Mercredi 31 mars 2010
Gideon Levy est une des rares voix courageuses qui s'élève dans
des médias israéliens généralement prosternés devant la classe
dirigeante. Depuis 1988, il alimente la rubrique "Twilight Zone"
(Zone grise) pour le quotidien israélien Haaretz, informant sans
répit des multiples cruautés infligées au peuple palestinien
sous occupation. Dans son nouveau livre
Gaza: Articles pour Haaretz, 2006-2009
qui vient d'être publié par les éditions La Fabrique, Levy émet
des opinions qui, de son propre aveu, sont considérées comme
"insensées" par la plupart de ses compatriotes. David Cronin
s'est entretenu avec Gideon Levy sur son itinéraire et sur le
journalisme.
David Cronin
: Vous êtes né à Tel Aviv dans les années 1950. Vos parents
sont-ils des survivants de l'Holocauste ?
Gideon Levy
: Ils ne sont pas des survivants de l'Holocauste, ils ont juste
quitté l'Europe en 1939. Mon père était originaire d'Allemagne,
ma mère tchèque. Tous les deux étaient des réfugiés typiques car
mon père est arrivé illégalement sur un bateau qui a été bloqué
pendant 6 mois à Beyrouth par les Britanniques et c'est
seulement après encore 6 mois passés en mer qu'il a pu débarquer
en Palestine. Ma mère est arrivée dans le cadre d’un programme
de l’ONG Save the Children (Sauveons les enfants).. Elle
est venue sans ses parents et s'est rendue directement dans un
kibboutz.
Mon père a toujours dit qu'il n'avait jamais trouvé sa place en
Israël. Il y a vécu pendant 60 ans mais sa vie était détruite.
Il a un doctorat en droit mais n'a jamais exercé en Israël. Il
n'a jamais vraiment parlé l'hébreu correctement. Je pense qu'il
a été vraiment traumatisé toute sa vie.
En même temps, il n'a jamais voulu retourner en Europe même en
simple visiteur. Il était originaire des Sudètes qui sont
devenues tchécoslovaques. Tous les Allemands en ont été
expulsés.
DG
: De quelle manière l'histoire de vos parents vous a-t-elle
affecté durant votre enfance et adolescence ?
GL
: J'étais un immigrant type de la première génération. Quand ma
mère me parlait en allemand, j'avais grand honte car elle me
parlait dans une langue étrangère. Son prénom était Théa ; je
l'ai toujours appelé Léa. Théa est un nom grec issu de la
mythologie. C'est un prénom magnifique mais quand j'étais
enfant, j'ai toujours dit Léa pour couvrir le fait qu'ils
étaient immigrants.
Le nom de ma famille était Loewy et pendant de nombreuses
années, on m'a appelé Loewy. Puis j'en ai changé pour Levy et
maintenant je le regrette beaucoup.
DC
: Parlez-moi de votre service militaire dans l'armée
israélienne.
GL
: J'ai fait mon service militaire dans la station de radio de
l'armée. J'ai toujours été un bon petit gars de Tel Aviv,
j'avais une vision très traditionnelle, je n'ai pas grandi dans
une maison où on parlait politique.
J'étais dans cette station de radio pendant quatre ans au lieu
de trois (la durée standard du service militaire) mais la
quatrième année en tant que civil. C'est une station de radio
très populaire, elle est financée par l'armée mais elle est
entièrement civile.
Je n'avais pas du tout conscience de ce qu'était l'occupation.
C'était un mot que je n'osais pas prononcer. J'étais un produit
typique du système d'endoctrinement israélien, je ne posais pas
de question et je n'avais pas de doute. J'avais une grande
fierté nationale, je pensais que nous étions les meilleurs.
Je me souviens de ma première visite dans les territoires
occupés (la Cisjordanie et la bande de Gaza). Je ressentais
beaucoup d'émotions nationales en visitant la tombe de Rachel et
la mosquée à Hébron. Je n'ai vu aucun Palestinien à ce
moment-là. Je me souviens juste des draps blancs sur les
terrasses. J'étais même convaincu qu'ils étaient heureux que
nous les ayons vaincus, qu'ils étaient reconnaissants que nous
ayons libéré les Palestiniens du régime jordanien.
