Syrie
Entretien avec
Pierre Piccinin:
« le régime baathiste n'est pas près de
devoir céder »
Intifada à
Hama, 30 décembre 2011 © photo Pierre
PICCININ
Sud Presse, 18 janvier 2012
Syrie -
Entretien avec Pierre Piccinin : « la
situation est très loin d’être aussi
catastrophique que le disent la plupart
des commentateurs et le régime baathiste
n’est pas près de devoir céder » - Texte
intégral
propos recueillis par Émilie STEVANONI
Vous rentrez de Syrie. Quelle y est la
situation actuellement ?
De manière générale, le pays est assez
calme et je n’ai pas noté de grandes
différences par rapport à la situation
que j’avais constatée en juillet.
Exception faite de Hama et de Homs, les
deux principaux lieux de la
contestation.
À Homs, en effet, j’ai pu rencontrer
l’opposition, qui est de mieux en mieux
organisée et réussit à présent à
contrôler deux quartiers de la ville ;
en juillet, il ne s’agissait encore que
de quelques bandes de jeunes, peu et mal
armés, qui s’attaquaient ça et là aux
symboles de l’autorité.
J’ai eu la chance d’y rencontrer Fadwa
Suleiman, cette actrice célèbre en
Syrie, qui est devenue la porte-parole
de l’opposition à Homs.
Les rebelles de Homs –il convient de les
appeler ainsi, car il s’agit désormais
bel et bien d’une rébellion- agissent en
pelotons d’une douzaine d’hommes chacun.
Je n’en ai rencontré qu’une partie,
mais, dans la seule cache dans laquelle
j’ai passé deux jours avec eux, j’ai vu
se succéder plusieurs groupes, ce qui me
laisse supposer que leur nombre n’est
pas négligeable. Mais pas suffisant,
cependant, pour réellement inquiéter le
gouvernement, d’autant moins que leur
armement reste léger : kalachnikovs et
grenades à main. Toutefois, en
pratiquant ainsi une forme de guérilla
et en se fondant dans la population,
dont ils sont issus, ils tiennent en
respect l’armée régulière, qui cerne ces
deux quartiers et semble avoir pour le
moment renoncé à y faire le coup de
force.
À Hama, la situation est très
différente. Elle a également évolué,
mais pas à l’avantage des
contestataires.
Pas plus cette fois-ci qu’en juillet, je
n’ai vu de manifestant armé à Hama. J’ai
là aussi été introduit au sein de
l’organisation de l’opposition. J’ai
notamment pu accéder à un des
dispensaires clandestins dans lesquels
les manifestants soignent leurs blessés
et à une cache où se réunissent les
organisateurs de la contestation. Je
n’ai nulle part constaté le moindre
élément d’armement.
En juillet, l’armée cernait la ville,
qui était aux mains des manifestants,
lesquels réussissaient à mobiliser
plusieurs milliers de personnes pour
remplir la place Assidi, à la fin de la
principale prière du vendredi. Depuis
que l’armée a repris le contrôle des
rues, début août, les forces de l’ordre,
policiers et militaires, occupent les
principaux boulevards et places ; et ils
maîtrisent complètement le terrain. Les
manifestants sont donc contraints de se
réunir par groupes de quelques centaines
seulement, dans les ruelles latérales.
Leurs seuls armes sont des pierres,
qu’ils lancent sur les policiers,
lesquels répliquent par des jets de gaz
lacrymogène et, quand la pression des
manifestants devient trop forte, par des
tirs de plombs de chasse, parfois par
quelques tirs de balles, mais c’est
exceptionnel ; aussi, ayant assisté à
une de ces manifestations, le vendredi
30 décembre, je déduirais de l’attitude
de la troupe que ses ordres sont certes
de tenir le terrain, mais en évitant au
maximum les effusions de sang et les
morts.
Hama n’est donc pas à feu et à sang ; la
ville n’est pas non plus le terrain
d’une rébellion armée, mais celui d’une
poignante intifada…
Ailleurs, dans le pays, il n’y a pas à
proprement parler de lieu de révolte
comparable à Homs ou de contestation
permanente, comme à Hama.
