budgétaire d’une certaine
importance que nous essayons de
contrôler et de réduire, comme la
plupart des pays du monde. Néanmoins,
dans notre cas, cela ne se fait pas au
détriment du rôle fondamental de l’Etat.
SL : C’est-à-dire ?
RAQ : L’Etat ne
renonce pas à son rôle et ne remet pas
en cause les acquis sociaux. Pour
maintenir un accès à la santé
universelle et gratuite, à l’éducation
universelle et gratuite et garantir à
toutes et à tous les prestations
sociales, le droit à la retraite, à
l’assistance sociale, il est
indispensable d’arriver à la plus grande
efficience possible dans la mise en
place de ces droits sociaux. Nous avons
réalisé un travail de fond afin d’offrir
un service d’excellente qualité à
moindre coût, non pas en réduisant le
salaire de l’enseignant mais au
contraire en éliminant les dépenses
inutiles, inhérentes à la bureaucratie.
Il s’agit là de la perspective générale
pour le reste de l’économie.
SL : L’un des objectifs est donc de
mettre un terme aux obstacles
bureaucratiques, avec un retrait de
l’Etat des secteurs non stratégiques,
tels que les salons de coiffure, par
exemple.
RAQ : Raúl Castro a
souvent évoqué le cas des salons de
coiffure. A quel moment Karl Marx a-t-il
affirmé que le socialisme consistait à
collectiviser les salons de coiffure ? A
quel moment a-t-il dit que cette
activité, tout comme de nombreuses
autres, devait être administrée et
contrôlée par l’Etat. L’idée du
socialisme a toujours été la
socialisation des moyens fondamentaux de
production. Il est clair que l’acception
du terme « fondamental » peut avoir un
spectre plus ou moins large. En ce qui
nous concerne, nous sommes convaincus
qu’il est impossible de renoncer à
certaines choses. Néanmoins, pour le
reste, il est indispensable de réduire
l’implication de l’Etat dans des tâches
et des activités que les gens peuvent
réaliser eux-mêmes, pour leur propre
compte, de façon coopérative. Cela
permet à l’Etat de réduire énormément
les coûts et de garantir ce que nous
considérons comme étant des droits
humains fondamentaux. Pour cela, il faut
libérer de nouvelles forces productives,
permettre les initiatives personnelles
aussi bien à la ville qu’à la campagne,
afin de construire un socialisme à la
cubaine qui, en fin de compte, ne
consiste pas à répondre à un dogme
établi, à suivre un exemple ou à copier
un modèle préétabli.
SL : Un socialisme qui serait donc
authentiquement cubain.
RAQ : Ce qui
caractérise actuellement l’Amérique
latine est qu’un certain nombre de pays,
à leur manière, sont en train de
construire leur propre socialisme.
Pendant longtemps, l’une des erreurs
fondamentales commises par le mouvement
socialiste et révolutionnaire a été de
croire qu’il existait un modèle de
socialisme. En réalité, il ne faut pas
parler de socialisme mais de socialismes
au pluriel. Il n’y a pas de socialisme
qui soit similaire à un autre. Le
socialisme est « création héroïque »
comme disait Mariátegui. S’il s’agit de
création, cela doit donc répondre à des
réalités, des motivations, des cultures,
des situations, des contextes, des
objectifs qui ne sont pas identiques
mais différents.
SL : Comment a été décidée cette réforme
du modèle économique ?
RAQ : Nous nous
trouvons face à une situation
expérimentale, développée selon une
méthode très cubaine et –dirais-je –
très socialiste, c’est-à-dire à travers
un processus constant, large et
authentique de consultation populaire.
Le Parti a proposé un projet de réforme
du système économique. Ce projet a été
débattu dans tout le pays, non seulement
parmi les militants, mais aussi avec
tous les citoyens qui ont souhaité
participer à ces discussions. Le projet
a d’ailleurs été profondément modifié
suite à ces débats. Des articles ont été
modifiés, certains ont été proposés,
d’autres ont été éliminés. Le document
initial a été modifié à plus de 70%
suite aux discussions citoyennes et il a
ensuite été proposé au Congrès du Parti
Communiste. Plusieurs commissions ont
été créées afin de travailler et de
réfléchir sur le document final et
d’analyser les nouvelles propositions
apparues suite à ce grand débat
national. A la fin, un nouveau document
a été présenté avec 311 propositions de
changement au Parlement qui l’a
approuvé. Certaines mesures sont déjà en
application, d’autres sont en train
d’être mises en place et d’autres sont
toujours en phase de débat non pas sur
leur contenu, qui a été approuvé, mais
sur la manière de les réaliser.
Je
ne suis pas sûr qu’il y ait beaucoup de
gouvernements dans le monde qui prennent
la peine de consulter la population
avant de lancer une politique de
transformation du système économique. Je
ne suis pas sûr que les gouvernements
qui ont appliqué des mesures d’austérité
drastiques, qui ont réduit les budgets
de la santé et de l’éducation, qui ont
augmenté l’âge de départ à la retraite,
en raison de la crise systémique
néolibérale qui touche de nombreuses
nations aient demandé l’avis des
citoyens sur les changements profonds
qui affectent désormais leur quotidien.
De tout cela
émergera un socialisme nouveau,
différent de celui dont nous disposons
actuellement mais, ce sera toujours du
socialisme et il sera sans doute plus
authentique.
SL : Ne s’agirait-il pas d’un retour au
capitalisme ?
RAQ : Je ne pense
pas, même s’il est vrai qu’il y aura une
plus grande présence dans la société
cubaine de mécanismes de marché,
d’éléments qui caractérisent l’économie
de marché, le capitalisme si vous
préférez.
SL : Depuis le mois de novembre 2011,
les Cubains peuvent acheter et vendre un
logement et des automobiles. Pourquoi
quelque chose qui constitue la norme
dans le reste du monde était-il
interdit, ou du moins fortement encadré
à Cuba ?
RAQ : Permettez-moi
de vous donner une explication
historique. Dans les années 1960,
lorsque ces mesures ont été prises,
l’objectif était d’empêcher la
restauration capitaliste, avec
l’accumulation de biens. Prenez
l’exemple de la Révolution mexicaine qui
avait fait une grande réforme agraire,
mais peu de temps après le latifundio
avait refait son apparition. La
Révolution cubaine ne voulait pas
commettre la même erreur. Si le paysan
possédant un lopin de terre grâce à la
réforme agraire décidait de le vendre au
propriétaire terrien le plus riche, il
sapait les fondements même de la réforme
agraire, car il contribuait de nouveau à
l’accumulation de biens et à la
résurgence du latifundio.
Pour ce qui est du
logement, la réforme urbaine avait
permis à tous les Cubains de posséder un
logement en limitant la concentration de
propriété.
Vous
pouvez vous promener dans La Havane et
vous ne trouverez absolument personne
vivant dans la rue ou sous un pont,
comme cela est le cas dans de nombreuses
capitales occidentales. Il peut y avoir
un problème de promiscuité avec
plusieurs générations vivant sous le
même toit, mais personne n’est abandonné
à son sort. Nous ne voulions donc pas
nous retrouver de nouveau avec de
multipropriétaires et c’est la raison
pour laquelle des restrictions – et non
une interdiction totale – ont été
imposées.
SL : Et en ce qui concerne les
voitures ?
RAQ : Pour ce qui
est des voitures, la question est plus
complexe car il s’agit d’un produit
d’importation dont la nation est
dépendante. Cuba n’a historiquement
jamais eu d’industrie automobile. Cuba a
produit quelques moyens de transport
collectif, mais l’automobile n’a jamais
été produite à Cuba. Il y a également un
autre élément fondamental qui est
l’essence, le carburant, qui a toujours
constitué le talon d’Achille de
l’économie cubaine. Il fallait donc
établir des contrôles et certaines
restrictions.