DC
: Quel a été le tournant qui vous a amené à critiquer
l'occupation ?
GL
: Il n'y a pas eu de moment décisif. Ça a été un processus
progressif. Ça a commencé quand je me suis mis à voyager dans
les territoires occupés en tant que journaliste pour Haaretz.
Ce n'est pas comme si j'avais décidé un jour "je dois couvrir
l'occupation". Non, pas du tout. J'ai été attiré progressivement
comme un papillon par le feu ou par une lumière.
Mes opinions politiques se sont forgées au cours des années. Ce
n'est pas comme si j'avais changé en un jour. Ça a vraiment été
un processus progressif lors duquel j'ai réalisé l'importance du
drame : le sionisme, l'occupation. Et en même temps, j'ai
réalisé qu'il n'y avait personne pour le dire aux Israéliens. Je
ramenais très souvent des récits en exclusivité car presque
aucun d'autre (journaliste israélien) n’était présent. Durant la
première Intifada (palestinienne), il y avait un certain intérêt
dans les médias israéliens. Mais entre la première Intifada et
la seconde Intifada, je me suis vraiment retrouvé tout seul à
couvrir le côté palestinien.
DC
: Avez-vous complètement rejeté le sionisme ?
GL
: Le sionisme a plusieurs significations. Bien entendu, le
concept le plus courant du sionisme comprend l'occupation,
comprend la perception que les Juifs ont plus de droits en
Palestine que n'importe qui d'autre, que le peuple juif est le
peuple élu, qu'il ne peut pas y avoir d'égalité entre les Juifs
et les Arabes, entre les Juifs et les Palestiniens. Je ne peux
pas partager toutes ces croyances qui sont fondamentales dans le
sionisme d'aujourd'hui. En ce sens, je peux me définir comme
anti-sioniste.
D'un autre côté, la croyance selon laquelle le peuple juif a le
droit de vivre en Palestine, côte à côte avec les Palestiniens,
en faisant tout ce qui possible pour dédommager les Palestiniens
de la terrible tragédie qu'ils ont du traverser en 1948, cela
peut également être appelé la croyance sioniste. Dans ce cas, je
partage cette vision.
DC
: Si quelqu'un vous considérait comme sioniste modéré, y verriez
vous une objection ?
GL
: Les sionistes modérés sont comme la gauche sioniste en Israël,
que je ne peux pas supporter. Comme Meretz et Peace
Now par exemple, qui ne sont pas prêts à ouvrir les
"dossiers de 1948" et à comprendre que tant nous n'aurons pas
résolu ce point, rien ne pourra fonctionner. Ceux-là sont les
sionistes modérés. Dans ce cas, je préfère encore la droite.
DC
: La droite est plus honnête ?
GL
: Exactement.
DC
: En tant que juif israélien, avez-vous rencontré de l'hostilité
de la part des Palestiniens pendant votre travail dans les
territoires occupés palestiniens ?
GL
: Jamais. Et c'est le plus incroyable. Je les ai parcourus
pendant 25 ans. J'ai été sur la scène des plus grosses tragédies
un jour après qu'elles s’étaient produites. Il y avait des gens
qui avaient perdu cinq enfants d’un coup, même sept enfants une
fois.
J'étais toujours là-bas le matin après l'événement et j'aurais
compris qu'ils me disent : "Écoutez, nous ne voulons pas parler
à un Israélien, partez." Non, il y avait toujours une ouverture
pour raconter. Il y avait cette croyance naïve, cet espoir que
s'ils le racontaient aux Israéliens à travers moi, les
Israéliens changeraient, qu'un récit dans les médias israéliens
pourrait peut-être les aider.