Mais des groupes de combattants agissent
néanmoins, ici et là, attaquent les
patrouilles militaires, lors
d’embuscades souvent meurtrières, et
commettent parfois des atrocités
(décapitations, mutilations…) contre des
soldats et des policiers, mais aussi
contre des civils qui soutiennent le
gouvernement ou, tout simplement, qui
refusent de supporter et d’aider ces
rebelles-là.
Je n’ai pas eu de contact avec cette
frange-là de l’opposition, mais les
témoignages que j’ai recueillis sont
nombreux. Et les corps mutilés sont
visibles dans les morgues. La question
est de savoir si ces protagonistes sont
réellement syriens ou s’il s’agit
d’éléments étrangers, infiltrés, qui
agissent pour le compte d’acteurs
régionaux hostiles au gouvernement
baathiste, comme le Qatar ou l’Arabie
saoudite, dont l’implication en Syrie
est bien établie. Il s’agit aussi de
groupes salafistes, d’islamistes
radicaux, qui sont également actifs en
Syrie.
J’ai pu comprendre que ces groupes
d’opposants n’ont pas de contacts entre
eux. Les rebelles, à Homs, comme je l’ai
dit, sont essentiellement issus de la
population locale : il s’agit de simples
citoyens (ni islamistes radicaux, ni
factieux d’un quelconque extrémisme
politique). Des citoyens qui ont cru le
moment arrivé de s’insurger et se
retrouvent à présent enfermés dans le
conflit que cela a généré. Il y a très
peu d’apport extérieur dans leurs rangs
(j’entends : venant d’autres villes de
Syrie). Idem à Hama. Ils n’ont pas non
plus de contact avec les islamistes
radicaux, qui constituent donc un autre
mouvement d’opposants (voire plusieurs
autres mouvements différents) ; et ils
entretiennent très peu de relations avec
le Conseil national syrien (CNS), cette
organisation basée en Turquie qui
rassemble plusieurs courants de la
contestation politique, dont celui des
Frères musulmans, et voudrait être
reconnue comme le gouvernement légitime
de la Syrie, à l’instar de ce qu’il en
avait été du Conseil national de
transition en Libye.
Et il faut encore parler de cette
fameuse « Armée syrienne libre », qui
prétend rassembler 15.000 déserteurs de
l’armée gouvernementale et mène des
opérations en Syrie contre l’armée
régulière. Non seulement, ces désertions
ne sont pas avérées –en tout cas, le
chiffre annoncé n’a aucun sens : l’armée
syrienne constitue l’un des piliers du
régime, qu’une telle hémorragie mettrait
en grande difficulté, ce qui n’est pas
le cas-, mais, surtout, il apparaît de
plus en plus clairement que cette Armée
syrienne libre est composée aussi –si
non majoritairement- de combattants
étrangers qui prennent l’uniforme syrien
et reçoivent des armes du Qatar et de la
faction libanaise pro-Hariri,
c’est-à-dire des sunnites libanais
opposés au Hezbollah qui est soutenu par
le gouvernement de Bashar al-Assad. Le
CNS se méfie d’ailleurs de l’Armée
syrienne libre, qui essaie de se faire
reconnaître par les autres composantes
de l’opposition, mais en vain.
C’est donc à dire que, sur le terrain
comme à l’extérieur (je parle du CNS,
par exemple), l’opposition (« les »
oppositions, pour parler plus justement)
est très hétérogène et très divisée,
tant sur les méthodes que les objectifs,
et mal coordonnée, voire pas du tout.
Sur le terrain, elle est locale et
géographiquement disparate.
La question est même de savoir si ces
différentes factions pourraient parvenir
à s’accorder entre elles : les rebelles,
à Homs, m’ont affirmé sans la moindre
ambiguïté qu’il était hors de question
pour eux de pactiser avec les salafistes,
par exemple. Et, à Hama, les leaders des
manifestants, des pacifistes, condamnent
la militarisation de la contestation qui
s’est faite à Homs.
Quant à Damas et aux grandes villes de
Syrie, la situation est très calme et la
population vaque normalement à ses
activités, en dépit des deux
attentats-suicides qui ont durement
frappé la capitale, le 23 décembre et le
6 janvier, que l’opposition attribue au
régime, qui voudrait, selon elle,
susciter la haine de la population
envers les contestataires, mais dont le
gouvernement accuse Al-Qaïda et les
islamistes radicaux.