Il convient de
rappeler que certaines de ces mesures de
contrôle sont antérieures à l’idée du
socialisme cubain. Je me réfère souvent
à un document extrêmement intéressant
datant de février 1959, quand nous avons
établi à Cuba un contrôle sur les
devises et les importations. Ainsi,
jusqu’à février 1959, la bourgeoisie
cubaine était habituée à aller à la
banque pour acheter des dollars et
importer une voiture, du parfum ou des
articles de luxe. Lorsque la Révolution
a triomphé, une partie de l’élite liée à
l’ancien régime prend le chemin de
l’exil et parmi ces personnes là se
trouvait le président de la Banque
nationale de Cuba.
Le gouvernement
provisoire dirigé par Manuel Urrutia
nomme alors le Docteur Felipe Pazos à la
tête de cette institution. Pazos avait
été le fondateur et premier président de
cette entité financière nationale qui
avait vu le jour en 1950 sous le
gouvernement de Carlos Prío Socarrás.
Pazos était un économiste de prestige,
indépendant et qui n’était pas de
gauche. Il avait dirigé la Banque de
1950 à mars 1952, date marquant le coup
d’Etat de Fulgencio Batista. Dès sa
prise de fonction, il avait rédigé un
rapport qu’il avait remis au président
Urrutia – Fidel Castro n’était que chef
des Forces armées à l’époque – dans
lequel il décrivait l’état des finances
cubaines et révélait le pillage des
réserves effectué par les dirigeants de
l’ancien régime avant de prendre la
fuite.
Pazos – et non le
Che Guevara, Raúl Castro ou autre
radical du Mouvement 26 Juillet – qui
était le représentant emblématique des
classes aisées, très respecté par la
bourgeoisie de l’époque, avait décidé
donc d’établir le contrôle des changes,
de cesser la vente de dollars, et
d’imposer un contrôle strict sur les
importations. En tant que président de
la Banque nationale, il avait informé
Urrutia qu’il était impératif de prendre
ces mesures au vu du désastre financier
dans lequel se trouvait la nation. La
situation économique de Cuba était
dramatique et il faut reconnaître que
les éléments de tension qui existaient
au sein de l’économie cubaine n’ont
toujours pas disparu.
Ainsi, à partir des
années 1960, il y a eu une forte
restriction sur l’importation de
produits – y compris les automobiles –
et cela s’est poursuivi jusqu’à
aujourd’hui pour des raisons
économiques. Cette décision – je le
rappelle – avait été prise par un
économiste de renom, Felipe Pazos, qui
n’était pas un radical ou un communiste
mais plutôt un conservateur.
Il existait deux
types de situations. Ceux qui
disposaient déjà d’une voiture avant le
triomphe de la Révolution pouvaient
l’utiliser comme bon leur semblait, la
vendre, etc. Ensuite, étant donné que
l’Etat avait le monopole des
importations, l’automobile était vendue
aux fonctionnaires à un prix
subventionné – souvent à peine 10% de sa
valeur réelle – ou aux éléments
méritants. La contrepartie est qu’il ne
leur était pas possible de la vendre
pour des raisons antispéculatives
évidentes.
Ainsi, la propriété
personnelle de l’automobile était
limitée laquelle était destinée à une
fonction sociale. Si l’on légalisait la
vente de voitures, la possession de ces
dernières reviendrait non pas à ceux qui
en faisaient un usage social ou
l’avaient acquis grâce à leurs mérites,
mais à ceux qui disposaient des revenus
les plus importants. Cela se justifiait
ainsi à l’époque. Il fallait éviter le
développement de la spéculation sur les
voitures, car à l’évidence, le pays ne
disposait pas des ressources suffisantes
pour les importer en masse, ni pour
fournir le carburant nécessaire à leur
fonctionnement. Là encore, l’Etat a
imposé certaines restrictions.
SL : Qu’en est-il maintenant ?
RAQ : Désormais,
nous voyons cela sous un angle
différent. Si l’on est propriétaire de
son logement – ce qui concerne 85% des
Cubains –, il est possible de le vendre.
Pour quelles raisons ? Prenez le cas
d’une famille qui s’agrandit et qui
souhaite acquérir un bien plus grand et
le cas d’un ménage qui se rétrécit, car
les enfants ont grandi et se sont
mariés, et qui nécessite un logement
plus modeste. Désormais, il leur sera
possible de procéder à un échange ou à
une vente. Il est également possible de
le léguer, de le prêter, de le louer,
etc. Auparavant, seul l’échange était
autorisé, tout comme la location de
chambre. En réalité, il s’agit désormais
de faciliter ce type de transactions et
d’éliminer tous les obstacles
bureaucratiques.
SL : Quels étaient ces obstacles ?
RAQ : Il fallait
auparavant une décision administrative
de l’Institut national du Logement. Pour
cela, un accord du Bureau municipal du
Logement était nécessaire, puis il
fallait obtenir une autorisation au
niveau provincial et enfin au niveau
national. La bureaucratie était énorme
et étant donné qu’il s’agissait de
décisions administratives, elles étaient
source de corruption et de pots-de vin.
Désormais, depuis
le 1er décembre 2011, si deux
personnes souhaitent échanger leur
logement, il leur suffit simplement de
passer devant le notaire avec les titres
de propriété. Toutes les démarches
bureaucratiques inutiles ont été
éliminées. Il y a d’ailleurs toujours eu
des notaires à Cuba mais qui agissaient
en bout de chaîne après l’obtention des
autorisations administratives de la part
du vendeur et de l’acheteur.
SL : Que se passe-t-il en cas de
litige ?
En cas de litige,
si une personne revendique par exemple
certains droits sur une transaction déjà
effectuée, que ce soit une vente ou un
échange, les tribunaux trancheront et
auront le dernier mot. Les bureaucrates
n’auront plus voix au chapitre. Vous
vous rendez compte ainsi que dans un
seul secteur, nous arrivons à réduire de
manière drastique la fonction
administrative et bureaucratique en
éliminant les démarches inutiles. Ces
réformes vont permettre de résoudre
certains problèmes liés au logement en
facilitant les transactions de vente et
d’échange.
Pour ce qui est des
voitures, ce sera plus simple car il
existe un registre de véhicules depuis
fort longtemps. Il s’agit de
débureaucratiser notre société. La
grande limitation réside dans le fait
que les particuliers ne peuvent pas
importer de véhicule et, au risque de me
répéter, cette décision a été prise il y
a cinquante ans non pas par Fidel Castro
mais par Felipe Pazos, bien avant que
les Etats-Unis ne décrètent un embargo
commercial contre notre nation, bien
avant la loi Torricelli de 1992, la loi
Helms-Burton de 1996 et les deux
rapports de la Commission d’Assistance à
une Cuba libre de 2004 et 2006, qui
aggravent les sanctions économiques.
Comme vous pouvez l’imaginer, ces
sanctions ont aggravé notre économie
nationale et nous ont amené à imposer un
strict contrôle sur les importations
personnelles.
De la même manière,
un candidat à l’émigration pourra
désormais vendre son logement avant de
quitter le pays ou le léguer à sa
famille jusqu’au quatrième degré de
consanguinité. Auparavant, l’Etat
prenait possession du logement abandonné
et le remettait à une autre famille. Ce
ne sera désormais plus le cas.
La question migratoire
SL : Passons justement à la question
migratoire. Pourquoi existe-t-il encore
à Cuba des restrictions
sur
l’émigration ? Pourquoi un Cubain qui
quitte le pays pendant plus de onze mois
est-il considéré comme un émigrant
définitif qui perd la plupart des droits
réservés aux résidents permanents ?
RAQ : L’un des
thèmes que nous sommes en train de
discuter actuellement au plus haut
niveau de l’Etat concerne la question
migratoire. Nous allons procéder à une
réforme migratoire radicale et profonde
dans les mois qui viennent afin
d’éliminer ce genre de restrictions.
