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Entretien
Jean Ziegler : « Cet ordre du monde n'est pas seulement meurtrier, il est absurde »

Vendredi 14 novembre 2008

Pourfendeur des déséquilibres du monde, dans la Haine de l’Occident, il plaide pour un nouveau contrat social planétaire fondé sur la solidarité et le dialogue entre le Sud et l’Occident.

Ex-rapporteur spécial des nations unies pour le droit à l’alimentation, Jean Ziegler est aujourd’hui membre du comité consultatif du conseil des droits de l’homme de l’ONU. Son dernier livre, la Haine de l’Occident (Albin Michel), est un réquisitoire sans appel contre « le capitalisme globalisé et de l’ordre cannibale qu’il impose à la planète ».

Le débat s’aiguise quant à la nature de la crise. D’aucuns considèrent que, plus qu’une crise du système financier auquel il faudrait apporter des corrections, nous sommes face à une crise pluridimensionnelle, certains la qualifiant même de civilisationnelle. Partagez-vous ce point de vue ?

Jean Ziegler. Oui. C’est le démasquage du capitalisme de la jungle. Il y a, d’une part, la souffrance des travailleurs américains : 25 millions de familles expulsées de leur logement depuis mars auxquels s’ajoutent 10 000 locataires expulsés chaque jour depuis septembre. Des milliers de fonds de pensions sont partis en fumée. En France, le chômage augmente rapidement. Les budgets sociaux vont se réduire. Il faut prendre la mesure de ces désastres inadmissibles qui vont s. Dans le même temps, nous assistons à un fait extraordinaire : les masques du néolibéralisme sont tombés. Les théories de légitimation du capitalisme actuel sont en miettes, à savoir l’autorégulation du marché, la libéralisation de tous les mouvements de capitaux, de services et de marchandises, la privatisation de tous les secteurs publics, la prétention selon laquelle les lois économiques sont des lois de la nature, la diffamation de l’État national et de sa force normative. Cet ultralibéralisme, qui réduit à l’impuissance les travailleurs, est aux abois. Sont apparus les vrais acteurs de la « main invisible » contre laquelle, nous disait-on, nous ne pouvions rien : les prédateurs, les spéculateurs, les oligarchies du marché financier dont le seul moteur est l’avidité, le cynisme, un goût obsessionnel du pouvoir. Ce démasquage ouvre la voie à une prise de conscience sur la véritable nature du capitalisme globalisé et de l’ordre cannibale qu’il impose à la planète.

À vos yeux, a-t-on pris la mesure de l’impact de cette crise sur les pays du Sud ?

Jean Ziegler. « Lorsque les riches maigrissent, les pauvres meurent », dit un proverbe. La faim dans le monde augmente d’une façon vertigineuse. Toutes les cinq secondes un enfant de moins de dix ans meurt de faim dans le monde et 100 000 personnes meurent chaque jour de la faim ou de ses suites immédiates. 923 millions d’êtres humains, plus d’un homme sur six, sont en permanence gravement sous-alimentés. Ce massacre quotidien de la faim s’intensifie. Dans le même temps, le président Nicolas Sarkozy a réduit massivement les aides publiques au développement. En Afrique, les projets sont suspendus. L’ONU a identifié huit tragédies à éliminer prioritairement. Ce sont les objectifs du millénaire à réaliser d’ici à 2015 : éradiquer l’extrême pauvreté et la faim ; assurer à tous les enfants en âge scolaire un enseignement de base ; promouvoir l’égalité entre les sexes et l’autonomie des femmes ; réduire la mortalité infantile, améliorer la santé des mères ; combattre le sida, la malaria et d’autres épidémies ; garantir la protection de l’environnement ; établir un pacte mondial pour le développement. Ces objectifs ont été chiffrés à 82 milliards de dollars annuels sur cinq ans. Depuis 2000, l’Occident dit qu’il n’a pas d’argent. Or, le 12 octobre dernier, à l’Élysée, en trois heures et demie, les 27 pays de l’Union européenne ont libéré 1 700 milliards d’euros pour le crédit interbancaire et pour augmenter le plancher du capital propre des banques de 3 % à 5 %. Pour éliminer les huit tragédies qui frappent les pays du tiers-monde, il suffirait de 1 % de ces 1 700 milliards. Cet ordre du monde n’est pas seulement meurtrier, il est absurde.

Le sommet du G20 à Washington prétend élaborer des réponses à cette crise mondiale. On le sait, les pays du Sud y seront les grands absents. Cette exclusion ne risque-t-elle pas d’accroître « la haine raisonnée » du Sud contre l’Occident que vous évoquez dans votre dernier ouvrage ?