En somme, même si une tension existe
désormais, plus sensible et perceptible
dans la population, notamment à cause de
la menace d’attentats et des atrocités
commises par des groupes d’une extrême
violence, le gouvernement continue de
maîtriser la situation face à une
opposition qui demeure minoritaire et ne
parvient pas à entraîner dans une
révolution une population très divisée,
dont certaines communautés, les
Chrétiens, les Alaouites bien sûr, les
Druzes, etc., craignent l’islamisme
radical et soutiennent, fût-ce par
défaut, le gouvernement de Bashar al-Assad.
Autrement dit, la Syrie n’est
certainement pas en proie à une
conjoncture semblable à ce que l’on a pu
connaître en Tunisie, en Égypte ou, dans
d’autres circonstances, en Libye.
photo : avec les manifestants à
Hama
Les opposants ont-ils de réelles raisons
de contester le régime en place ?
Il est certain que le régime baathiste,
en Syrie, s’est transformé très
rapidement, sous la présidence d’Hafez
al-Assad déjà, le père de l’actuel
président, en une féroce dictature.
Le baathisme, à l’origine, a deux
objectifs principaux : c’est, d’une
part, une forme de socialisme, qui
ambitionne d’améliorer les conditions de
vie des couches sociales les plus
défavorisées ; et, d’autre part, le
baathisme présente une dimension
nationaliste panarabe, qui combat
l’hégémonie occidentale et promeut
l’unité des Arabes.
Cependant, partout où il s’est imposé,
en Égypte sous Nasser, en Irak, le parti
Baath s’est mué en parti unique et son
leader, en dictateur : en Syrie, Hafez
al-Assad et sa communauté, les
Alaouites, ont instrumentalisé le parti
pour s’accaparer tous les pouvoirs au
sein de l’État et mettre la main sur
l’ensemble du secteur économique.
Toute opposition à ce système a toujours
été durement réprimée : disparitions,
tortures, pressions sur les familles,
emprisonnements… Les différents services
de police syriens sont pléthoriques et
omniprésents.
Lorsqu’il avait succédé à son père, en
2000, Bashar al-Assad avait suscité un
fort espoir en Syrie : jeune, très
occidentalisé, médecin de formation, il
n’était en outre pas destiné à
gouverner, mais avait dû s’y résoudre
suite au décès accidentel et soudain de
son frère aîné. Dès lors, les démocrates
syriens avaient espéré un rapide
changement de régime, à la faveur de
cette présidence particulière. Et, au
début de sa présidence, Bashar al-Assad
a semblé vouloir répondre à cet espoir :
il a réalisé de nombreuses réformes
économiques, qui ont satisfait la
bourgeoisie sunnite ; il a libéré de
nombreux prisonniers d’opinion ; il a
appelé les exilés à rentrer pour entamer
un dialogue ; il a autorisé un début de
liberté de presse… C’est ce qu’on a
appelé le « Printemps de Damas ».
Mais Bashar al-Assad n’est pas seul à la
tête de la Syrie. Il est entouré de tout
cet appareil politico-financier qui
profite largement de l’état actuel de
choses. Aussi, lorsque, très rapidement,
l’opposition a commencé à réclamer des
changements trop substantiels, le
système a mis le holà et l’ouverture a
pris fin, ce qui fut une grande
déception pour ceux qui avaient cru à
une démocratisation des institutions.
Ont peut donc comprendre que des pans
entiers de la société civile aient
espéré se libérer de cette chape de
plomb, à la faveur du « Printemps arabe
».
Mais la société syrienne ressemble à un
véritable patchwork confessionnel et
communautaire. Les événements ont ravivé
les oppositions et les craintes des uns
et des autres, face à l’islamisme,
surtout, au salafisme, le courant
islamiste radical, et aux Frères
musulmans, que d’aucuns croyaient
anéantis depuis leur révolte en 1982 et
l’interdiction de leur organisation,
mais qui ont survécu dans la
clandestinité et se révèlent
aujourd’hui, à la tête du CNS notamment.