Il est nécessaire
de rappeler en préambule à cette
problématique que la question migratoire
a été l’un des thèmes les plus manipulés
par la politique des Etats-Unis. Elle a
toujours été utilisée comme une arme de
déstabilisation contre Cuba depuis 1959,
et comme un élément de distorsion de la
réalité cubaine. Je vous rappelle que la
loi d’Ajustement Cubain approuvée par le
Congrès des Etats-Unis en 1966 est
toujours en vigueur. Elle stipule que
tout Cubain quittant légalement ou
illégalement le pays, pacifiquement ou
par la violence, obtient automatiquement
au bout d’un an le statut de résident
permanent. Vous admettrez qu’il s’agit
là d’un formidable facteur d’incitation
à l’émigration légale mais surtout
illégale. Car dans le même temps, les
Etats-Unis limitent à 30 000 le nombre
de Cubains qui peuvent émigrer chaque
année. La logique voudrait que la
représentation diplomatique des
Etats-Unis à La Havane concède un visa à
tout candidat à l’émigration en vertu de
la loi d’Ajustement cubain. Or, cela
n’est pas le cas.
SL : Dans quel but, selon vous ?
RAQ : Dans le but
de favoriser l’émigration illégale et
d’instrumentaliser ce phénomène en
montant une campagne médiatique sur les
pauvres Cubains qui essayent de quitter
leur pays à tout prix. Le seul pays du
monde qui bénéficie d’une loi
d’Ajustement de la part des Etats-Unis
est Cuba. C’est la raison pour laquelle
il n’y a aucun Cubain en situation
illégale sur le territoire américain car
ils sont tous automatiquement
régularisés. D’un côté les Etats-Unis
votent des lois qui criminalisent les
immigrants de tous les pays du monde et
de l’autre ils accueillent les Cubains à
bras ouverts.
SL : Quelles sont les autres raisons qui
expliquent le contrôle migratoire ?
RAQ : Il convient
également de rappeler que notre pays a
été victime d’une longue campagne de
terrorisme depuis 1959 jusqu’à 1997,
organisée par les Etats-Unis. Une partie
de l’émigration cubaine est responsable
de plusieurs milliers d’attentats
terroristes contre notre nation qui ont
coûté la vie à 3 478 personnes,
auxquelles il faut ajouter 2 099 autres
victimes de lésions permanentes. Le
terroriste et ancien agent de la CIA,
Luis Posada Carriles, auteur de plus
d’une centaine d’assassinats, dont il ne
manque pas de se vanter publiquement,
est toujours protégé par les Etats-Unis
qui refusent de le juger ou de
l’extrader. Il vit tranquillement à
Miami. C’est une réalité que les médias
occidentaux, qui pourtant sont si
prolixes au sujet de Cuba, préfèrent
ignorer.
SL : Mais les choses sont différentes
aujourd’hui.
RAQ : Les choses
ont effectivement beaucoup changé.
Désormais, la communauté cubaine de
l’étranger constitue le second groupe de
personnes en ordre d’importance qui se
rendent chaque année à Cuba. Près d’un
demi-million de Cubains installés hors
de nos frontières nous rendent visite
chaque année. L’immense majorité de
l’émigration cubaine a une relation
normale avec sa patrie d’origine.
Il y a cinquante
ans cela n’était pas le cas. La majorité
était composée d’exilés et parmi eux se
trouvaient ceux qui avaient pillé le
Trésor Public. Parmi eux se trouvaient
également les envahisseurs de la Baie
des Cochons, ceux qui entraient
clandestinement, posaient des bombes et
assassinaient les jeunes professeurs de
la campagne d’alphabétisation. Comme
vous pouvez l’imaginer les choses
étaient bien différentes.
Depuis, d’autres
Cubains ont émigré vers les Etats-Unis
et ne présentent pas le même profil que
l’exil historique. Il s’agit désormais
d’une émigration économique dont
l’intérêt fondamental est de maintenir
un lien apaisé avec leur pays d’origine.
Ils y ont de la famille, des amis et
souhaitent avant tout de la stabilité.
Cette nouvelle
réalité nous amène à une réforme
substantielle de notre politique
migratoire. Certaines règles doivent
être changées et d’autres doivent être
éliminées.
Il existe également
une autre explication à ces
restrictions : la nécessité de protéger
notre capital humain. La formation de
médecins, de techniciens, de
professeurs, etc, coûtent extrêmement
cher à l’Etat cubain et les Etats-Unis
font tout pour nous priver de ces
richesses. En 1959, 50% des médecins
cubains – 3 000 – s’étaient exilés aux
Etats-Unis où on leur offrait de
meilleures conditions de vie. Il existe
depuis 2006 une politique adoptée par
l’administration Bush intitulé
The Cuban Medical Program, destinée
à priver la nation cubaine de ses
médecins en les incitant à émigrer vers
les Etats-Unis. Ce programme est
toujours en vigueur, y compris sous
l’administration Obama. Nous avons le
devoir de protéger notre capital humain.
Les relations avec les Etats-Unis
SL : Abordons à présent la relation avec
les Etats-Unis. Quelles sont, d’un point
de vue cubain, les différences entre
l’administration Obama et la précédente
administration Bush ?
RAQ : La différence
la plus notable concerne le style, le
langage. Obama est un homme plus
sophistiqué, plus cultivé que Bush. Ce
n’est pas un grand éloge de ma part car
on peut en dire autant de presque tout
le monde. Il n’est pas très difficile
d’être plus intelligent que George W.
Bush. Si nous concédons un changement
formel par rapport à la précédente
administration, cela n’est pas le cas au
niveau de la substance. Je me souviens
toujours de cette célèbre chanson
Killing me softly with your words.
Car l’objectif de détruire la Révolution
cubaine, de subvertir l’ordre établi, de
dominer Cuba comme par le passé, reste
le même, avec des propos moins agressifs
néanmoins, avec une approche plus douce.
SL : Au-delà du style, il y a eu
quelques changements, non ?
RAQ : L’admnistration
Obama s’est fondamentalement distinguée
sur un aspect qui concerne la communauté
cubano-américaine. Lors de la campagne
présidentielle, Barack Obma s’était
rendu à Miami et avait promis d’éliminer
les restrictions drastiques qu’avait
imposées l’administration Bush aux
voyages des Cubains vivant aux
Etats-Unis. Entre 2004 et 2009, les
Cubains des Etats-Unis ne pouvaient se
rendre sur l’île que 14 jours tous les
trois ans, dans le meilleur des cas.
Pour cela, il fallait disposer d’un
membre de sa famille sur l’île au
premier degré de consanguinité,
c’est-à-dire, grands-parents, parents,
frère et sœur, conjoint et enfants. Le
Cubain qui n’avait qu’une tante sur
l’île, par exemple, n’étaient pas
autorisé à voyager, pas même une fois
tous les trois ans. Les transferts
d’argent étaient également limités à
1 200 dollars par an. Obama a tenu sa
promesse et a éliminé ces restrictions.
Cela représente quelque chose
d’important pour les Cubains de
l’extérieur et pour les Cubains de
l’île, car les liens familiaux sont
préservés.
SL : Donc, sur ce point, Obama s’est
distingué de son prédécesseur.
RAQ : En effet.
Jusqu’à Obama, la coutume pour les
candidats présidentiels, lorsqu’ils se
rendaient à Miami, était de promettre
des actions plus dures, plus énergiques
contre le « régime castriste », pour
satisfaire les intérêts des grands
potentats qui contrôlent l’industrie de
l’anticastrisme. Obama, au contraire,
est allé obtenir le soutien de
l’émigration cubaine et il a eu la bonne
inspiration d’insister sur ce qui
intéressait le plus l’immense majorité
des Cubains de Floride : la possibilité
de voyager librement à Cuba. Obama avait
vu juste puisqu’il a gagné l’investiture
démocrate, remporté la majorité à Miami
et en Floride et est sorti vainqueur de
l’élection présidentielle.
