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Les
conséquences des législations « antiterroristes »
pour le simple citoyen
Les
populations sous surveillance
Silvia Cattori
15 février 2008 En
décembre 2005, les médias états-uniens ont révélé que la
NSA, une agence qui a une mission officielle d’espionnage à
l’extérieur des États-Unis, avait mis sous écoute électronique
ses citoyens. Une année plus tard, ils ont révélé que la même
NSA avait fiché des millions de communications, et que la CIA
surveillait toutes les transactions financières internationales.
En Europe, une législation imposant une rétention des données
personnelles a déjà été mise en place et légitimée par les
différents parlements nationaux, dans l’indifférence générale.
Alors que, aux Etats-Unis, les médias se sont saisis de ces
affaires et les organisations de défense des libertés
individuelles ont fait campagne contre ces dispositions, sans
toutefois susciter de mobilisation populaire, en France et en
Allemagne, des projets de loi permettant à la police
d’espionner à distance l’ordinateur des personnes qu’elle
soupçonne de terrorisme, n’ont quasiment pas suscité de réactions.
Dans l’entretien accordé à Silvia Cattori, le sociologue belge
Jean-Claude Paye montre comment les lois « antiterroristes »
vident de leur substance toutes les protections légales
nationales et européennes et met en lumière la portée des
dispositions qui légalisent l’introduction de logiciels espions
dans les ordinateurs privés.
Silvia
Cattori : La législation de
l’Union européenne sur la surveillance des citoyens est-elle déjà
en application ?
Jean-Claude
Paye [1] :
La plupart des États membres de l’Union européenne disposent déjà
de législations qui imposent aux compagnies de téléphone et aux
fournisseurs d’accès Internet de conserver les données de
connexion de leurs clients pendant un temps plus ou moins long ou,
comme en Belgique, pour un temps indéfini. L’Union européenne
elle-même a élaboré à plusieurs reprises des projets avortés
de décision-cadre allant dans le même sens et qui visent à
imposer une période minimale de rétention des données de deux
années.
Cette violation de la protection des données personnelles se
double de projets tel le viol du contenu d’un ordinateur
personnel à l’insu de son utilisateur. En France, le projet de
loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure
(LOPSI), déposé au conseil des ministres en janvier 2008, va
autoriser l’espionnage électronique lors d’une enquête
policière.
Il s’agit de permettre à la
police de s’introduire secrètement dans les ordinateurs de
personnes soupçonnées de terrorisme ou de criminalité organisée.
L’Allemagne prépare un projet de loi analogue. Les forces de
l’ordre pourraient être autorisées à espionner le surf et le
contenu des disques durs de toute personne suspectée. Il
s’agirait d’un « Cheval de Troie » (logiciel
espion) avec enregistreur de frappe (keylogger) attaché secrètement
à un mail en provenance d’une agence officielle.
Concrètement cela signifie que les services de police peuvent
utiliser un logiciel espion pour lire, à l’insu des personnes
concernées, tout ce qui est à l’intérieur d’un ordinateur
privé.
Aux États-Unis, la police a, depuis 2001, cette possibilité légale
de s’introduire secrètement dans un ordinateur. Cette procédure
appelée « Lanterne magique » fait partie des
dispositifs liberticides introduits par le fameux USA
Patriot Act [2].
Ces mesures, votées au départ pour une durée de quatre ans,
sont devenues permanentes [3].
Silvia
Cattori : Auparavant, n’était-il
pas déjà possible de mettre sous écoute et de surveiller le
courriel des gens ?
Jean-Claude
Paye : Les services de renseignement ont toujours pu
suivre les gens à la trace et entrer dans un ordinateur comme ils
le voulaient. Mais cet espionnage était illégal. Ce qui est
nouveau est que tout ce qui est collecté maintenant peut servir
à entamer une procédure judiciaire.
Silvia
Cattori : Une personne qui, dans des
courriels, exprime sa sympathie à l’égard d’un groupe
inscrit sur les listes « terroristes » pourrait-elle
être poursuivie pour collusion avec le terrorisme ?