Une majorité de la population a ainsi
pris peur face à la tournure des
événements et a préféré se rallier à
l’ordre établi, enrayant dès lors la «
révolution » en Syrie.
Les médias nous informent sur le nombre
de morts. Ces chiffres sont-ils fiables
? La situation est-elle aussi extrême ?
Je dirais plutôt, en toute franchise,
que les médias, en Occident (ce n’est
pas le cas en Russie ou en Chine par
exemple : il faut lire la presse
étrangère !), nous « désinforment ».
Attention : je ne suis pas en train de
dénoncer un vaste complot médiatique
contre la Syrie ; pas de la part des
médias occidentaux, en tout cas (c’est
différent en ce qui concerne certains
médias arabes, à commencer par Al-Jazeera,
instrument médiatique du Qatar qui a été
très actif en Tunisie, en Libye et, à
présent, intervient en Syrie).
Certes, il est bien évident que la
plupart des grands médias ont une ligne
éditoriale déterminée par les intérêts
de ceux qui les possèdent, leurs
principaux actionnaires, des groupes
financiers ou industriels qui utilisent
leurs médias pour influencer l’opinion.
Mais, en ce qui concerne la Syrie,
personne, en Occident, n’a d’intérêt à
faire chuter le gouvernement de Bashar
al-Assad.
Dans ce cas, dès lors, le facteur qui
explique cette « désinformation » est
d’ordre strictement structurel. Ce que
j’ai fait en Syrie, par exemple, ou en
Libye*, cela aurait dû être fait par des
reporters, comme me l’ont d’ailleurs dit
plusieurs amis journalistes. Or, en
Syrie, j’étais pour ainsi dire le seul à
avoir parcouru le pays à la recherche
d’informations. Et on pourrait compter
sur les doigts d’une main les
journalistes qui ont pris le risque de
faire de même (je pense à François Janne
d’Othée, ou à Gaëtan Vannay, de la Radio
suisse romande).
Aujourd’hui, les rédactions ont été
dégraissées et ne disposent plus d’assez
de personnel, ni de moyens. Les
journalistes n’ont plus la possibilité
de se rendre sur le terrain, de vérifier
l’information, ni le temps de recouper
leurs sources. Ils se contentent donc de
faire du « desk-journalisme », de
répercuter des « informations » qui
proviennent de quelques grandes agences
de presse, elles-mêmes bien souvent
informées par des réseaux qu’elles ont
constitués, généralement dans le milieu
des ONG, dont certaines, derrière des
étiquettes apparemment honorables,
cachent en réalité des groupes d’intérêt
ayant partie prenante dans les
événements.
Je prendrai pour exemple un cas bien
concret : le 20 novembre, à la suite
d’Al-Jazeera, toute la presse
internationale a annoncé une attaque de
roquettes contre le siège du parti Baath
à Damas ; et d’aucuns en ont
immédiatement tiré des conclusions
catastrophistes. Un de me contacts à
Damas m’a spontanément téléphoné, le
jour-même, pour m’informer que le
bâtiment était intact et que cette
histoire était une pure invention. Il ne
m’a pas fallu plus de deux coups de fil
pour vérifier l’information et démonter
l’affaire : le lendemain, j’ai publié un
court article, avec une photographie du
siège du Baath à Damas intact, qu’une
amie sur place m’a envoyée, avec, en
avant-plan, la une du Figaro du
lendemain de la prétendue attaque. Si
j’ai pu procéder à cette vérification,
qu’est-ce qui empêchait tout journaliste
d’en faire autant ? C’est normalement le
be-a-ba de leur métier, non ?
Et il faut aussi tenir compte d’un autre
phénomène : la presse se nourrit
d’elle-même et, en même temps, cherche
le scoop vendeur, ce qui génère une
spirale vicieuse dont il devient
rapidement impossible de s’extraire ;
pire : dans des cas similaires à celui
que je viens de décrire, les médias ne
démentent même pas après coup, par
crainte du discrédit. Et ça passe comme
ça.
