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Entretien

Le « Printemps arabe » est une illusion
Pierre Piccinin


Pierre PICCININ avec les rebelles sur la ligne de front

Jeudi 17 novembre 2011

Monde Arabe - Entretien avec Pierre Piccinin - « le "Printemps arabe" est une illusion » (De Wereld Morgen, 4 novembre 2011)

propos recueillis par Marc Antoon De Schryver

Tout au long de ces derniers mois très mouvementés, Pierre Piccinin s’est rendu plusieurs fois en Tunisie, en Libye, en Egypte et en Syrie. Il a été le témoin des événements qui ont secoué le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord et a pu constater la situation de ses propres yeux. Nous l’avons rencontré.

Quel sera l’avenir de la Libye dans l’après-Kadhafi ? Que pense Pierre Piccinin des révolutions tunisienne et égyptienne ? Et, après la Libye, la Syrie sera-t-elle la prochaine cible de l'OTAN ?

Kadhafi est mort : quel sera l’avenir de la Libye ?

Kadhafi est mort, mais son fils est toujours vivant. Séif al-Islam al-Kadhafi jouit encore d’un certain soutien dans l’ouest du pays. Vous devez comprendre qu'en Libye il n'y a pas eu de révolution, comme en Egypte et en Tunisie, mais une guerre civile.
Certes, les événements ont commencé par des manifestations, les 16 et 17 Février 2011 et dans les jours suivants, qui ont rassemblé quelques centaines de démocrates et de militants des droits humains, à Tripoli, à Benghazi et dans quelques autres villes.
Mais, très vite, deux autres groupes d’acteurs sont apparus sur la scène et ont supplanté les premiers ; et il faudra compter avec les intérêts de chacun de ces groupes.
Premièrement, les tribus et les chefs des clans de l'est, qui n'ont jamais accepté Kadhafi (alors que ceux de l’ouest le soutenaient).
Il faut bien comprendre l’importance du caractère tribal de la société libyenne.
Ainsi, ces clans ont profité du « Printemps arabe » pour se soulever. Pas au nom de la démocratie ou pour renverser la dictature, ni au nom de l'égalité de tous les Libyens, mais dans le but de reprendre le contrôle de leur territoire traditionnel.

Deuxièmement, les membres du Conseil national de Transition (CNT), qu’il convient de bien dissocier des chefs de clan, qui ne lui obéissent pas systématiquement.
Le CNT est composé d’une mosaïque de différentes tendances, quelques islamistes, quelques représentants d'organisations des droits humains (mais ils ne sont qu’une petite minorité) et, surtout, d'anciens dirigeants du régime de Kadhafi qui ont changé de camp au bon moment, probablement en accord avec les gouvernements étrangers intéressés et l’OTAN (en échange de l'immunité et d'une position confortable dans la nouvelle Libye).
Les deux postes principaux du CNT, ceux de président et de premier ministre, sont ainsi occupés par al-Jalil et Jibril, les deux anciens ministres, respectivement, de la justice et de l’économie, dans le gouvernement de Kadhafi –ce n’étaient pas exactement des poids plumes...
On pourrait aussi mentionner le général Younès, l'ancien ministre de l’intérieur de Kadhafi, devenu ministre de la défense du CNT, mais il a été assassiné en juillet, à la suite de rivalités au sein du nouveau gouvernement.

Cela signifie-t-il que le CNT n'a aucun soutien dans la population?

On ne peut pas dire qu’il n’a aucun soutien, car rien n'est jamais totalement noir ou blanc. Mais c’est surtout avec l’appui de l'Occident et grâce à une intervention militaire de l'OTAN que le CNT a réussi à s’imposer en tant que nouveau gouvernement de la Libye. Par contre, le CNT doit négocier au cas par cas avec les chefs des clans qui ont avant tout le souci de leurs propres intérêts.
Quand j’ai accompagné un groupe de rebelles sur le front, pendant quelques jours, j’ai constaté que les ordres du CNT n’étaient pas toujours pris en compte. C’était le chef du clan qui décidait si ses hommes allaient ou non se battre ce jour-là.
Donc, il n’y a pas en Libye –je le répète- de révolution dirigée par le CNT. On assisterait plutôt à la manœuvre d’un groupe d'anciens dirigeants du régime qui ont accroché leur wagon au soulèvement des clans de l'est contre l'autorité de Tripoli. Ces clans de l'est ont alors été poussés par l'OTAN et le CNT et entraînés dans une guerre de conquête des territoires de l'ouest.
En Libye occidentale, en effet, seules Misrata, les Berbères du Djebel Nafusa (au sud de Tripoli) et Zliten (qui a changé de camp durant le conflit) se sont rebellées contre Kadhafi. Les tribus de Syrte et de Beni Oualid se sont radicalement opposées à l’avancée des troupes du CNT et, pour soumettre ces deux villes, il a fallu littéralement les écraser sous les bombes.
En outre, même si les médias n’en parlent plus, jusqu'à aujourd'hui, une résistance subsiste dans le sud-ouest. Dans les oasis du Fezzan, des groupes d’hommes armés continuent de s’opposer à la conquête.
C'est pourquoi le CNT, fin octobre, avait demandé à l’OTAN de prolonger son mandat en Libye.