Jean-Claude
Paye : Oui, parce qu’il y a une évolution des
lois anti-terroristes. Manifester sa sympathie à l’égard de
groupes labellisés comme « terroristes », est déjà
une infraction. En Grande Bretagne, dire par exemple :
« Le Hamas ou le Hezbollah sont des mouvements de résistance
légitimes », pourrait, dans le cadre de la loi anglaise Terrorist
Bill of 2006, constituer un délit de soutien indirect au
terrorisme. C’est en Grande-Bretagne que les lois
anti-terroristes sont le plus ouvertement liberticides. La Grande-
Bretagne a introduit, en 2006, les délits de « glorification »
et de « soutien indirect » au terrorisme [4].
Ces incriminations ne poursuivent pas des faits, mais des paroles
de résistance au pouvoir ou simplement l’acte de révéler des
faits qui sont en contradiction avec la politique du gouvernement.
Par exemple, des militants ont été inquiétés pour incitation
indirecte au terrorisme parce qu’ils avaient énoncés
publiquement le nom des soldats anglais morts en Irak. Le pouvoir
estime que la personne qui énonce de tels faits donne une
publicité à des actes catalogués comme terroristes (les actions
de la résistance) et qu’elle crée ainsi un « climat
favorable » au terrorisme.
Des actions ou des paroles de
soutien à la résistance palestinienne pourraient également
servir de base à de telles poursuites. Il n’est d’ailleurs
pas nécessaire qu’il s’agisse de conflits contemporains ;
des paroles, ou des écrits glorifiant des attentats du passé,
pourraient être retenus, si une personne, qui commet un acte tel
que la pose d’une bombe dans le métro, déclare avoir été
incitée à le commettre par les paroles ou les écrits incriminés.
Il y a un effet rétroactif et celui-ci n’est pas objectivement
limité dans le temps [5].
Dans les autres pays, où le délit de soutien indirect au
terrorisme n’existe pas, comme en Belgique, on essaye
d’introduire ces notions par le biais de la jurisprudence [6].
Observer ce qui se passe en
Angleterre n’est donc pas inutile. C’est le pays européen le
plus avancé dans le démantèlement de l’État de droit. On
doit s’attendre à se voir imposer tôt ou tard, sur le reste du
continent, ce qui a été mis en place dans ce pays.
La législation anglaise, qui criminalise l’acte d’apporter un
simple soutien verbal ou écrit à une partie engagée dans un
conflit international, en opposition à la politique étrangère
du gouvernement britannique, et l’acte de rapporter des faits
qui sont en contradiction avec la politique gouvernementale, nous
guette également.
En Belgique et dans les autres
pays européens, la tentative de criminaliser des personnes par le
biais de la jurisprudence a pour le moment échoué [7].
L’évolution de la situation dépendra de la capacité de réaction
des citoyens européens vis à vis des projets gouvernementaux.
C’est dans ce cadre —celui de la possibilité grandissante de
criminaliser, non seulement des actes, mais aussi toute parole ou
écrit en porte à faux avec la politique d’un gouvernement, à
propos d’un conflit violent n’importe où dans le monde—
qu’il convient d’envisager toutes les perspectives de
poursuite judiciaire qu’offre l’espionnage légal des citoyens
par la police.
Ces procédures permettront, à un moment donné, d’utiliser ce
qui a été collecté comme élément de preuve, dans le cadre de
ce qui est défini comme soutien indirect ou glorification
d’actes et d’organisations « terroristes ».
La procédure de capture du contenu des ordinateurs par des
logiciels espions -appelée « Cheval de Troie » en
Europe, « Lanterne magique » aux États-Unis- est à
situer dans ce cadre là.
Silvia
Cattori : Qu’est-ce qui différencie
le projet de décision-cadre de l’Union européenne évoqué
plus haut, des lois adoptées par exemple en décembre 2001 en République
fédérale allemande, et en Italie, imposant aux banques, postes,
opérateurs de télécommunications et compagnies aériennes, de
fournir les données personnelles de leurs clients ? Les lois
des pays membres vont-elles devenir caduques ?
Jean-Claude
Paye : Ces lois sont toujours en application. La
future décision-cadre de l’Union européenne concernant la rétention
des données personnelles n’apporte rien de nouveau par rapport
à ce qui existe déjà dans la plupart des États membres. Il
s’agit seulement de forcer la main aux derniers récalcitrants
et surtout d’imposer un délai minimum de conservation des données.
Bref, il s’agit avant tout d’une action de rationalisation et
d’unification des procédures au niveau de l’ensemble de
l’Union européenne.