Ainsi, concernant la Syrie, les grands
médias restent sur leur ligne
éditoriale, malgré les témoignages, dont
le mien, des quelques journalistes et
chercheurs qui se sont rendus sur place.
Pourtant, de plus en plus de preuves
sont fournies de ce que l’opposition
organise une formidable désinformation
de la presse occidentale. La source
principale –et presqu’unique en fait-
qui revient systématiquement dans les
médias, à propos de la Syrie, c’est
l’Observatoire syrien des Droits de
l’Homme (OSDH). Or, il a été établi à
maintes reprises déjà que cette
organisation dépend des Frères musulmans
et intoxique les médias : les roquettes
sur le siège du parti Baath à Damas,
c’était l’OSDH, en collaboration avec
Al-Jazeera.
Le vendredi 15 juillet, j’étais à Hama.
J’ai assisté à une manifestation qui
avait rassemblé entre 3.000 et 10.000
personnes. Le soir même, j’ai été
stupéfait par les bulletins de France
24, d’Euronews et du journal Le Monde,
qui annonçaient 500.000 manifestants !
Leur source : à l’époque déjà, l’OSDH…
La ville de Hama ne compte même pas
400.000 habitants ! J’ai immédiatement
écrit à ces médias et publié plusieurs
articles, en plusieurs langues, sur cet
épisode qui restera probablement un cas
d’école en matière de critique
journalistique. Et pourtant, ces grands
médias continuent à utiliser cette
source et à répercuter les «
informations » qu’elle leur propose.
Autre exemple, tout récent : ce 27
décembre, j’étais à Damas lorsqu’on a
annoncé une fusillade à l’université. Je
me suis immédiatement rendu sur les
lieux, puis à l’hôpital où les blessés
étaient transportés. J’ai pu rencontrer,
à chaud, les condisciples des étudiants
concernés, des témoins directs qui
connaissaient les victimes, et aussi la
mère et la tante d’un des étudiants
blessés, lequel est décédé quelques
heures plus tard. Un opposant au
gouvernement, un étudiant, était entré
dans une salle d’examen et avait tiré
sur plusieurs de ses condisciples, en
choisissant ses cibles, qui étaient tous
membres d’organisations étudiantes qui
soutiennent le président al-Assad. Il y
a eu deux morts et trois blessés graves.
Des témoins et des proches m’ont
expliqué que l’auteur de la fusillade
avait participé à un débat avec ses
victimes et s’était sévèrement disputé
avec elles. Dans les heures qui ont
suivi, l’OSDH a publié un communiqué de
presse, affirmant que plusieurs tireurs
pro-régime avaient ouvert le feu sur le
campus de l’université de Damas, tuant
et blessant des étudiants qui
manifestaient contre le gouvernement…
Une « information » immédiatement
reprise, en premier, par Le Figaro, puis
par l’ensemble des sites de presse.
Bref, il est bien clair que les chiffres
et les « informations » avancés dans la
presse depuis des mois sont tout à fait
farfelus et ne correspondent absolument
pas à la réalité du terrain.
C’est pourquoi mon analyse est très
différente de celles d’autres
politologues, qui ignorent tout de la
réalité du terrain et construisent des
raisonnements aberrants ce qu’ils
glanent dans la presse…
Non, la situation est très loin d’être
aussi catastrophique que ce qu’en disent
la plupart des commentateurs et le
régime baathiste n’est pas près de
devoir céder.
Que pensez-vous des images des
manifestations que nous montrent les
médias ?
Des images qu’ils nous montrent, et de
celles qu’ils ne nous montrent pas !
Comme tout le matériel médiatique
relatif à la Syrie, ces images nous sont
envoyées par l’opposition et sont du
même tonneau que les chiffres que nous
avons évoqués.
La plupart des images qui nous arrivent
des manifestations en Syrie sont
constituées de plans rapprochés, qui ne
montrent en réalité que quelques
centaines de personnes au plus. Et pour
cause : c’est bien ainsi que les choses
se passent sur le terrain ; les
manifestations de l’opposition que j’ai
pu observer ne rassemblent pas plus de
personnes. Elles ont généralement lieu
dans les banlieues pauvres, à la sortie
des mosquées et sous influence islamiste
prégnante.