Donc, ce refrain de la « libération » du territoire libyen, c’est fondamentalement un mensonge?

Absolument ! C'est de la pure propagande !
Si l’on se limite au cas des tribus de l’est, lorsqu’elles ont pris le contrôle de leur propre territoire, on peut parler d’une « libération » ou d’une « révolte ». Mais, une fois que les clans de l’est, sous la conduite du CNT et avec l’appui aérien de l'OTAN, ont dépassé Brega, dans la direction de Syrte, il s’est agi d’une conquête pure et simple des territoires des tribus de l'ouest qui, elles, ne s’étaient pas révoltées contre Kadhafi.
J’ai entendu des combattants de la rébellion, avec qui j’étais sur le front, qui se demandaient pourquoi on leur ordonnait de partir à la conquête des territoires des autres clans. Mais ils ont suivi le mouvement, sans toujours bien comprendre ce qui se passait, par manque d’instruction et de conscience politique.
Pour ces gars-là -vous ne pouvez pas les appeler des « soldats » ; ils se comportaient vraiment comme de grands enfants à qui ont avait donné une quantité phénoménale d'armes lourdes comme jouets-, la « révolution », c’était tout simplement une manière de faire la fête. Ils n'ont pas réalisé que c'était une guerre. Ils allaient au combat en se filmant avec leur téléphone portable et tenaient leurs armes en dépit du bon sens ; dans les dunes, je les ai vu se déployer sans aucune logique et j’ai été témoin d’un accident où ils tiraient sur leurs propres troupes.

La mort de Kadhafi peut-elle aussi s’expliquer à la lumière de ce que vous venez de dire : l’œuvre de « grands enfants » hystériques ?

J'ai beaucoup de mal à croire que Kadhafi a été lynché de manière spontanée, comme ça, par hasard.
Il était le «Roi de l'Afrique» !
Ainsi, quand il a été arrêté, il n’y aurait eu sur place aucun commandant pour arrêter le massacre, dire « stop! ; nous devons lui faire un procès public » ? Je trouve cela très difficile à croire.
Je pense que, pour beaucoup de gens, tant au sein du CNT qu’en Occident, il était très intéressant de faire rapidement disparaître Kadhafi. De même, son fils, Mouatassim, qui avait été pris en même temps, est mort dans des circonstances étranges : il aurait été tué alors qu’il tentait d'échapper à ses gardes... Désolé, mais tout cela devient totalement incrédible. C'est évidemment une exécution déguisée.

Qu’est-ce que Kadhafi représentait exactement pour l’Occident ?