Cela dit, le contrôle des communications électroniques n’est qu’un
des éléments du contrôle global instauré depuis 2001.
Silvia Cattori :
Vous pensez au contrôle des transactions financières
internationales et des passagers aériens ?
Jean-Claude Paye :
Oui, notamment. Il ne s’agit là que d’une pièce du système
d’espionnage des citoyens mis en place après le 11 septembre, mais
aussi avant cette date en ce qui concerne le programme d’écoutes
de la NSA. La presse états-unienne a en effet révélé fin 2005,
que ce système était déjà en place au moins 7 mois avant le 11
septembre 2001.
D’abord, il faut rappeler que l’USA
Patriot Act donne au pouvoir exécutif des États-Unis des possibilités
de contrôle sur l’ensemble des banques et sociétés financières
étrangères, ayant des filiales dans le pays. Les articles 313 et
319(b) de cette loi, obligent ces institutions financières à répondre
positivement, dans un délai de 120 heures, aux requêtes d’une
agence fédérale, non seulement sur les comptes inscrits dans leur
agence située sur le sol états-unien, mais aussi sur les mouvements
entre le compte US visé et d’autre comptes de la banque situés
à l’étranger et, ainsi, sur ces derniers comptes eux-mêmes. Pour
garder le droit d’avoir des agences sur le sol états-unien ou d’avoir
des relations d’affaires avec des sociétés financières US, ces
banques doivent être certifiées par le département du Trésor ;
c’est à dire obtenir le Patriot Act
Certification. Pour cela elles doivent remplir certaines
conditions, telle l’identification précise de leurs clients et
de la provenance des fonds lors de l’ouverture d’un compte. Dans
l’espace de la globalisation financière, l’USA
Patriot Act donne ainsi au pouvoir exécutif états-unien une
possibilité de surveillance et d’enquête sur des mouvements
bancaires, si une part, même résiduelle de ceux-ci, passe par les
États-Unis.
Ce transfert de données a lieu en
dehors du cadre légal d’échanges d’informations financières
entre gouvernements et à l’insu des personnes concernées et des
autorités de protection de la vie privée, nationales et européennes.
Comme dans l’affaire Swift (Society for Worldwide Interbank Financial
Telecomunication), il s’agit d’un système de relations directes
entre des firmes privées étrangères et leur tutelle états-unienne.
Ainsi, la loi US, ici l’USA Patriot Act, a un
caractère directement impérial. Elle s’applique directement à
l’étranger et donc sur le sol européen, par la décision de ces
firmes de s’y soumettre.
Ensuite, en juin 2006, le New York Times a révélé
qu’une société basée en Belgique, Swift, transmettait secrètement
l’ensemble des données des transactions financières internationales
aux douanes états-uniennes, ceci dans le cadre d’un programme d’espionnage
de la CIA [8].
Swift, société états-unienne de droit belge, gère les échanges
internationaux de quelques huit mille institutions financières situées
dans 208 pays. Elle assure le transfert de données relatives aux
paiements ou aux titres, y compris les transactions internationales
en devises. Ici, le transfert des données personnelles est massif
et non plus étroitement sélectif, comme dans la mise en œuvre des
dispositions financières de l’USA Patriot Act
dont nous venons de parler. En outre, ce transfert est plus large,
puisqu’il porte sur des transactions qui ne touchent même pas l’espace
états-unien.
Dès 2002, la société Swift avait informé ses autorités financières
de tutelle belges et européennes. Ce qui veut dire que les autorités
européennes et les dirigeants des Banques centrales étaient au courant
de cet espionnage, mais qu’elles ont estimé que cela se faisait
dans le cadre de la lutte anti-terroriste et qu’elles n’avaient
pas à prévenir leurs gouvernements. Ces Banques centrales se sont
considérées comme des organes, mandatés par Washington, de la lutte
anti-terroriste.
Donc, non seulement la société Swift était dans la plus totale
illégalité, mais également les Banques centrales européennes.
La société Swift n’a jamais été poursuivie, ni n’a fait l’objet
d’aucune remontrance de la part des gouvernements et des banques
centrales respectives [9].
Silvia Cattori :
Cette société pouvait-elle s’opposer aux injonctions
des États-Unis, dès lors que cela pouvait permettre l’arrestation
de terroristes ?