SL : La victoire d’Obama en Floride,
bastion traditionnel de la droite
républicaine, ne marque-t-il pas un
changement notable au niveau de la
composition de la communauté cubaine ?
RAQ : C’est
effectivement le cas car la nouvelle
communauté cubaine qui représente
l’immense majorité des Cubains de
Floride a une attitude différente de
celle de la vieille génération
nostalgique de l’ancien régime, de
l’exil dur comme il est communément
dénommé. Cette frange extrémiste dispose
pour ce qui la concerne de la
citoyenneté américaine et participe à la
vie politique du pays en votant, alors
que la nouvelle génération d’émigrés,
pour une grande partie d’entre elle, ne
dispose pas de la citoyenneté américaine
et ne joue pas de rôle actif dans la vie
politique de la nation. Malgré cela, la
position d’Obama a été majoritaire parmi
les Cubains ayant la possibilité de
voter. Par ailleurs, les Cubains sans
possibilité de vote, ont une influence.
Ils peuvent exercer une pression. En un
mot, ils doivent être pris en compte.
Obama, une fois élu, a mis un terme aux
restrictions.
SL : Quel bilan tirez-vous du premier
mandat d’Obama vis-à-vis de Cuba ?
RAQ : Je crois
qu’il s’agit d’un bilan partagé par une
majorité des citoyens américains. Le
terme le plus juste pour caractériser ce
sentiment général serait
« frustration », car il n’a pas répondu
aux attentes suscitées par sa rhétorique
de changement. Nous lui concédons
néanmoins, je le répète, une approche
stylistique différente, plus élégante.
En revanche, je
dois vous dire que l’administration
Obama a été beaucoup plus consistante
dans l’imposition d’amendes et de
sanctions aux entreprises étrangères qui
violent le cadre des sanctions contre
Cuba, et qui effectuent des transactions
commerciales avec nous.
SL : Les sanctions contre Cuba
s’appliquent donc également aux
entreprises étrangères.
RAQ : il ne faut
pas oublier que les sanctions
économiques disposent d’un caractère
extraterritorial, c’est-à-dire qu’elles
s’appliquent également aux autres
nations, et ce en violation du Droit
International qui interdit tout type
d’application extraterritoriale des
lois. Par exemple, la loi française ne
s’applique pas en Espagne, car la loi
française respecte le Droit
international. Néanmoins, la loi
étasunienne sur les sanctions
économiques contre Cuba s’applique
partout dans le monde.
Plusieurs banques
ont été sanctionnées d’amendes de
plusieurs millions de dollars, plus de
100 millions de dollars pour l’une
d’entre elles, pour avoir effectué des
transactions commerciales en dollars et
avoir ouvert des comptes à des
entreprises cubaines en dollars.
SL : Donc, d’un côté, certaines
restrictions sont assouplies et de
l’autre les sanctions contre les
contrevenants aux règles de l’embargo
s’appliquent de manière plus
systématique.
RAQ :
Effectivement. Il convient de préciser
que les relations bilatérales sous Obama
n’ont pas atteint le niveau existant
sous l’administration Carter. Elles se
rapprochent de ce qui existait sous
Clinton.
SL : Qu’en était-il sous Carter
RAQ : Carter avait
mis fin aux restrictions existantes et
avait entamé un processus de
normalisation des relations. Des
représentations diplomatiques, des
sections d’intérêts, ont été ouvertes à
La Havane et à Washington. Non seulement
les Cubains pouvaient voyager sans
restrictions mais les citoyens
américains également. Ce fut la seule
période où les touristes américains
pouvaient voyager librement.
Aujourd’hui, ils peuvent se rendre
partout dans le monde, en Chine, au
Vietnam, en Corée du Nord, mais pas à
Cuba.
Obama n’a même pas
rétabli ce niveau de relations alors que
de nombreux secteurs aux Etats-Unis
l’exigent, que ce soit le monde des
affaires, l’opinion publique, plus d’une
centaine de membres du Congrès, etc, en
vain.
SL : Cuba est-elle disposée à normaliser
les relations avec les Etats-Unis ?
SL : Bien entendu.
La véritable question consiste à définir
ce que l’on entend par normalisation des
relations. Si l’on se réfère à la
légalité internationale, Cuba est tout à
fait disposée à normaliser ses
relations, à condition que les
Etats-Unis nous reconnaissent et nous
traitent sur un même pied d’égalité,
d’un point de vue juridique, comme cela
est le cas pour tous les autres pays du
monde. Je vous rappelle que l’égalité
souveraine entre les Etats est la norme
depuis le Congrès de Westphalie en 1648.
Il s’agit donc du respect de la
souveraineté et de l’indépendance. Sur
ces bases, Cuba aspire bien évidemment à
la normalisation des relations avec les
Etats-Unis, qui est l’un des objectifs
historiques de la nation cubaine.
Il faut pour cela
que les Etats-Unis acceptent une réalité
concrète. Cuba est une entité séparée,
indépendante et libre, qui ne leur
appartient pas. Je vous signale que sur
le continent américain, le seul pays qui
ne dispose pas de relations avec nous
sont les Etats-Unis.
SL : Selon l’administration Obama, les
relations avec Cuba ne sont pas
possibles en raison du manque de
démocratie et des atteintes aux droits
humains.
RAQ : Cela fait
effectivement partie de la rhétorique
hypocrite du gouvernement des
Etats-Unis. Si les Etats-Unis
appliquaient ces critères de manière
universelle, ils n’auraient pas de
relations avec bon nombre de pays.
Ils souffriraient
également d’un grave problème
psychiatrique car ils ne pourraient même
pas avoir de relations avec eux-mêmes.
Il leur faudrait rompre les relations
avec la ville de New York où la police a
brutalement réprimé les manifestations
pacifiques. Il leur faudrait également
mettre un terme à leurs relations avec
les autorités californiennes coupables
d’exactions d’une violence inouïe contre
des manifestants, les « indignés » comme
on les dénomme.
C’est comme si Cuba
déclarait qu’elle rompait ses relations
avec tous les pays qui n’offraient pas
un accès universel et gratuit à la
santé, à l’éducation, à la culture, à la
pratique sportive, aux loisirs, etc..
Nous n’exigeons pas des Etats-Unis
qu’ils changent leur système pour
normaliser nos relations. Nous
souhaiterions bien évidemment que tous
les citoyens américains puissent avoir
accès à la santé universelle et
gratuite, à l’éducation universelle et
gratuite, que les minorités ne soient
pas victimes de ségrégation raciale ou
sociale. Mais en aucun cas, nous
n’imposerions cela comme condition
préalable à la normalisation des
relations bilatérales, car nous
respectons le principe de souveraineté.
Les Etats-Unis n’appartiennent pas à
Cuba, donc nous n’avons pas à donner
notre avis ou imposer notre point de
vue. Cuba ne peut pas indiquer des
normes de conduite à un Etat étranger.
Donc toute cette
rhétorique d’Obama et de ses
prédécesseurs n’est que le reflet d’une
vieille tendance historique qui remonte
au début du XIX siècle et à Thomas
Jefferson, qui considérait Cuba comme
une addition naturelle à l’Union
américaine. Les Etats-Unis se sentaient
investis d’une mission divine qui leur
permettait de dicter leur loi aux autres
nations. Mais, vous comprendrez bien que
nous n’acceptons pas ce principe et que
nous ne l’accepterons jamais.
L’affaire Alan Gross
SL : Abordons à présent l’affaire Alan
Gross qui constitue, selon les
Etats-Unis, un obstacle à l’ouverture
d’un dialogue avec Cuba. Comment se
justifie la condamnation d’Alan Gross à
quinze ans de prison, alors qu’il était,
selon Washington, présent à Cuba pour
aider la communauté juive de La Havane à
avoir accès à Internet ?