Kadhafi a été très utile pour l'Occident. Il nous a vendu son pétrole, il a acheté nos armes. Mais il n'était pas parfait. Après sa révolution, il y a quarante-deux ans, il a expulsé les compagnies pétrolières occidentales. Elles ont ensuite été autorisées à reprendre leurs activités en Libye, mais sous de strictes conditions. Quand le « Printemps arabe » a conduit à l'instabilité en Libye, avec des manifestations et ensuite une rébellion dans l'est du pays, l'Occident a saisi l'occasion de se débarrasser de lui.
Je ne peux pas approuver son régime. Il y a des choses horribles qui se sont passées. Les forces de sécurité étaient très violentes : des milliers de disparitions, sur une population de six millions de personnes, c'est énorme.
Mais, dans le cas du régime kadhafiste également, le tableau n'est pas tout noir ou tout blanc. Le prix du carburant, pour les Libyens, est inférieur à dix centimes le litre. Le citoyen qui achetait une voiture obtenait une aide financière de l’État pouvant atteindre 50% du prix d’achat –c’est très important pour eux, de pouvoir se déplacer dans un pays aussi vaste. Il y avait un système d’allocations de chômage, et toutes les personnes sans revenus recevaient de l'État une somme de cinq cents dollars garantis mensuellement. Pour l'Afrique du nord, c’est une somme énorme !
Le peuple libyen n'a pas vécu dans la misère. Électricité, eau, soins de santé performants, tout était gratuit. Kadhafi a en effet utilisé la rente pétrolière pour financer un programme social assez impressionnant.
On comprend qu’un gouvernement servile, mis en place par des pays comme la France (dont 15% des approvisionnements en pétrole proviennent de Libye) et la Grande-Bretagne (qui est impliquée dans le gaz libyen), soit beaucoup plus intéressant.
Quant aux Etats-Unis, ils se sont inquiétés du projet de Kadhafi, qui tentait de construire progressivement une conscience africaine, ce qu’il faut bien lui reconnaître. Il a tenté d’unir les États d’Afrique. Son succès eût été dangereux pour l’hégémonie occidentale et donc inadmissible.
N’oublions pas que son dernier discours à l'ONU, s’il avait été boycotté par les diplomates occidentaux, avait par contre été ovationné par la plupart des représentants des États d'Asie, d'Amérique latine et d’Afrique.
Le printemps arabe a été une occasion de le briser.
Je suis convaincu qu'il y a eu des contacts pris avec certains dirigeants du régime, auxquels il a été dit « c'est le moment, changez de camp, organisez la rébellion, et nous vous assurons qu’elle réussira ».

Quel prix le peuple libyen va-t-il payer, à présent ?

Les Libyens ne réalisent pas ce qui va se passer.
Pourtant, il est évident que, lorsque la part des revenus du pétrole consacrée à l'Etat aura diminué et lorsque les infrastructures libyennes seront dans les mains de grandes sociétés multinationales, s’en sera fini de la politique sociale actuelle et d’allocations mensuelles de cinq cents dollars… Et il en ira de même en ce qui concerne la gratuité de l’eau, de l'électricité, des centres médicaux.
Les Libyens seront étonnés de voir ce qui va leur arriver.
Mais la situation est bien plus préoccupante pour d’autres raisons : les chefs tribaux et claniques ne vont pas rendre leurs armes. Á Tripoli, l'armée (ce qu'il en reste, les régiments qui ont rallié le CNT) cherche les armes, fouille les automobiles et les maisons. Mais il est illusoire d’espérer que les clans, dans les villages et les oasis, ont l’intention de livrer leurs armes. Au contraire, quand j'étais en Libye, j’ai pu constater qu’ils s’activaient à augmenter leur armement, dans le but d’assurer leur autonomie. Il va maintenant falloir négocier avec tous ces groupes armés et tenir compte de leurs revendications.
Il y a aussi les islamistes. Je ne veux pas paraître outrancièrement alarmiste au sujet de la « menace islamiste », mais je dois être honnête. J'ai longtemps été un partisan de l'idée que la menace de l’islamisme radical était un mythe, qui ne servait qu’à légitimer les régimes autoritaires de la région, présentés comme des remparts contre cette menace.
Mais regardez ce qui se passe en Tunisie. Tout le monde considère Ennahda comme un parti semblable à l'AKP en Turquie, dans l'ensemble assez modéré ; ce n’est pas le cas.
Il faut abandonner cette comparaison absurde : les Turcs ne sont pas des Arabes ; ce n’est pas la même société, la même civilisation ; ils n’ont pas la même histoire.
J'ai d'excellents contacts en Tunisie : dans le sud de la Tunisie, Ennahda agit déjà de concert avec les salafistes. Je peux vous l’assurer : ils s’en prennent aux femmes non voilées dans les rues, saccagent les magasins qui vendent de l'alcool... Leurs véritables intentions commencent à se faire jour.
Même son de cloche en Egypte. Et, en Libye, c’est bien pire.
J’étais présent à Benghazi, lorsqu’à eu lieu une réunion improvisée avec le président al-Jalil. Il est arrivé complètement bouleversé. C'était le jour qui a précédé l'attaque sur Tripoli. L’offensive n’était pas prévue avant deux ou trois semaines. Mais les leaders du CNT ont décidé de donner l’ordre d’un assaut général, car une colonne de trois cents islamistes lourdement armés, sortis de nulle part, avec leur propre agenda et financés par le Qatar (en Libye, le rôle du Qatar est très ambigu), marchait seule sur Tripoli. Personne ne savait exactement ce qu'ils voulaient. Pour ne pas que les islamistes fussent les premiers à entrer dans Tripoli, al-Jalil a dû anticiper l’attaque des forces rebelles.
Les nouveaux dirigeants de la Libye doivent désormais composer avec ces groupes islamistes (je dis « ces », car il y a des formations de plusieurs réseaux et tendances, y compris des filières d’Al-Qaïda).
Et le fait que le CNT, alors qu’il n’y a même pas encore eu d’élection, ait d’emblée annoncé que la charia serait à la base de la législation libyenne est probablement l'un des résultats des négociations engagées avec les islamistes.
Comme vous le savez, le gouverneur militaire de Triploi, Hakim Belhaj, est un islamiste radical notoire…
Enfin, comme je l’ai dit, les tribus de l'ouest libyen n’acceptent pas le CNT.
La semaine passée, le 25 octobre, une explosion a détruit une réserve de carburant à Syrte. Le CNT a immédiatement déclaré que c'était un accident. J’en doute...
L'avenir de la Libye est donc hypothéqué par plusieurs éléments : le pouvoir des islamistes, les clans qui exigent leur part du gâteau et la résistance, voire une forme de guérilla, à laquelle on peut s’attendre, dans l'ouest.