Ils ne savent pas qui je suis. Le peuple n'a jamais entendu
parler de moi : ce n'est pas comme si j'avais un nom là-bas. La
seule fois où on a tiré sur notre voiture, c'était des soldats
israéliens. C'était durant l'été 2003. Nous nous déplacions dans
un taxi avec une plaque jaune, un taxi israélien, blindé sinon
je ne serais plus là aujourd'hui. Il était clair que c'était un
taxi israélien. Nous suivions une instruction de couvre-feu. Un
officier nous a dit : "Vous pouvez passer par cette route". Et
quand nous nous sommes engagés sur cette route, ils nous ont
tiré dessus. Je ne pense pas qu'ils savaient qui nous étions.
Ils nous tiraient dessus comme ils auraient tiré sur n'importe
qui. Ils avaient la gâchette facile comme ils l'ont toujours.
C'était comme fumer une cigarette. Ils n'ont pas tiré qu'une
balle. La voiture était remplie de balles.
DC
: Etes-vous allé à Gaza récemment ?
GL
: On m'a empêché d'y aller. La dernière fois que j'y suis allé,
c'était en novembre 2006. Comme je l'ai mentionné dans
l'avant-propos de mon livre, je suis allé voir le jardin
d’enfants Indira Gandhi à Gaza le jour après qu'une
puéricultrice (Najwa Khalif), eut été tuée devant tous ses
petits élèves (par un missile israélien). Quand je suis arrivé,
ils retiraient les cadavres, il y avait un avion dans le ciel et
un char au sol. Je suis juste allé aux funérailles de la
puéricultrice. Cet jardin d’enfants s'appelait Indira Gandhi pas
parce qu'Indira Gandhi (le Premier ministre indien assassiné)
s'y était impliquée mais parce que la propriétaire de ce jardin
d’enfants avait reçu le nom d'Indira Gandhi par admiration pour
Indira Gandhi.
DC
: Vous avez souvent mentionné combien vous appréciez de jouir
d'une complète liberté pour écrire ce que vous vouliez. Mais
n'avez-vous pas l'impression que la vie devient de plus en plus
difficile pour les gens qui sont critiques envers Israël et que
le gouvernement essaie activement de réprimer la contestation ?
GL
: Pour moi personnellement, en écrivant pour Haaretz et
en passant à la TV, cela ne m'a pas fait gagner plus de liberté.
Aujourd'hui je passe chaque semaine à la TV israélienne dans un
programme de débats. Il y a eu des périodes pendant lesquelles
il fallait être plus prudent, il y a eu des périodes pendant
lesquelles les mots « crimes de guerre » étaient illégaux, même
pour Haaretz. Aujourd'hui, ces mots sont partout et je
suis totalement, totalement libre. Aucune pression du
gouvernement ou de l'armée, rien.
Mais bien sûr, cette dernière année il y a eu de vraies fêlures
dans le système démocratique d'Israël. Les autorités ont essayé
d'empêcher les manifestants de se rendre à Bilin (un village de
Cisjordanie, la scène de protestations fréquentes contre le mur
construit par Israël). Mais il y a également un processus de
délégitimation de toutes sortes de groupes et d'organisations
non gouvernementales, pour réellement faire taire toutes ces
voix. Ce n'est pas occasionnel, c'est systématique. Les choses
deviennent bien plus difficiles. Ils l'ont fait à
Breaking the Silence
(« Briser le silence »)
(un groupe de soldats critiques de l'occupation) de manière tout
à fait cruelle mais très efficace. "Briser le silence" ne
peut plus manifester sa contestation. Et ils l'ont fait à
beaucoup d'autres organisations, comme ISM, le Mouvement de
Solidarité Internationale, qui est considéré comme un ennemi
en Israël.
DC
: Avez-vous rencontré Rachel Corrie, militante pour la paix
Usaméricaine tuée par un bulldozer israélien il y a sept ans ?
GL
: Je ne l'ai jamais rencontrée, malheureusement. J'ai juste
regardé le film qui lui a été consacré, la semaine dernière.