RAQ : Cela est
évidemment inexact. La communauté juive
cubaine, qui a tout notre respect, s’est
elle-même prononcée sur le sujet et a
fermement rejeté tout lien avec les
activités de Gross. La communauté juive
n’avait pas besoin des services de Gross
car elle a accès aux nouvelles
technologies sans aucun problème. Par
ailleurs, les relations entre la
communauté juive et le gouvernement
cubain sont excellentes et par
conséquent elle ne se prêterait jamais
aux manœuvres subversives des
Etats-Unis. Elle dispose également de
liens étroits avec les communautés
juives du reste du monde et en
particulier celles des Etats-Unis, qui
leur fournissent tout ce dont elle
nécessite et qui voyagent régulièrement
à Cuba. Tout cela s’effectue avec la
pleine coopération du gouvernement
cubain. Par conséquent, l’affirmation de
Washington est dénuée de tout fondement.
SL : De quoi a-t-il été accusé
RAQ :Gross lui-même
s’est plaint d’être la victime de la
politique
étasunienne. Il s’est rendu à Cuba pour
mettre en place le programme de
subversion interne élaboré par les
Etats-Unis, consistant à distribuer du
matériel hautement sophistiqué tels que
des téléphones satellite à certains
groupes liés au gouvernement des
Etats-Unis, dont le but ultime –
publiquement reconnu par Washington –
est le changement de régime. Sa présence
avait une finalité subversive, ce qui
constitue un grave délit à Cuba, mais
également aux Etats-Unis ou en France.
SL : Il a donc été jugé pour ces faits ?
RAQ : Il a été
soumis à un procès au cours duquel il a
bénéficié de toutes les garanties
possibles. Il a lui-même reconnu avoir
bénéficié d’un procès équitable. Son
avocat américain a également reconnu que
le procès s’était déroulé dans de bonnes
conditions. Ses conditions de détention
lui permettent d’entrer en contact avec
la diplomatie américaine présente à Cuba
à chaque fois qu’il le souhaite. A
chaque fois que sa femme a sollicité un
visa pour lui rendre visite, elle l’a
obtenu. Gross s’est également entretenu
de manière régulière avec les
personnalités américaines en visite à
Cuba, y compris les dirigeants
religieux. Le dernier en date a été le
rabbin de sa communauté David Shneyer,
qui a décrit les conditions de sa
visite. Il ne l’a pas rencontré dans une
prison de haute sécurité comme
l’affirment les médias des Etats-Unis,
mais dans un hôpital militaire où il
vit, en raison de ses problèmes de
santé. Il est traité avec humanité, avec
un respect total de son intégrité, en
vertu des lois cubaines.
L’affaire des « Cinq »
SL : Evoquons à présent l’affaire des
Cinq. Quatre d’entre eux sont toujours
détenus et le dernier se trouve en
liberté surveillée. Ils sont en prison
depuis 1998 pour « conspiration en vue
de commettre des actes d’espionnage » et
ont écopé de lourdes peines de prison,
de 15 ans à la perpétuité. Quels sont
les perspectives futures ?
RAQ : Pour le cas
de René Gonzalez, qui se trouve en
liberté conditionnelle, son avocat va
tenter de persuader la juge de le
laisser purger sa peine de trois ans à
Cuba. De la même manière, nous essayons
d’obtenir une autorisation de visite
pour son épouse qui ne l’a pas vu depuis
plus d’une décennie car Washington a
systématiquement refusé toutes les
demandes de visa.
Je crois que chacun
peut évaluer la différence de traitement
entre Cuba et les Etats-Unis pour ce qui
est des visites familiales des
prisonniers. Cuba a systématiquement
accepté toutes les demandes de visa de
l’épouse de Gross. Washington a
systématiquement refusé toutes les
demandes de visa d’Olga Salanueva,
épouse de René González, et d’Adriana
Pérez, épouse de Gerardo Hernández.
De la même manière,
René González effectuera sans doute une
demande de visite à Cuba pour voir sa
famille, car la liberté conditionnelle,
selon la loi, permet cette possibilité.
Il lui est possible de purger sa peine
hors du territoire des Etats-Unis.
Pour les quatre
autres prisonniers, les processus
d’habeas corpus sont toujours en cours.
Les trois démarches administratives –
une motion de la défense, une réponse du
parquet et une réplique de la défense –
sont quasiment terminées pour Antonio
Guerrero et Gerardo Hernández. Pour ce
qui est de Ramón Labañino et de Fernando
González, nous sommes dans l’attente de
la réponse du parquet, c’est-à-dire du
gouvernement des Etats-Unis. Début 2012,
la défense s’exprimera à son tour sur la
réponse du gouvernement.
SL Pour quelles raisons, les cas
sont-ils étudiés séparément ?
RAQ : En réalité,
cette procédure extraordinaire d’habeas
corpus est possible seulement si le
procès est arrivé à son terme, ce qui
est le cas pour Gerardo Hernández et
René Gonzalez, lorsque la Cour Suprême a
décidé de ne pas étudier le cas. Pour ce
qui est d’Antonio, Ramón et Fernando, le
procès s’est achevé lorsque le tribunal
a fixé de nouvelles sentences lors du
procès en appel. Ces décisions sont
survenues à deux moments différents, et
c’est la raison pour laquelle les cas
sont étudiés séparément.
SL : L’issue de cette affaire semble
néanmoins plus politique que juridique.
RAQ : C’est
effectivement le cas, d’où la nécessité
de convaincre le président Obama de les
libérer. Il s’agit, à mon avis, d’une
obligation morale de sa part, qu’il peut
réaliser par une simple décision
exécutive que permet la Constitution des
Etats-Unis. Cette décision peut être
prise à tout moment, peu importe le
déroulement du procès.
SL : Pour quelles raisons Obama
devrait-il prendre une telle décision ?
RAQ : Tout
simplement parce que ces personnes sont
innocentes. Je vous rappelle que leur
présence aux Etats-Unis avait pour but
d’empêcher la réalisation d’attentats
terroristes contre Cuba, en infiltrant
non pas des entités gouvernementales –
ce qui aurait pu justifier l’accusation
d’espionnage – mais les groupuscules
violents de l’extrême droite de l’exil
cubain impliqués dans des actes de
terrorisme contre Cuba.
Leur mission était
nécessaire dans la mesure où ces groupes
ont toujours agi en totale impunité. Je
vous rappelle que Luis Posada Carriles,
ancien agent de la CIA, auteur
intellectuel de plus d’une centaine
d’assassinats – ce n’est pas moi qui le
dit mais lui-même dans une interview
qu’il a accordée au
New York Times le 12 juillet 1998 ;
c’est également ce qu’affirment des
rapports de la CIA et du FBI
déclassifiés en 2004 et 2005 – est
toujours en liberté à Miami et n’a
jamais été jugé pour ses crimes.
Je vous rappelle
également qu’en 1998 nous avions invité
deux importants directeurs du FBI pour
leur remettre un rapport volumineux,
établi par nos agents, sur les activités
terroristes de groupes de Miami. Ils
nous ont promis de les neutraliser et à
leur retour, au lieu d’accomplir leur
devoir, ils ont procédé à l’arrestation
des Cinq.
Cette réalité du
terrorisme contre Cuba revient au grand
jour avec la sortie de René González.
SL : Expliquez-vous
RAQ : Le parquet a
refusé catégoriquement que René Gonzalez
purge sa peine de liberté conditionnelle
à Cuba. La juge a accepté la requête du
parquet en déclarant qu’il devait, pour
le moment, purger sa peine aux
Etats-Unis. Dans la déclaration écrite,
la juge mentionne de nouveau, à trois
reprises, « la condition spéciale
additionnelle », qui lui avait été
imposée lors de sa condamnation en 2001
et qu’il doit respecter.
SL : En quoi consiste cette « condition
spéciale additionnelle ?