Que dire des résultats des élections en Tunisie, près d'un an après le début de la révolution ?

Je pense que les élections en Tunisie se sont déroulées de manière correcte.
Contrairement à l'Egypte, en Tunisie, les révolutionnaires ont réussi à enlever au gouvernement provisoire le contrôle du processus électoral.
Le pays est en effet toujours dirigé par le gouvernement constitué par Mohamed Gannouchi, l'ancien premier ministre du président Ben Ali. Gannouchi a certes démissionné et, progressivement, avant lui, la plupart des ministres issus de l’ancienne équipe avaient été contraints de démissionner également. Mais ils ont été pernicieusement remplacés par d'anciens responsables de second rang et des diplomates, inconnus du grand public, mais qui proviennent tous ou presque de l'ancien système. Gannouchi a ainsi réussi à maintenir l'establishment politique au pouvoir.
Toutefois, les révolutionnaires ont constitué une Haute Instance pour les Objectifs de la Révolution, institution de fait, composée de représentants de l’opposition, de mouvements pour les droits humains, de collectivités locales, etc., soit une assemblée qui représente assez bien l’ensemble de la population tunisienne. Cette institution a ensuite désigné un comité chargé d’organiser des élections réellement libres et honnêtes.
Le problème, c’est que plus de 1.500 listes ont été présentées, avec plus de 10.000 candidats, pour seulement 227 sièges. Devant cette difficulté de choisir entre tous ces candidats, pour la plupart inconnus, les Tunisiens se sont tournés vers les islamistes d’Ennahda.

D’autant plus qu’Ennahda a joué un sale jeu lors de ces élections : bien avant le début officiel de la campagne électorale, les candidats d’Ennahda ont parcouru le pays avec des camions frigorifiques remplis de denrées alimentaires, qu’ils ont distribuées en échange de promesses de votes. Ils ont payé des mariages et des factures d’électricité. Ils ont également offert des appareils électroménagers, des vélos aux enfants... En retour, les personnes visées devaient se faire membre du parti.

Ennahda a donc acheté son lélection. Mais avec quel argent ?