Jean-Claude Paye :
La société Swift pouvait difficilement échapper aux demandes des
États-Unis dans la mesure où le deuxième serveur était sur états-unien.
Swift pouvait difficilement refuser, mais avait la possibilité de
ne pas transférer ses données sur le sol des États-Unis et de pouvoir
ainsi échapper aux requêtes de l’administration US. On peut donc
lui reprocher le transfert des données personnelles sur le sol des
États-Unis. Pour transférer, depuis un pays de l’Union européenne,
des données personnelles vers un pays qui n’a pas un niveau de
protection adéquat, il fallait obtenir des autorisations, respecter
les règles de protection des données. La société Swift n’a pas
respecté ces règles. Le transfert de ces données aux autorités
des États-Unis était illégal.
On n’a quasiment aucune preuve que des personnes ont été arrêtées
dans le cadre de l’espionnage des transferts financiers. On sait
que préparer des attentats ne demande pas beaucoup d’argent. Le
contrôle financier global ne sert à rien.
Silvia Cattori :
Dans cette affaire, le silence des Banques centrales
et des autorités belges est ahurissant. A-t-on par la suite sanctionné
les coupables ?
Jean-Claude Paye :
Les autorités européennes se devaient d’interdire à la société
Swift, basée sur sol européen, ce transfert vers les États-Unis.
Il n’y avait aucune raison technique qui les obligeait à transférer,
en toute illégalité, ces données vers les Etats-Unis. Jamais personne
n’a été condamné.
Silvia Cattori :
A-t-on demandé la cessation de ce transfert ?
Jean-Claude Paye :
Cela n’a jamais été envisagé. Aucun gouvernement n’a ordonné
à la société Swift l’arrêt de la transmission de ces données
aux États-Unis. On a permis à la société Swift de continuer de
transmettre les données à la CIA, même après que ce scandale ait
été révélé au grand public.
Ensuite, l’Union européenne a établi les modalités pour que ces
transferts illégaux vers les États-Unis soient « légalisés ».
Un accord a été signé, en juin 2007, entre les États-Unis et l’Union
européenne.
Silvia Cattori :
Ne s’agit-il pas, pour les États-Unis, d’un espionnage
financier sous couvert de lutte antiterroriste ? Le comportement
de l’Union européenne dans cette affaire n’indique-t-il pas que
cela arrange tout le monde ?
Jean-Claude Paye :
Ces transferts de données permettent aux États-Unis de bénéficier
d’une distorsion des règles du marché, puisque les autorités
administratives et les entreprises multinationales, qui sont étroitement
liées aux pouvoirs exécutifs des Etats-Unis, ont la possibilité
d’avoir accès à l’organigramme permanent de l’ensemble des
transactions financières internationales. L’accès au réseau Swift
complète ce que permet déjà le système d’espionnage Echelon [10].
Silvia Cattori :
Il ne s’agit donc pas de mesures destinées à mener
« la guerre contre la terreur », comme l’affirme M. Bush,
mais d’autre chose ?
Jean-Claude Paye :
Le but principal des États-Unis est de mettre l’Union européenne
dans une situation de dépendance et de contraindre ses États membres
à se plier à toutes leurs exigences, surtout si celles-ci violent
les lois européennes. C’est comme cela que s’exprime la primauté
des États-Unis sur les lois européennes ; et que, à partir
de cette primauté, s’est opérée une transformation de notre
droit.
Cette primauté du droit des États-Unis
sur le droit européen, se vérifie également dans les mesures de
contrôle des passagers aériens. Depuis que, en 2003, l’administration
Bush a obtenu l’accès aux terminaux des sociétés installées
sur le sol européen, les États-Unis sont en possession d’un ensemble
d’informations sur toute personne embarquée : noms,
religion, habitudes alimentaires, numéro de carte de crédit,
itinéraire, etc. Par exemple, les personnes signalées comme ne consommant
pas de porc sont susceptibles d’être considérées comme suspectes
de « terrorisme », et mise sous surveillance par les
États-Unis.
La transmission de ces informations
est en contradiction totale avec les législations européennes de
protection des données personnelles. Il y a donc là, une situation
de fait où les États-Unis ont imposé aux pays européens le transfert
immédiat des données personnelles des voyageurs. Ensuite, cela a
conduit l’Union européenne à signer un ensemble d’accords pour
légaliser une situation qui violait sa législation.