RAQ : Cette
« condition spéciale additionnelle à la
liberté conditionnelle » stipule que
« l’accusé a l’interdiction formelle de
s’approcher, ou se rendre sur les lieux
spécifiques fréquentés par des individus
ou des groupes tels que des terroristes,
des personnes promouvant la violence ou
des figures du crimes organisé ». Il
s’agit d’une citation textuelle que l’on
peut trouver dans la transcription de
l’Audience de la juge Joan A. Lenard, du
12 décembre 2001.
Il s’agit là d’une
reconnaissance explicite du fait que les
autorités des Etats-Unis ont identifié
des groupes
ou des individus qu’ils
considèrent comme étant des terroristes,
des membres du crime organisé ou des
personnes promouvant la violence. Ils
savent qui ils sont, où ils se trouvent
mais ne font rien pour les mettre hors
d’état de nuire. Dans le même temps, ils
interdisent à un citoyen américain, René
Gonzalez – car il est né aux Etats-Unis
– de s’y rendre et d’agir contre ces
groupes.
SL : Tout cela est quand même assez
surprenant. Cette déclaration est assez
troublante.
RAQ : Vous
trouverez cette déclaration dans la
transcription du procès et dans la
déclaration récente du parquet et de la
juge, lorsque René González a sollicité
l’autorisation de purger sa peine à
Cuba. Le but de cette condition est à
l’évidence de protéger ces trois
catégories d’individus. Si vous disposez
d’une meilleure explication, je suis
preneur.
Cela suppose que
René González est constamment surveillé
par les autorités américaines qui savent
où se trouvent ces individus, afin de
s’assurer qu’il ne viole pas sa liberté
conditionnelle. Si par malheur, René
González venait à s’approcher de ces
lieux pour déjouer leurs plans, il
retournerait immédiatement en prison.
SL : Cette situation semble assez
surréaliste.
RAQ : C’est
pourtant la réalité, même si elle est
pour le moins insolite. Vous trouverez,
je le répète, cette déclaration tout au
long du procès. Le parquet a longuement
insisté sur ce fait. La juge a dicté les
sentences, dans le mémorandum des
sentences, où le gouvernement a proposé
les peines – inutile de dire que le
gouvernement a proposé les peines
maximum pour chaque chef d’accusation.
Le parquet a même commis de graves
erreurs d’où la décision de la Cour
d’Appel de dicter de nouvelles sentences
pour Antonio Guerrero, Ramón Labañino et
Fernando González. Ce même parquet, dans
ce même mémorandum de sentences, face au
Tribunal, oralement, a insisté sur le
fait que pour le gouvernement des
Etats-Unis, il était tout aussi
important d’appliquer les peines
maximales que de garantir l’incapacité
de l’accusé à reprendre les activités
pour lesquelles il a été condamné –
c’est-à-dire infiltrer les groupes
terroristes mais de manière pacifique,
sans armes ni violence pour pouvoir
ensuite en informer Cuba –, d’où la
nécessité d’imposer cette « condition
spéciale additionnelle ». Cette
« condition spéciale additionnelle » a
été imposée aux cinq, y compris à
Gerardo Hernández qui a été condamné à
deux peines de prison à vie plus quinze
ans. Chacun d’entre eux, lorsqu’il aura
purgé sa peine – pour Gerardo, lors de
sa troisième vie – devra se tenir loin
de ces groupes terroristes et il
reviendra au gouvernement de s’assurer
que cela soit le cas afin qu’ils ne
reprennent pas les activités qui les ont
menés en prison.
Pour Gerardo, Ramón
et Fernando, le parquet souligne que
cela sera le cas car il est prévu qu’ils
soient expulsés du territoire américain.
Tout cela est écrit noir sur blanc dans
le mémorandum de sentences. Pour René et
Antonio – tous deux citoyens américains
– ils ne peuvent pas être expulsés et
c’est la raison pour laquelle cette
« condition spéciale additionnelle »
leur a été imposée. René devra la
respecter y compris à l’issue de sa
liberté conditionnelle, de même pour
Antonio, s’il venait à en bénéficier.
En d’autres mots,
les autorités des Etats-Unis
reconnaissent que dans la ville de Miami
il existe des groupes terroristes,
violents et mafieux. Elles savent qui
ils sont et où ils se trouvent, mais
elles leur garantissent une totale
impunité. Elles interdisent ainsi à un
citoyen américain en liberté de faire
quoi que se soit pour les neutraliser.
SL : Qu’est-ce que cela démontre selon
vous ?
RAQ : Cela démontre
clairement l’innocence des Cinq, car ce
qu’ils faisaient aux Etats-Unis n’est
pas un délit. Ce n’est pas un délit que
d’empêcher la réalisation d’un acte de
terrorisme. Lutter contre la violence,
les délits et le terrorisme n’est un
crime nulle part. Malheureusement, cette
histoire surréaliste a perduré en raison
de la dictature médiatique. Si cette
affaire avait eu la couverture qu’elle
méritait, elle aurait suscité un tel
outrage au sein de l’opinion publique
américaine que la position du
gouvernement aurait été intenable. Que
dirait l’opinion publique étasunienne si
elle apprenait que le gouvernement
protège des terroristes et incarcère
ceux qui luttent contre la violence ?
Imaginez si demain
le gouvernement décidait d’arrêter René
González pour s’être approché d’un
groupuscule terroriste ? Pourquoi le
gouvernement américain peut-il agir de
telle manière ? Tout simplement parce
que l’opinion publique ne le sait pas en
raison de la complicité médiatique dans
cette affaire. Si cela se savait, les
Cinq seraient à Cuba depuis fort
longtemps.
Rendez-vous compte,
René est sorti de prison en octobre 2011
et on lui impose cette condition non pas
pour le protéger mais pour protéger les
groupuscules terroristes. N’est-ce pas
un comble ?
Je me répète, il
est du devoir du président Obama de
libérer les Cinq, sans tarder. C’est
d’ailleurs également l’intérêt des
Etats-Unis. Ce cas illustre chaque jour
le caractère profondément hypocrite de
la politique antiterroriste des
Etats-Unis, qui d’un côté prétendent
mener une lutte globale contre ce fléau
et de l’autre protègent des criminels
sur leur sol en incarcérant ceux qui
essayent de déjouer leurs plans. Le
gouvernement fédéral utilise en ce
moment même des fonds pour surveiller
René González et donc pour les protéger.
René a accompli une peine de treize ans
de prison pour avoir essayé d’empêcher
la réalisation d’actes terroristes
contre Cuba. Il en est de même pour les
quatre autres. Il s’agit du premier cas
« d’espionnage » dans l’histoire des
Etats-Unis où il n’y a pas un seul
document secret qui ait été violé. C’est
pour cela que la Cour d’Appel d’Atlanta
a d’ailleurs reconnu qu’il ne s’agissait
pas d’une affaire d’espionnage.
Le pétrole
SL : Autre sujet à présent. Cuba dispose
d’importants gisements pétrolifères qui
vont être prochainement exploités.
Pensez-vous que le pétrole sera
l’élément-clé qui contribuera à la
normalisation des relations avec les
Etats-Unis.
RAQ : Nous avons
effectivement bon espoir que les
prochaines prospections qui vont être
réalisées en mer dans la zone économique
exclusive de Cuba soient fructueuses.
Toutes les analyses l’indiquent y
compris les études réalisées par des
spécialistes des Etats-Unis. Les
réserves sont relativement importantes
et contribueront substantiellement au
développement économique de Cuba.
Je crois, en
revanche, que ce qui nous mènera à la
normalisation de nos relations, plus que
le pétrole, sera l’histoire et la
géographie. Les décideurs à Washington
doivent accepter une bonne fois pour
toutes que Cuba est une entité séparée
des Etats-Unis, qui historiquement ne
leur appartient pas. Ils doivent par
conséquent chercher à établir une
relation normale basée sur le respect de
la souveraineté et de l’indépendance.