Jean Ziegler. Sans aucun doute. « Ils ont enlevé le casque mais, en dessous, leur tête est restée coloniale », dit Régis Debray. L’Occident mène une politique suicidaire. Depuis cinq cents ans, les Blancs, qui ne représentent aujourd’hui que 13 % de la population de la planète, ont dominé le monde à travers des systèmes d’oppression successifs : le génocide des Indiens avec la conquête de l’Amérique, le commerce triangulaire des puissances esclavagistes pour le pillage des ressources premières, la déportation de 400 millions d’Africains, puis l’occupation coloniale et ses massacres et, finalement, l’ordre du monde du capitalisme globalisé. Edgar Morin écrit : « La domination de l’Occident est la pire de l’histoire humaine dans sa durée et son extension planétaire. » La haine de l’Occident a essentiellement deux sources. D’abord cette mystérieuse et formidable renaissance mémorielle à laquelle personne ne s’attendait. L’esclavage a été aboli il y a cent vingt ans, le dernier pays à l’avoir fait étant le Brésil en 1888. Le colonialisme également, il y a environ cinquante ans. Et c’est pourtant seulement maintenant que cette mémoire blessée, cette mémoire des horreurs subies, devient conscience. Elle devient revendication de réparation et revendication de repentance. Souvenons-nous de cette scène extraordinaire de décembre de 2007 où Nicolas Sarkozy arrive pour signer un certain nombre de contrats en Algérie. Le président Bouteflika lui dit en préalable : « D’abord vous vous excusez pour Sétif », ce massacre du 8 mai 1945 où des milliers d’Algériens, femmes et enfants, ont été exécutés par l’armée française alors qu’ils manifestaient pacifiquement. Nicolas Sarkozy lui répond qu’il n’est pas venu pour la « nostalgie ». Bouteflika lui rétorque : « La mémoire avant les affaires. » Et les accords ne seront pas signés. Il y a irruption d’une force radicalement nouvelle dans l’histoire : la revendication mémorielle. En Bolivie, en 2006, l’élection démocratique d’un Indien à la présidence pour la première fois depuis cinq siècles est le pur fruit de cette renaissance mémorielle. La deuxième source est le rejet total du capitalisme globalisé dont sont victimes les peuples du Sud. Renaissance mémorielle et refus absolu du dernier système d’oppression sont à l’origine de cette haine raisonnée.

Vous affirmez dans votre livre que « les peuples de l’hémisphère Sud ont décidé de demander des comptes ». À qui vont-ils les adresser ?

Jean Ziegler. À l’Occident bien sûr. Mais l’Occident reste sourd et aveugle aux revendications mémorielles du Sud. Voyez le scandaleux discours de Sarkozy à Dakar en juillet 2007 ou l’échec de la Conférence mondiale sur le racisme à Durban en 2001.

En responsabilisant ainsi l’Occident, cela ne revient-il pas à dédouaner les gouvernements des pays du Sud, qui sont eux aussi acteurs du capitalisme, de leur propre responsabilité ?

Jean Ziegler. Oui, l’exemple de l’effroyable régime nigérian, dont je parle longuement dans mon livre, en atteste. Le Nigeria est le huitième producteur de pétrole au monde, le premier en Afrique. C’est le pays le plus peuplé du continent avec 147 millions d’habitants. L’espérance de vie n’y est que de quarante-sept ans. Plus de 70 % de la population vit dans une situation d’extrême pauvreté. La sous-alimentation est permanente. Il y a absence d’écoles, de services sanitaires. Tout cela en raison de la corruption endémique des dictateurs militaires qui se sont succédé au pouvoir depuis 1966. Le lien de confiance entre les citoyens et l’État est brisé par la corruption et le pillage. Mais les responsabilités sont partagées. Les sociétés pétrolières qui exploitent les immenses richesses du pays, Shell, ELF, Exxon, Texaco, Repsol…, sont les complices actifs des généraux. Les sociétés pétrolières favorisent la corruption parce qu’elle les sert. Lorsqu’on négocie le partage des richesses et des biens, il est infiniment plus favorable d’avoir des corrompus en face de soi qu’un gouvernement démocratiquement élu qui défend l’intérêt public. Je condamne la corruption. Les généraux d’Abuja sont des truands mais, dans le même temps, il convient de voir l’origine du fléau et la manière dont les complices maintiennent en place les corrompus.

Vous affirmez que la barbarie capitaliste montre son vrai visage. Sur quoi cela peut-il déboucher ?