La procédure de la lettre d’engagement unilatéral de la part des
États-Unis, qui a été utilisée, aussi bien dans « l’accord »
sur les passagers aériens que celui sur les données financières,
marque l’émergence, dans le juridique, de quelque chose de nouveau :
les pays européens ne discutent plus en tant que puissance étatique !
Ce sont les États-Unis qui accordent ou qui refusent certains droits
aux citoyens européens.
Silvia Cattori :
Ceux des États membres qui ont signé des accords
contre nature avec les États-Unis vont-ils se raviser plus tard ?
Jean-Claude Paye :
En ce qui concerne le contrôle des passagers aériens, la Commission
de l’Union européenne a déjà, à plusieurs reprises, fait mention
d’un projet analogue. Fondamentalement, dans leur majorité, les
dirigeants de l’Union européenne ont la même position que ceux
des États-Unis. Dans le contrôle des passagers aériens, ils disaient :
« Il faut absolument que l’on réponde positivement aux requêtes
des États-Unis demandant aux compagnies aériennes installées sur
sol européen de transmettre les informations sur leurs clients, sinon
les avions européens ne pourrons plus atterrir chez eux ».
Comme si l’Union européenne ne pouvait pas prendre des mesures
de rétorsion et interdire aux avions états-uniens d’atterrir sur
le sol européen !
Les dirigeants qui sont pressés de liquider les libertés individuelles
se servent des exigences états-uniennes pour faire la même chose
au niveau de l’Europe. Cela leur permet d’affaiblir la position
de ceux qui veulent sauvegarder les libertés.
Silvia Cattori :
Le jour où les élus réaliseront que tout cela mène
à une société totalitaire, vont-ils réagir ?
Jean-Claude Paye :
Mais, toutes ces mesures ne sont pas discutées. Les accords sur les
passagers aériens, les accords sur les transactions financières,
les accords sur l’extradition, signés avec les États-Unis, n’ont
jamais été discutés au niveau européen. Il n’y a eu aucun débat
dans la presse ou les parlements nationaux.
Quand le Parlement européen s’est saisi de ces questions, c’était
pour critiquer ou rejeter les projets d’accords. Ses compétences
à ce niveau se limitent à émettre des avis sans force
contraignante.
Si l’on veut comprendre quel type de relations de subordination
l’Union européenne entretient avec les États-Unis, c’est au
niveau des accords de coopération policière et judiciaire, au niveau
de l’évolution du droit pénal qu’il faut voir les choses.
Nous sommes dans une situation où la Constitution ne règle rien
du tout. Tous les principes constitutionnels des pays européens sont
systématiquement violés. Toutes les lois que l’on a fait passer
depuis une dizaine d’années sont contraires à l’esprit des Constitutions
nationales.
Les partis de gauche et le mouvement alternatif ont axé toutes leurs
forces autour du débat sur le projet de Constitution européenne,
qui est un élément qui a relativement peu d’importance par rapport
aux matières dont on vient de parler.
Désormais, ce qui règle les rapports entre les États, et les
rapports entre un État et ses populations, c’est
essentiellement le droit pénal. Ce dernier se substitue au droit
international et acquiert maintenant une dimension constituante en
lieu et place de la Constitution elle-même.
Silvia
Cattori : Alors, nous ne connaissons
pas tout ?
Jean-Claude
Paye : Bien sûr que non, on ne connaît pas tout.
Mais il y a néanmoins des faits qui commencent à sortir. Grâce
aux révélations de la presse états-unienne, fin 2005, nous
savons maintenant que le programme illégal de la NSA sur
l’espionnage des communications électroniques et téléphoniques
était déjà en place sept mois avant le 11 septembre 2001.
Cela montre que le système d’espionnage auquel les États
soumettent leurs propres citoyens n’est pas une mesure qui vise
à lutter contre le terrorisme, mais contre les populations
elles-mêmes. Et que les mesures qui limitent les libertés ne
sont pas une conséquence des attentats du 11 septembre, mais sont
partie d’un système qui était déjà en place avant les
attentats. Ce système répressif a simplement été accéléré
et les mesures préalables ont été légitimées.
Silvia Cattori :
Les atteintes aux libertés individuelles que vous
venez d’évoquer—espionnage de l’opinion, espionnage
financier, contrôle des passagers aériens— ne seraient donc que
la partie émergée d’un nouvel ordre qui se met en place ?