Il est clair que le
pétrole fera bouger les choses à mesure
que l’extraction prendra de l’ampleur.
Le monde des affaires aux Etats-Unis
souhaite avoir des relations normales
avec Cuba.
Les prisonniers politiques
SL : En 2010, suite à un dialogue avec
l’Eglise catholique et l’Espagne, Cuba a
décidé de libérer tous les prisonniers
dits politiques. Comment s’expliquait
leur présence en prison ?
RAQ : Toutes les
personnes dont vous me parlez ont été
reconnues coupables par nos tribunaux
d’association avec une puissance
étrangère, à savoir les Etats-Unis.
Elles ont accepté d’être financées par
Washington pour promouvoir un changement
de régime à Cuba. Cela est une grave
violation du code pénal cubain. Je vous
rappelle que tous les codes pénaux du
monde entier classent comme délit ce
type d’agissement. Par exemple, il est
strictement interdit en France d’être
financé par une puissance étrangère dans
le but de porter atteinte aux intérêts
fondamentaux de la nation. Il en est de
même aux Etats-Unis.
SL : Il s’agit là de la version cubaine.
RAQ : Permettez-moi
de vous dire qu’il y a un moyen
relativement simple de confirmer notre
version. Il suffit de consulter les
documents officiels des Etats-Unis, qui
sont publics et disponibles, dans
lesquels il est reconnu que l’un des
piliers de la politique étrangère de
Washington vis-à-vis de Cuba consiste à
financer une opposition interne. Non
seulement les Etats-Unis ne nient pas
notre version mais ils la revendiquent
dans des rapports et des lois officiels.
Vous noterez également que les personnes
que vous qualifiez de prisonniers
politiques n’ont jamais nié le fait
qu’elles étaient stipendiées par les
Etats-Unis. Elles ont été condamnées à
des peines établies par notre code pénal
pour avoir été partie intégrante d’un
plan destiné à subvertir l’ordre établi,
et non pas pour un délit d’opinion.
SL : Pourquoi ont-elles été libérées ?
RAQ : L’Eglise
catholique et les autorités espagnoles
ont démontré qu’une solution pouvait
être obtenue avec les autorités cubaines
si les rapports étaient basés sur le
dialogue respectueux. Il s’agit là d’un
thème humanitaire et nous avons démontré
que Cuba savait se montrer magnanime et
généreuse, car je vous rappelle que le
but ultime recherché par les Etats-Unis
est de mettre un terme à l’indépendance
de Cuba. Si les projets subversifs, mis
en place par ces personnes que nous
avons libérées, avaient fonctionné, Cuba
aurait, je le répète, cesser d’être une
entité souveraine et indépendante. De
graves délits ont été commis et il ne
faut pas l’oublier.
Rappelons que
certaines de ces personnes avaient été
libérées par le passé pour des raisons
de santé, bien avant le dialogue avec le
cardinal Jaime Ortega. Ce dialogue a
abouti pour le bénéfice de tous et nous
devons reconnaître que la coopération du
gouvernement de José Luis Rodriguez
Zapatero a été importante.
Les relations avec l’Eglise catholique
et le Vatican
SL : A quoi est dû ce rapprochement avec
les autorités religieuses ? Quel est
l’état des relations avec le Vatican ?
RAQ : Les relations
avec l’Eglise cubaine sont très bonnes.
Les catholiques font partie de la
société cubaine. Ils disposent d’un
espace qu’ils occupent pleinement. Le
plus important pour Cuba est l’unité de
la nation dans toute sa diversité.
Au début de la
Révolution, il y a eu des tensions et
des désaccords avec certains secteurs de
l’Eglise, notamment les secteurs
étrangers de l’Eglise, très liés à la
Phalange espagnole et au régime
franquiste de l’époque, qui se sont
opposés au processus révolutionnaire.
Rappelons-nous que ces secteurs avaient
mis ne place l’Opération Pedro Pan et
avaient sorti du pays 14 000 enfants,
les séparant irrémédiablement de leurs
parents.
Les choses sont
désormais différentes. L’Eglise
Catholique est cubaine et patriotique.
Le Cardinal Jaime Ortega a d’ailleurs
prononcé un discours pastoral exhortant
les croyants à participer au débat sur
l’actualisation du modèle économique et
social, et à exprimer leurs opinions.
Pour ce qui est des
relations avec le Vatican, elles sont
cordiales car il n’y a jamais eu de
problème entre les deux Etats, Cuba et
le Vatican.
SL : Que représente pour Cuba la
prochaine visite du Papa Benoît XVI en
mars 2012 ?
RAQ : Nous
accordons à cette visite une très grande
importance car elle permettra de
développer davantage nos relations avec
le Vatican. Nous sommes également
convaincus que cette visite, comme celle
de sa Sainteté Jean-Paul II en janvier
1998, aura un impact positif sur la
société cubaine et permettra de
renforcer l’unité nationale.
En 2012, nous
célébrons le 400ème
anniversaire de l’apparition de la
Vierge dans la Baie de Nipe. C’est un
événement extrêmement important. Il y a
eu de nombreuses processions religieuses
à travers l’île en 2011. C’est un
symbole fondamental pour le catholicisme
cubain, mais cela va au-delà de ce
secteur, peu importe les croyances
religieuses car il s’agit également d’un
symbole national. Il fait partie des
valeurs nationales cubaines et contribue
à la cohésion du pays. Beaucoup de
Cubains qui, pourtant, ne sont pas
catholiques rendent culte à la Vierge de
la Charité. Cet anniversaire est si
important que nous le commémorons lors
d’événements massifs sur tout le
territoire national, avec la Vierge, les
autorités ecclésiastiques, le pouvoir
civil, le Parti Communiste, les
syndicats, les croyants, les athées,
même si cette réalité est ignorée à
l’étranger.
Nous saluerons donc
avec beaucoup de reconnaissance la
visite de sa Sainteté.
L’Union européenne
SL : Un mot sur les relations avec
l’Union européenne. La levée de la
Position commune en vigueur depuis 1996,
est-elle une condition nécessaire au
rétablissement de relations
diplomatiques normales ?
RAQ : La Position
commune reste le principal obstacle à la
pleine normalisation des relations
bilatérales avec Bruxelles. Nous avons
néanmoins maintenu de bonnes relations
avec plusieurs pays européens qui n’ont
pas suivi les recommandations de la
Position commune.
La Position
commune, qui limite les relations
politiques, diplomatiques et
culturelles, symbolise l’alignement de
la politique étrangère européenne sur
celle de Washington, avec la rhétorique
habituelle de la démocratie et des
droits de l’homme. Bruxelles a accepté
la politique des Etats-Unis vis-à-vis de
Cuba, et il faut souligner qu’il s’agit
d’une politique pour le moins
anti-européenne.
SL : Que voulez-vous dire ?
RAQ : Revenons sur
l’origine de la Position commune. En
1996, le Congrès des Etats-Unis adopte
la loi Helms-Burton qui accroît les
sanctions économiques contre Cuba. Ce
vote a provoqué une confrontation avec
l’Union européenne en raison du
caractère extraterritorial de la
législation. En un mot, les entreprises
européennes investissant à Cuba
risquaient de voir leurs avoirs
confisqués aux Etats-Unis. L’affaire a
été portée à l’Organisation mondiale du
commerce. Un accord a été conclu entre
les Etats-Unis et l’Union européenne
dans un document intitulé « mémorandum
d’accord », si je ne m’abuse. Washington
acceptait de suspendre le Titre III de
la loi Helms-Burton qui portait
préjudice aux intérêts européens et, en
échange, Bruxelles s’engageait à aligner
sa politique étrangère sur celle des
Etats-Unis et à soutenir les objectifs
stratégiques des Etats-Unis à Cuba,
c’est-à-dire un changement de régime.