C'est toute la question !
Ennahda a été complètement laminé sous Ben Ali. Ses membres étaient soit en prison, soit en exil à l'étranger. Le parti était illégal et n’avait plus aucune ressource.
Et, soudain, Ennahda dépense d’immenses sommes d'argent.
Encore une fois, le nom du Qatar revient sur la table. Le Qatar semble tirer pas mal de ficelles dans ce « Printemps arabe », en Libye, en Syrie, et pas seulement en Tunisie.
Outre les députés issus des rangs d’Ennahda, l’Assemblée constituante verra siéger de nombreux candidats « indépendants ».
Qui sont ces gens?
Selon une enquête menée par la Commission de Venise, beaucoup d'entre eux sont d’anciens membres du RCD, le parti de Ben Ali.
Les Tunisiens, comme je le disais, ont eu du mal à savoir pour qui voter, face à cette pléthore de candidats ; ils ont donc aussi voté pour des personnes qu’ils connaissaient, des figures connues, localement, d’anciens responsables du régime, qui n’étaient quand même pas le chef de la police secrète.
Ils ont voté pour des personnes susceptibles de rendre des services à la population et dès lors influentes.
En bref, l'Assemblée constituante sera dominée par les islamistes et d’anciens bénalistes. Les candidats comme Hamma Hammami, par exemple, du Parti communiste des Ouvriers de Tunisie, sont très déçus par les résultats ; seul le CpR de Moncef Marzouki s’en sort mieux et pourra probablement avoir un rôle dans cette Constituante.

Qu'est-ce que cela signifie pour l'avenir de la révolution tunisienne ?

Je crois que les Tunisiens ont un peu laissé passer leur chance.
Ennahda, comme je l’ai dit, n’est pas aussi « modéré » qu'il voudrait le faire croire.
Les candidats qui étaient intéressés par un projet social et national et prônaient un durcissement de la position arabe concernant Israël et la question palestinienne, y compris les communistes, sont les grands perdants de ces élections.
Les anciens partisans du régime qui se sont fait élire vont naturellement tout faire pour sauvegarder les intérêts de l’establishment économique qui gouvernait la Tunisie sous Ben Ali. Le régime de Ben Ali n'était pas tant un système politique qu’une mafia économique. Vous pouvez facilement remplacer des personnalités politiques sans changer le système. Or l’ancien establishment saura aisément trouver du soutien pour défendre ses intérêts auprès de bon nombre d’élus de cette Assemblée constituante.
La même chose se passe en Egypte. L'armée et les anciens moubarakistes ont
​​rapidement établi une nouvelle constitution provisoire et organisé des élections. Les Frères musulmans ont immédiatement passé un accord avec l'armée. Ils feront sans aucun doute un bon score. Les autres partis qui ont eu les moyens financiers et structurels de s’organiser en si peu de temps sont constitués de moubarakistes reconvertis.
La différence entre l’Égypte et la Tunisie, c’est que les révolutionnaires, en Egypte, n’ont pas réussi à organiser des élections indépendantes du contrôle du gouvernement provisoire.

Quel bilan global tirez-vous du « Printemps arabe » ?

Le « Printemps arabe », ça n'existe pas.
C'est un beau nom, très poétique, mais il suggère que le Monde arabe formerait un tout, où, tout à coup, une société civile aurait émergé et où une révolution globale serait en train d’avoir lieu. Ce n’est pas le cas.
Pour commencer, la Ligue arabe compte vingt-deux États. Or, seulement sept pays sont concernés par ce « Printemps arabe » : le Maroc, la Tunisie, la Libye, la Syrie, l’Egypte, le Bahreïn et le Yémen.
Et que constatons-nous si nous en faisons le tour ?
Au Maroc, le Mouvement du 20 Février a été pour ainsi dire balayé. Les Marocains se sont complètement faits avoir par la nouvelle constitution, qui, en fait, apporte peu de changements.
Nous venons de parler de la Tunisie ; c’est pour moi le seul cas où une révolution a effectivement eu lieu et le seul pays arabe qui a peut-être une chance de voir s’imposer la démocratie.
La Libye a connu une guerre civile, téléguidée par des pays occidentaux qui ont leur propre agenda.
En Égypte, c’est le retour à la stabilité et le maintien du statu quo ; Moubarak est tombé, tant pis pour lui (cela dit, il est probable qu’il s’en tirera et que son procès s’achèvera sur une sanction qui ne le dépouillera pas et lui permettra de prendre une retraite confortable ; ils n'ont pas l’intention de le pendre, s’il joue le jeu).