Jean Ziegler. La conscience collective va entrer dans un processus d’apprentissage et d’analyse. La riposte sociale va s’organiser. Nous vivons actuellement une situation très favorable au mouvement. La France est certes socialement injuste, mais c’est une démocratie vivante. L’information circule. La liberté de la presse est garantie. Donc, la raison analytique peut se mettre en marche. Les délocalisations, par exemple, trouvent leur origine dans le dumping social. Face à cela, la réaction des salariés a souvent été la résignation : « On ne peut rien faire, c’est le marché qui décide. » Il y avait une aliénation très profonde des classes travailleuses face à la « main invisible » du marché. Beaucoup de travailleuses et de travailleurs avaient fini par croire inéluctables le chômage, la dérégulation et la flexibilité du travail. Pendant ce temps, ces dix dernières années, la protection sociale des salariés a fondu comme neige au soleil. Or ces mensonges se sont effondrés. La main invisible est finalement devenue visible : c’est celle des prédateurs. Comment va s’organiser cette riposte sociale ? Nous ne le savons pas encore, mais c’est la question centrale.

Au rang des mesures d’urgence à prendre face à la crise, est-il possible de créer une réglementation des paradis fiscaux ?

Jean Ziegler. Il faut les éliminer totalement. C’est l’une des mesures les plus urgentes à prendre. Il faut également abolir le secret bancaire et rétablir la prééminence du secteur public lorsqu’il s’agit de services publics, renverser les privatisations, imposer une normativité stricte aux capitaux, interdire les délocalisations et réguler la Bourse pour éviter la spéculation. Il est certain que les oligarchies financières qui fonctionnent exclusivement à la maximalisation du profit doivent être soumises à la normativité de l’État. Le libre-échange est un mal quand l’État perd sa force normative. L’intérêt du pays, ce sont la justice sociale, la sécurité de l’existence, une fiscalité progressive garantissant une redistribution du revenu national, la priorité absolue à la sécurité de l’emploi, à la distribution équitable des ressources et à la démocratie sociale.

Croyez-vous qu’un front commun des peuples du Sud et de l’Occident soit possible ?

Jean Ziegler. Je suis certain que ce processus va déboucher sur un nouveau contrat social planétaire. Le contraire du marché autorégulé est la loi. Jean-Jacques Rousseau écrit dans le Contrat social : « Entre le faible et le fort, c’est la liberté qui opprime et c’est la loi qui libère. » Je suis absolument certain que les peuples occidentaux vont comprendre que l’inhumanité infligée aux autres détruit l’humanité qui est en eux. Nous sommes doués d’impératifs moraux, de conscience d’identité. Cet ordre cannibale du monde, ce règne des prédateurs, reconnaissable au massacre quotidien de la faim, n’est plus acceptable pour les citoyennes et citoyens de l’Occident. La preuve est faite, avec la mobilisation de fonds colossaux pour les banques, qu’il existe une disponibilité énorme de richesses pour faire front à la surexploitation et à la misère abyssale de tant de peuples du Sud. Un nouveau contrat de solidarité et de dialogue entre le Sud et l’Occident va s’élaborer par des peuples libérés de leur aliénation.

Les risques que cette crise n’approfondisse les inégalités déjà existantes ou ne favorise la réaction sont réels. N’est-ce pas là faire preuve de trop d’enthousiasme ?

Jean Ziegler. Je connais l’argument. Le krach boursier de 1928 et la crise économique mondiale ont donné naissance au fascisme dans plusieurs pays européens. Mais le fascisme est né de l’humiliation d’une défaite, celle de l’Allemagne au sortir de la Première Guerre mondiale, d’un désir de revanche. Les vainqueurs occidentaux ont laissé faire, préférant le fascisme au bolchevisme et à la révolution, dont les élites bourgeoises avaient une peur panique. Le monde était encore largement colonial. Nous ne sommes pas du tout dans cette configuration. Ce qui menace aujourd’hui, si l’Occident ne se réveille pas, c’est la haine pathologique de groupuscules issus du Sud et le racisme violent se développant en Occident. Mais ces dangers peuvent être conjurés. Dans le Talmud de Babylone, il y a cette phrase mystérieuse : « L’avenir a un long passé. » Il faut que l’Occident accueille la résurgence mémorielle du Sud, reconnaisse les crimes commis, pratique la réparation. Et puis, surtout qu’il consente à démanteler l’ordre cannibale du monde, à passer du capitalisme à la civilisation. Barack Obama arrive au pouvoir dans un empire agressif, surarmé, revendiquant l’hégémonie militaire, économique et politique de la planète. Pourra-t-il démanteler les structures impériales et inaugurer une politique internationale basée sur la réciprocité, la complémentarité entre les peuples, en bref, une politique soumise aux normes du droit international ? J’en doute. La mobilisation des forces sociales en Europe et dans le Sud, la résistance à la restauration du capitalisme de la jungle seront indispensables pour qu’une civilisation humaine naisse sur notre planète. Mais la formidable résurgence mémorielle des Afro-Américains, qui a rendu la victoire électorale d’Obama possible, constitue déjà à elle seule un espoir.

Entretien réalisé par Cathy Ceïbe

© Journal l'Humanité
Publié le 15 novembre 2008 avec l'aimable autorisation de
l'Humanité.



Source : Le Web de l'Humanité
http://www.humanite.fr/...


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