Vous trouverez tout cela dans le
mémorandum rédigé par Stuart Eizenstat,
alors sous-secrétaire d’Etat, et son
homologue européen.
L’Union européenne
a religieusement respecté sa part du
contrat en imposant la Position commune
en 1996, que nous qualifions de désuète,
discriminatoire, illégitime et
contradictoire. Cette Position a été
maintenue malgré le fait que toutes les
administrations américaines, Clinton,
Bush et Obama se soient royalement moqué
de l’accord signé et l’aient violé à
maintes reprises.
SL : De quelle manière ?
RAQ : Aucune
administration n’a consenti à modifier
la loi Helms-Burton, malgré la
suspension du Titre III. Il n’y a aucun
document écrit à ce sujet, ni de
Clinton, ni de Bush, ni d’Obama,
demandant au Congrès d’ajuster à loi à
l’accord signé avec Bruxelles, en
éliminant simplement les aspects
extraterritoriaux, telle que la
suspension de visas pour les
investisseurs européens ayant des
intérêts à Cuba ou la possibilité de
poursuites judiciaires aux Etats-Unis.
Depuis 1996, les
Etats-Unis ont imposées des amendes de
plusieurs millions de dollars à des
banques et des entreprises européennes,
la plus forte ayant atteint la somme de
100 millions de dollars pour une banque
suisse. L’Europe a accepté ces sanctions
sans sourciller. Malgré le mémorandum
d’accord, et son respect scrupuleux de
la part de l’Union européenne,
Washington a régulièrement sanctionné
l’Union européenne sans que celle-ci
daigne protester. Cela fait quinze ans
que Washington se moque singulièrement
de Bruxelles.
Pour que Cuba
puisse avoir une relation normale avec
l’Union européenne, il est indispensable
que Bruxelles affirme sa souveraineté et
se comporte en entité indépendante non
assujettie à la politique de Washington
vis-à-vis de La Havane. Certains Etats
européens, je le répète, ont été assez
sagaces pour comprendre que cette
situation était à la fois intenable et
inacceptable et ont décidé d’adopter une
politique autonome vis-à-vis de Cuba.
La Position
commune, pour ce qu’elle représente,
constitue un obstacle fondamental à
l’établissement de relations bilatérales
saines. Nous pensons qu’il est de
l’intérêt de l’Union européenne de
disposer d’une politique indépendante
vis-à-vis de Cuba. Il est quand même
singulièrement embarrassant de voir la
manière dont les Etats-Unis ont utilisé
l’Union européenne et la façon dont ils
l’ont méprisée en ne respectant pas
l’accord signé.
L’Amérique latine
SL : Depuis l’élection d’Hugo Chávez en
1998, le Venezuela est devenu un
partenaire stratégique de Cuba. Comment
Cuba a-t-elle vécu la grave maladie du
président Chávez, victime d’un cancer ?
Quel est son état de santé ?
RAQ : Chávez a
réussi à se débarrasser de sa grave
maladie selon nos informations. Le
cancer est une maladie sérieuse mais qui
peut être soignée, avec une attention
adéquate.
Nous disposons avec
le Venezuela des meilleures relations
possibles dans un contexte d’une
Amérique latine nouvelle, émancipée.
Nous avons d’excellentes relations avec
de nombreux autres Etats
latino-américains tel que le Brésil, et
du monde tels que la Russie, la Chine,
l’Algérie et l’Angola, entre autres.
Comme vous pouvez le constater, nous ne
sommes pas isolés.
Chávez a subi une
petite transformation physique due à la
maladie. Le cancer, comme vous le savez,
entraîne la perte des cheveux. Il a pris
quelques kilos, mais heureusement, le
danger est derrière lui.
Lula, l’ancien
président du Brésil, a également eu un
problème similaire et il est apparemment
hors de danger, ce dont nous nous
réjouissons.
L’avenir de Cuba
SL : Dernière question. Quel sera le
destin de Cuba après Fidel Castro et
Raúl Castro ?
RAQ : Je ne suis
pas très doué pour ce qui est des
prédictions. Nous pensons que Fidel et
Raúl Castro ont le mérite d’avoir dédié
leur vie à s’assurer que Cuba soit une
nation indépendante, libre et
socialiste, au-delà de la génération
historique qui a fait la Révolution,
au-delà de leur propre existence. Il est
vrai néanmoins que leur disparition
entraînera un vide énorme, ce qui est
naturel au vu du rôle qu’ils ont joué
dans l’histoire.
Au lieu de spéculer
sur le futur, pourquoi ne pas jeter un
œil sur le présent ? Nous pensons que
Cuba continuera d’avancer, de se
développer, en perfectionnant son
système de société. Jetez un œil à la
relève. Les autorités actuelles
cubaines, du niveau central au niveau
municipal, les instances de
gouvernement, le Parti communiste cubain
– du Comité central jusqu’aux noyaux de
base –, les organisations sociales – de
la direction aux militants –, partout,
l’immense majorité des cadres dirigeants
et des principaux responsables sont des
personnes nées après le triomphe de la
Révolution en 1959.
La société cubaine
est loin d’être dirigée par la
génération du Moncada (1953). Cela fait
longtemps que les anciens combattants de
la Révolution ont été remplacés par des
cadres plus jeunes, pour des raisons
biologiques évidentes. Le fait qu’une
partie de la génération historique soit
encore en vie et en activité n’est pas
une tare, bien au contraire. Cuba a la
chance de pouvoir encore compter sur ses
leaders historiques. Comment serait le
monde si Lénine avait vécu plus
longtemps, s’il avait pu atteindre l’âge
de Fidel ou de Raúl, s’il avait pu
diriger l’Union soviétique à la place de
Staline et de ceux qui ont suivi.
Aurait-ce été négatif pour l’Union
soviétique ? Je suis convaincu du
contraire. Si cette génération avait été
capable de survivre, le monde serait
différent. Cela est précisément la
caractéristique de la Révolution cubaine
qui a pu compter sur ses leaders
historiques pendant plusieurs décennies.
Fidel et Raúl
Castro n’ont pas dirigé Cuba de façon
verticale comme certains pourraient le
penser. Vous ne pouvez pas vous imaginer
à quel point ils ont été les promoteurs
de l’ascension des jeunes cadres qui
occupent actuellement des postes
importants au sein du pouvoir à tous les
niveaux. Un exemple concret : le
secrétaire du Parti de la Province de La
Havane, c’est-à-dire la plus importante
du pays, est une femme noire de moins de
cinquante ans. C’est précisément cela
qui explique la Cuba d’aujourd’hui. Je
vous disais que les décisions étaient
prises de façon collégiale, et il ne
s’agit pas de réunions de vieux
combattants, bien au contraire. La
majorité de nos cadres dirigeants
pourraient être les enfants et les
petits-enfants de la génération
historique par leur âge, c’est-à-dire
entre 25 et 55 ans. Ils sont la garantie
même qu’après Fidel et Raúl Castro, et
la génération historique, Cuba
continuera d’être une nation
indépendante, libre et souveraine, avec
un socialisme renouvelé. Nous sommes
persuadés qu’il n’y aura pas de retour
au passé car il s’agit là de la tendance
historique du continent
latino-américain.
Docteur ès Etudes Ibériques et
Latino-américaines de l’Université Paris
Sorbonne-Paris IV, Salim Lamrani est
enseignant chargé de cours à
l’Université Paris Sorbonne-Paris IV, et
l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée,
et
journaliste, spécialiste des relations
entre Cuba et les Etats-Unis.
Son dernier ouvrage s’intitule
État de siège. Les sanctions économiques
des Etats-Unis contre Cuba, Paris,
Éditions Estrella, 2011 (prologue de
Wayne S. Smith et préface de Paul
Estrade).
Contact :
Salim.Lamrani@univ-mlv.fr
;
lamranisalim@yahoo.fr
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