La Syrie demeure un point d'interrogation, mais dans une certaine mesure seulement : il n'y a pas, en Syrie, de manifestation de masse, telles que les médias mainstream nous les présentent -comme j’ai pu m’en rendre compte sur le terrain et à Hama notamment. Je pense que le gouvernement va peu à peu reprendre le contrôle de la situation, contrôle qu’il n’a jamais perdu, en fait.
À Bahreïn, le « Printemps arabe », c’est fini. La rébellion a été écrasée par une violente répression, avec l'aide active de l'armée saoudienne et avec l'accord tacite des États-Unis (rappelons que la Cinquième Flotte des Etats-Unis est stationnée à Bahreïn).
Enfin, il reste le Yémen. Les grandes puissances occidentales sont bien embêtées par ce qui s’y passe. Le président Saleh est soutenu par l'Occident parce que les Etats-Unis ont, comme les monarchies de la région du Golfe, la crainte de voir s’y développer des mouvements islamistes durs, comme par exemple Al-Qaïda. Le Conseil de coopération des États du Golfe est prêt à aider Saleh, pour que les choses se calment. Mais la structure sociopolitique du Yémen ressemble à celle de la Libye : des chefs tribaux et des ministres du régime s’y affrontent pour le pouvoir. Un vrai panier de crabes.
En bref, le « Printemps arabe » est un mythe, une illusion.

Quel sera l'impact des événements de cette année sur l'influence américaine dans la région ?

Peu de choses ont changé. Probablement les États-Unis ont-ils été très inquiets lorsque les événements ont commencé en Égypte, mais l'administration Obama s’est rapidement rendu compte qu’il était possible de rétablir le statu quo en sacrifiant Moubarak. J'avais écrit, à ce moment-là, un article qui avait été très critiqué par un peu tout le monde, intitulé « tout changer pour que tout reste pareil ». Je constate que je ne m’étais pas trompé.
Rien n’a changé, depuis janvier, dans les rapports qu’entretiennent depuis longtemps l'armée égyptienne et le Pentagone. Il n’y a pas eu de rupture diplomatique, aucune suspension de la coopération.
Il y a eu beaucoup de bruit à propos d'Israël, mais je pense que toute cette agitation a surtout servi de distraction pour détourner l’attention du peuple égyptien.
Prenez, par exemple, la mise à sac de l'ambassade d’Israël au Caire. J’ai été plusieurs fois en Égypte depuis le début des événements : quand l'armée parle, les gens écoutent.
Avec la police, c’est différent ; elle a complètement perdu son autorité. Mais l'armée est respectée : les Égyptiens croient vraiment que l'armée est de leur côté.
Si vous aviez eu deux voitures blindées garées devant l’ambassade et quelques soldats, ce débordement n’aurait pas eu lieu. Si l'armée avait voulu éviter ce saccage de l'ambassade d'Israël, elle aurait parfaitement pu l’empêcher. En d’autres termes, je suis convaincu qu’il s’est agi d’une diversion, avec l’objectif de détourner les citoyens de la question du processus électoral en les échauffant sur la question du conflit israélo-palestinien.

Mais ces tensions vont retomber très rapidement. J’ai rencontré les Frères musulmans dans leur quartier général au Caire. L’objectif, pour les Frères musulmans égyptiens, ce n’est pas Israël. Ils sont disposés à respecter les accords de paix en vigueur. Leur agenda, c’est l'islamisation de la société égyptienne : prohibition de l'alcool, port du foulard obligatoire pour les femmes, interruption des activités pendant la prière, et ainsi de suite.
Mais leurs intentions s’inscrivent dans un projet d’économie libérale : les Frères musulmans ne sont pas socialistes ; c'est clair. Les Etats-Unis peuvent donc très bien s’en accommoder.
De même qu’en ce qui concerne les dirigeants du Bahreïn ou du Yémen ou d’Arabie Saoudite, alliés des Etats-Unis, personne n'a fait pression sur le Roi du Maroc.
En Tunisie il faut encore attendre un peu, mais il n'y aura probablement pas là non plus beaucoup de changement.
En Libye les nouveaux maîtres sont complètement soumis aux Etats-Unis, ce qui n’était pas le cas de Kadhafi.
Il semble, en conclusion, que les Etats-Unis, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, se portent mieux aujourd'hui qu'avant les prétendues  « révolutions ».

Une question, enfin, sur la Syrie. Quelle est la nature du régime syrien, et qu’en est-il de l’ampleur des manifestations ?