Ce que je ne peux comprendre,
c’est que les médias osent utiliser ces
images pour illustrer les chiffres
absurdes qu’ils avancent, parlant de
manifestations de centaines de milliers
de personne. Cela confine au surréalisme
; et je crois que, quand les événements
seront passés, les archives des médias
concernant la Syrie constitueront une
inépuisable banque d’exemples pour des
cours de critique historique, plus
encore que le sont déjà celles de la
Guerre du Golfe.
Quant aux images qu’on ne nous montre
pas, ce sont celles des immenses
manifestations de soutien au régime
baathiste. Elles rassemblent, elles, des
centaines de milliers de manifestants.
Certes, elles sont dans la plupart des
cas organisées par les autorités et,
celles-là, les forces de l’ordre ne les
répriment pas. Mais, pour y avoir
assisté, je peux témoigner que la
majorité des personnes qui y participent
sont tout à fait sincères et soutiennent
le président al-Assad, avec une ferveur
non feinte, tout aussi ardente que celle
des manifestants de l’opposition.
Mais, ces immenses rassemblements,
aucune chaîne de télévision n’en fait la
promotion, laissant croire à leurs
auditeurs que le régime est face à une
révolte de masse et est sur le point de
s’effondrer, ce qui n’est absolument pas
le cas.
Pourquoi l'Occident n'intervient-il pas,
comme il l'a fait en Libye ?
Avant tout, la question est de savoir
s’il y a matière à intervenir : les
chiffres invérifiables –et invérifiés-
avancés de part et d’autre, dans le
cadre de cette guerre médiatique que se
livrent le gouvernement et certains
courants de l’opposition, ne permettent
pas de justifier une intervention.
Vous me répondrez, cela dit, que, en
Libye, personne ne s’est embarrassé
d’une quelconque enquête sur la réalité
des chiffres avancés. La résolution 1973
du Conseil de sécurité de l’ONU, qui a
autorisé l’intervention (et ouvert le
champ à toutes les dérives qu’on a
ensuite connues –je pense notamment à la
destruction de la ville de Syrte, qui
n’était certainement pas prévue par la
résolution dont l’objectif officiel –ne
l’oublions pas- était la protection des
populations civiles), a été votée sur
base d’un rapport de la Ligue des droits
de l’homme libyenne, qui affirmait que
le gouvernement avait massacré six mille
personnes. On sait aujourd’hui que ce
fut là un énorme bobard. En somme, rien
n’empêcherait d’en faire autant dans le
dossier syrien...
Il faut aussi s’interroger sur la
faisabilité d’une telle intervention.
Une intervention est-elle possible ? Le
gouvernement syrien a le soutien de
l’Iran, puissance régionale dont
l’entrée en scène dans un conflit en
Syrie pourrait entraîner la
déstabilisation, voire l’embrasement de
toute la région, y compris des
pétromonarchies du Golfe, ce que
personne ne souhaite pour des raisons
bien évidentes. Une implication de
l’Iran pourrait en outre entraîner une
réaction israélienne, avec les
conséquences que l’on peut imaginer dans
la géopolitique du monde arabe.
La Syrie a également le soutien de la
Chine, grand consommateur de pétrole qui
s’approvisionne en Iran, et de la Russie
: Moscou, depuis les accords de Camp
David, en 1978, c’est-à-dire le
rapprochement entre l’Égypte et les
Etats-Unis et la paix entre le Caire et
Tel-Aviv, a progressivement perdu la
bataille du Moyen-Orient où il ne lui
reste plus comme allié, aujourd’hui, que
la Syrie. Or, Vladimir Poutine, depuis
qu’il a repris les rênes de la Russie,
essaie de réparer la catastrophe des
années Eltsine et de maintenir la Russie
au rang de puissance mondiale, de
puissance régionale à tout le moins.
Ainsi, dès que Français et Turcs, en
novembre, avaient évoqué la possibilité
d’une intervention commune en Syrie, la
Russie avait envoyé des bateaux de
guerre dans les ports syriens, pour
marquer son territoire ; le message a
été bien clair. La Chine et la Russie
sont toutes les deux membres permanents
du Conseil de sécurité et utiliseront
certainement leur veto à toute velléité
d’ingérence en Syrie. Et on peut même
s’attendre à ce que la Russie montre les
dents si une intervention devait
néanmoins se produire (comme il s’en est
produit sans accord onusien, en 2003,
par exemple, en Irak, ou dans le cas de
la soi-disant « indépendance » du
Kosovo).