Jean-Claude Paye :
Oui, bien sûr. La plus belle preuve en est l’accord d’extradition
signé en 2003 entre l’Union européenne et les États-Unis. Il
s’agissait, en fait, de discussions secrètes qui se sont poursuivies
durant des années. Or, si nous avons pu entrevoir une petite partie
de ces accords, c’est parce que ce texte devait être ratifié par
le congrès US, sinon on n’en aurait rien su. Car, du côté
européen, ce n’était pas nécessaire de le ratifier puisque les
fonctionnaires permanents du COROPER ont plein pouvoir, ils ne sont
contrôlés par aucune instance européenne ou nationale.
Depuis, on n’a plus la moindre idée de ce qui se passe ; on
sait néanmoins que, de manière secrète, des « négociations »
sont toujours en cours et que les États-Unis ont encore émis de
nouvelles exigences. On n’a donc vu émerger qu’une toute petite
partie de la pointe de cet iceberg que constitue l’ensemble des
discussions et accords.
Silvia Cattori :
Plus personne n’échappe à une mise en fiches ?
Jean-Claude Paye :
Dans ce cadre de surveillance, toutes vos données personnelles ne
vous appartiennent plus ; elles appartiennent aux autorités
administratives et aux entreprises privées. Elles sont automatiquement
mises à la disposition des États. C’est la fin de l’habeas
corpus, du droit de la personne à disposer d’elle-même et
c’est aussi la fin de la propriété de soi. La vie privée n’existe
plus.
Silvia Cattori
Journaliste suisse
[1]
Jean-Claude Paye, sociologue, est l’auteur de La
Fin de l’État de droit, La Dispute. Paris 2004, et de Global
War on Liberty, Telos Press, New York 2007.
[2]
USA Patriot est l’acronyme de Uniting
and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required
to Intercept and Obstruct Terrorism, littéralement : loi
sur l’unification et le renforcement de l’Amérique lui attribuant
les outils requis pour intercepter et faire obstacle au
terrorisme. Plus que d’une loi, il s’agit d’un volumineux Code
antiterroriste dont la rédaction a été entreprise en secret, pendant
au moins deux ans avant le 11 septembre, par la Federalist
Society, sous la direction du professeur John Yoo. L’USA
Patriot Act a été adoptée par le Congrès des États-Unis,
sans débat, dans l’émotion du 11 septembre. Elle donne tous pouvoirs
à la police d’État, au FBI, aux services d’immigration en matière
d’arrestation, d’interrogatoire, de torture et de détention illimitée
au secret et sans décision d’un tribunal, de citoyens qui ne sont
pas originaires des États-Unis sur la base de simples présomptions.
Elle autorise également la surveillance des conversations téléphoniques
et du courrier électronique, les perquisitions domiciliaires, de
jour comme de nuit, en l’absence de la personne, sans mandat.
[3]
« A
Permanent State of Emergency », par Jean-Claude Paye, Monthly
Review, November 2006.
[4]
« Préoccupation
sécuritaire », par Jean-Claude Paye, La
Libre Belgique, 27 juin 2007.
[5]
« Beyond
intention », par Jean-Claude Paye, Le Monde
diplomatique, English edition, novembre 2006.
[6]
« Un
procès qui engage nos libertés », par Lieven De
Cauter, Jean-Marie Dermagne et Bernard Francq, La
Libre Belgique, 16 novembre 2007.
[7]
« DHKP-C :
Bahar Kimyongur acquitté à Anvers » par Marc
Metdepenningen, Le Soir, 7 février 2008.
[8]
« La
CIA a contrôlé les transactions financières du monde entier via
la société SWIFT », par Grégoire Seither, Réseau
Voltaire, 26 juin 2006.
[9]
« SWIFT :
le Trésor états-unien au-dessus des lois européennes »,
Réseau Voltaire, 29 septembre 2006.
[10]
Échelon est un système d’espionnage électronique commun des
États-Unis et du Royaume-Uni existant depuis 1947, auxquelles se
sont joints le Canada, l’Australie et la Nouvelle Zélande. Les
stations de ces pays forment un seul réseau intégré. Lire Ducan
Campbell, Surveillance
électronique planétaire, Éditions Allia, Paris, 2OO1. Ce
livre reprend le rapport que l’auteur a rédigé pour le Parlement
européen.
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