La Syrie est une dictature et un État policier, c'est un fait.
Bashar al-Assad, même s’il est plus souple que son père Hafez, est entouré par un establishment majoritairement alaouite qui tient à ses avantages économiques.
Cela étant dit, le régime a le soutien d'au moins 40 à 50% de la population (un chiffre exact est évidemment difficile à produire).
La Syrie est un pays très complexe. On peut commencer par mentionner toutes les minorités : les Chrétiens (un peu plus de 10%), les Alaouites (le clan du président, 10% également), les Musulmans chiites, les Druzes, les Kurdes, etc. Beaucoup de personnes issues de ces minorités, y compris des Chrétiens, au début des événements, ont manifesté pour la démocratisation du régime. Mais, quand elles se sont rendu compte que les islamistes prenaient de plus en plus d’influence dans les manifestations, elles se sont ravisées.
J'ai rencontré beaucoup de gens qui disaient : « nous voulons la démocratie, mais nous ne voulons pas d’un État islamique ». Cette attitude a été celle de nombreux Musulmans sunnites également, principalement issus de la bourgeoisie, qui sont certes religieux, mais nullement fondamentalistes comme le sont les Frères musulmans syriens (leur mouvement est réellement très radical, bien plus que celui des Frères musulmans égyptiens).
On peut donc estimer que les Syriens sont divisés en deux camps plus ou moins égaux, l’un en faveur du maintien de Bashar al-Assad, l’autre dans l’opposition, avec une importante présence de groupes islamistes liés aux Frères musulmans.
Au début de la contestation, il y a eu de grandes manifestations pacifiques. Mais, très vite, les Frères musulmans ont commencé à dominer mouvement. Parfois, ces manifestations sont violentes, et l'armée, évidemment, réagit. Je ne dis pas que l'armée n’a pas utilisé la violence contre des manifestations pacifiques ; mais, dans certaines régions, le gouvernement a dû faire face à des soulèvements violents et armés.
J'ai moi-même été témoin de ces violences de la part des manifestants : à Homs, ils ont ouvert le feu sur l'armée. Il est donc mensonger d’affirmer que toutes les manifestations sont pacifiques ; il y a effectivement des activistes armés parmi les manifestants.
Mais je crois que le régime a toutes les chances de rétablir l'ordre. Les grandes manifestations pacifiques des débuts, c’est fini. Les manifestations qui ont encore lieu, ce sont principalement des rassemblements à la sortie des mosquées, surtout le vendredi. Il s’agit seulement de quelques centaines de personnes, le soir, dans les banlieues.
Il est intéressant d'étudier les images que les médias nous montrent, sur Euronews ou France 24, par exemple, sur CNN, sur la BBC, etc. Mis à part quelques images de manifestations exceptionnelles qui réunissent trois ou quatre mille personnes (mais qu'est-ce que quatre mille personnes en terme de menace pour le régime ?), la plupart de ces images sont constituées de gros plans. Cela donne l'impression que la foule est immense. Mais, si vous arrêtez l’image et commencez à compter, vous recenserez rarement plus de cent cinquante ou deux cents manifestants.
J’ai pu observer ces manifestations, dans les banlieues de Homs et de Damas : des petits attroupements à la sortie de la mosquée, organisés par les islamistes. Jusqu'à ce que l'armée ou la police survienne et tire sur la foule pour la disperser.

Donc, il convient de se méfier des « informations » que fournissent nos médias ?

Certains de mes collègues ne trouve pas qu'il soit nécessaire ou utile de se rendre sur le terrain et me demande ce que je vais faire là-bas. Certains me soupçonnent même de travailler pour les services secrets ou d’être vendu au régime.
Je suis désolé : il y avait dix mille manifestants à Hama, quand je m’y suis rendu, le 15 juillet, et non pas cinq cent mille, comme l'AFP et Le Monde l’ont prétendu, en se basant sur une source qu’ils croyaient fiable (lire : « L’Affaire de Hama »). Si personne n’avait été sur place, comment aurions-nous pu connaître la réalité ?
Entre dix mille et cinq cents mille manifestants, il y a un monde de différence. S'il y avait réellement eu cinq cents mille manifestants à Hama, je n’aurais pas parié un euro sur la survie du régime de Bashar al-Assad. Mais, s'il y en a seulement dix mille, a fortiori à Hama, le fief des Frères musulmans, alors, c’est que le régime est encore bien en selle.

Qu'en est-il des intentions de l'Occident ? L'OTAN a-t-il un plan pour renverser le régime d’al-Assad ? En d'autres termes, après la Libye, ce sera le tour de la Syrie ?