Mais, au-delà de ces considérations, la
réponse à votre question est en fait
assez simple : parce qu’aucun État
occidental n’a d’intérêt à faire chuter
le régime baathiste en Syrie, pas même
Israël.
En Libye, les motivations de la
spectaculaire intervention atlantique
ont été claires et limpides : Mouammar
Kadhafi avait imposé aux sociétés
pétrolières et gazières des contrats
d’exploitation drastiques, qui
réservaient à l’État libyen une part non
négligeable des dividendes, lesquelles
étaient en grande partie redistribuées à
la population sous forme d’aide sociale
(médecine gratuite, scolarisation,
énergie aussi, etc.). À l’occasion du «
Printemps arabe » et des troubles qui
ont surgi dans une partie du pays, il a
été possible pour les États intéressés
de s’ingérer en Libye et de renverser
son gouvernement pour le remplacer par
une équipe beaucoup plus docile et
favorable au libéralisme économique pur
et dur. Il n’y a pas de secret : avant
même la chute de Kadhafi, la France, qui
fut le fer de lance de l’opération,
avait déjà négocié ses parts
d’exploitation pétrolière avec le
Conseil national de Transition, le
nouveau gouvernement désormais en place
à Tripoli.
Rien de tel ne préoccupe les Occidentaux
en Syrie. Tout au contraire.
La Syrie n’est pas un pays très riche.
Il vend à l’Europe 98% du pétrole qu’il
produit et les États européens ont
toujours eu d’excellents rapports avec
Damas.
Dans le cadre de la politique
états-unienne, la Syrie baathiste n’est
plus un ennemi depuis longtemps : après
les attentats du 11 septembre 2001, des
accords ont été passés entre les
Etats-Unis et la Syrie, qui s’étaient
découvert un adversaire commun, les
islamistes radicaux. Ainsi, des
prisonniers détenus à Guantanamo ont été
expédiés en Syrie pour y être
interrogés, torturés. Les services
secrets de ces deux États ont activement
collaboré. Ensuite, à partir de 2005, la
France sarkozienne, grande alliée des
Etats-Unis, a fait pression sur la Syrie
en utilisant le Tribunal spécial pour le
Liban, chargé d’enquêter sur
l’assassinat du premier ministre
libanais Rafiq Hariri : le gouvernement
syrien en a été accusé. Parallèlement,
les Etats-Unis ont poussé leur principal
allié arabe, l’Arabie saoudite, à
proposer des accords diplomatiques et
économiques à la Syrie. Cette politique
de la carotte et du bâton a été bien
comprise par Damas, qui a accepté de se
rapprocher d’avantage encore de
Washington. L’enquête du Tribunal
spécial a alors immédiatement été
réorientée vers le Hezbollah au Liban.
Les troubles qui ébranlent la Syrie
viennent ainsi mettre en péril près de
dix ans de diplomatie états-unienne de
normalisation des rapports avec Damas.
Enfin, Israël considère Bashar al-Assad
comme un allié de fait : si le discours,
à Damas, demeure très antisioniste, la
Syrie, dans les faits, ne mène aucune
action concrète et garantit à Israël une
parfaite sécurité sur leur frontière
commune, le Golan. Cette frontière est
strictement surveillée par les syriens,
pour empêcher que des Palestiniens,
parmi les 500.000 réfugiés qui vivent en
Syrie, ne tentent des attaques contre
Israël à partir du sol syrien. Tel-Aviv
ne souhaitent certainement pas voir une
guerre civile ou les islamistes plonger
un aussi bon voisin dans le chaos.
Dès lors, l’Occident attend, sans
prendre de mesures réellement
contraignantes contre le régime, dans
l’espoir cynique que la situation se
stabilisera et que l’ordre reviendra en
Syrie.
© Cet
article peut être librement reproduit,
sous condition d'en mentionner la
source.
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