De nombreux chercheurs sont convaincus que l'Occident veut renverser al-Assad, en effet.
Mais je ne suis pas de ceux-là, et je pense avoir de bons arguments.
Le gouvernement baathiste, en Syrie, a un discours officiel, anti-américain et anti-israélien. Et ses liens étroits avec l'Iran et le Hezbollah sont bien connus.
Mais quelle est la réalité du terrain ?
Commençons avec la politique syrienne envers Israël. J'ai tenté de pénétrer dans le Golan, la région frontalière avec Israël. C’est une zone fermée et strictement contrôlée. Je n’avais pas les autorisations spéciales nécessaires pour y circuler et j’ai tout de suite été invité à faire demi-tour; c’est la seule partie du pays où je n’ai pas pu me rendre librement. La police et l'armée syriennes surveillent très étroitement cette région, mais non par crainte d'une attaque israélienne, mais parce que, en Syrie, vivent cinq cents mille réfugiés palestiniens. Ils possèdent les mêmes droits que les citoyens syriens, ainsi que le droit de développer leurs propres milices, l’armée de libération de la Palestine, autonome de l'armée syrienne. Il y a donc, en Syrie, en toute légalité, des milices armées palestiniennes ; et le régime fait ce qu’il faut pour éviter que des groupes de miliciens palestiniens s’infiltrent en Israël à partir de la Syrie. Israël ne peut que se réjouir d'avoir un tel voisin, qui, bien que très dur en paroles, en réalité, contribue à assurer la sécurité des frontières israéliennes. Depuis 2007, il y a même des négociations pour le retour du Golan à la Syrie.
Il en va de même en ce qui concerne les relations avec les Etats-Unis : depuis le onze septembre, la Syrie et les États-Unis se sont trouvé un ennemi commun, l’islamisme radical, et la Syrie a peu à peu amélioré ses relations avec le camp états-unien. Dans le cadre du « Patriot Act », des prisonniers ont même été envoyés en Syrie par les Etats-Unis, pour y être interrogés, torturés.
Par ailleurs, les États-Unis se rendent bien compte qu’une confrontation militaire avec l’Iran est très compliquée. Or, la Syrie, alliée de l’Iran, peut constituer l’intermédiaire idéal pour des négociations en vue de la normalisation des relations entre les États-Unis et l'Iran.
L’effondrement du régime de Bashar al-Assad n’est donc certainement pas non plus dans l’intérêt des États-Unis.

Pour conclure, comment expliquez-vous les déclarations hostiles et les avertissements de Washington et de Paris à l'adresse d'Al-Assad ? C’est du théâtre ?

C'est en effet du théâtre.
Après ce que l'Occident a fait en Libye, il serait tout à fait inadmissible par notre propre opinion publique et par l’opinion publique arabe que les États-Unis et l'Europe ne fassent pas preuve d’un minimum de cohérence en montrant un peu les dents envers la Syrie.
Mais examinons de près les sanctions prises par l’Union européenne à l’encontre du gouvernement syrien. L’Union européenne a décidé de ne plus acheter de pétrole en Syrie. Cela semble être une mesure forte. En réalité, c'est complètement absurde ; de la poudre aux yeux.
Tout d’abord, les sanctions ne prendront effet qu’à la date du 15 novembre. L'Union européenne a donc donné au régime du temps pour stabiliser la situation. Et, si les sanctions étaient appliquées, le pétrole syrien sera de toute façon acheté par d’autres, par les Irakiens, par exemple. Après quoi il sera revendu ailleurs, sur le marché, en Europe également.
Ainsi, ces sanctions, ce ne sont que des mots.
Je peux bien sûr me tromper. Mais quelle est l'alternative à Al-Assad ?
Si le régime s'effondre, il y a deux possibilités.
Soit une longue guerre civile, parce que les minorités ne vont pas se laisser faire face à la menace islamiste, très sérieuse en Syrie.
Soit les islamistes l'emportent et imposent un état islamique strict.
Je ne crois pas, sincèrement, que l’Occident ait le choix...

(Traduit du néerlandais)

Lien(s) utile(s) : De Wereld Morgen.  

Originele versie (Nederlandse) : “De Arabische Lente is een illusie”, zegt Pierre Piccinin.

© Cet article peut être librement reproduit, sous condition d'en mentionner la source

 

 

   

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Source : Le blog de Pierre Piccinin
http://pierre.piccinin-publications.over-blog.com/...

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