Rachel, James Miller et Tom Hurndall ont tous été tués sur une
période de six à sept semaines, l'un après l'autre, au même
endroit, plus ou moins, à Gaza. Il est clair que c'était un
message.
DC
: Que pensez-vous de la décision de ses parents d'intenter un
procès à l'État d'Israël pour sa mort ?
GL
: Excellent. Je les ai vu tous les deux quand ils étaient en
Israël. Ils sont tellement nobles. Ils parlent de la tragédie du
soldat qui a tué leur fille, en disant que c'est aussi une
victime. Et ils sont tellement délicats. J'admire la façon dont
ils gèrent cela et j'espère qu'ils vont gagner. Ils méritent un
dédommagement, des excuses, quelque chose. Leur fille a été
assassinée.
J'ai participé à un film au sujet de James Miller, un
documentaire de la BBC. L'histoire de James Miller est encore
plus bouleversante. Il y a eu un vrai meurtre. Ils savaient
qu'il était journaliste, il était photographe, sur sa veste
était écrit « Presse ». Il était clair que c'était un
journaliste. Et ils lui ont juste tiré dessus.
DC
: Que pensez-vous du soi-disant affront d'Israël envers les USA
quand a été annoncée la construction de nouvelles colonies à
Jérusalem-Est pendant la visite au Moyen-Orient du
vice-président US, Joe Biden ?
GL
: Je pense vraiment qu'il est trop tôt pour en juger. Quelque
chose se prépare. C'est certain qu'il y a un changement dans
l'atmosphère. Il est certain que Netanyahou (le Premier ministre
israélien) transpire. Et la question est : est-ce que les
Usaméricains ont un programme clair ?
Une chose est claire : Israël n'a jamais été aussi dépendant des
USA qu'aujourd'hui. Jusqu'à maintenant, (Barack) Obama a fait
toutes les erreurs qu'il est possible de faire. Sa première
année a été un gâchis. Mais pourtant nous devons leur donner
(aux Usaméricains) une chance car il est certain qu'il y a un
changement de ton. Mais j'ai peur que leur but principal soit de
se débarrasser de Netanyahou. Et si c'est le cas, cela ne va
nous mener à rien. Avec la personne qui le remplacera, ce sera
plus ou moins la même, juste en plus gentil. Et ce sera à
nouveau cette mascarade du processus de paix, de belles
occasions de faire des photos, de gentillesses qui ne mènent à
rien. De ce point de vue, je préfère un gouvernement de droite.
Au moins, avec eux, il n'y a pas de surprise.
DC
: L'Espagne, l'actuelle détentrice de la présidence tournante de
l'Union Européenne, semble désireuse de renforcer les relations
de l'Europe avec Israël. Quel signal enverrait une plus grande
intégration d'Israël dans le programme politique et économique
de l'E.U. ?
GL
: Je pense qu'il serait honteux de récompenser Israël
aujourd'hui. La récompenser pour quoi ? Pour construire plus de
colonies ? Mais je pense également que l'Europe suivra les
changements à Washington comme elle suit presque aveuglément,
tout ce que font les Usaméricains.
DC
: Il y a eu une controverse mineure récemment sur le fait
qu'Ethan Bronner, le correspondant du New York Times à
Jérusalem, a un fils dans l'armée israélienne. Avez-vous aussi
un enfant dans l'armée et pensez-vous que, de ce fait, Bronner
ait été compromis par cette affaire ?
GL
: Mon fils sert dans l'armée. Mon fils ne sert pas dans les
territoires mais je me suis toujours déconnecté de mes fils. Ils
ont leurs vies propres et je n'ai pas essayé de les influencer.
En ce qui concerne Ethan Bronner, c'est vraiment une question
très délicate. Le fait qu'il y ait tant de journalistes juifs,
de journalistes sionistes qui fassent des reportages pour leurs
médias nationaux depuis le Moyen-Orient, est certainement un
problème. D'un autre côté, je sais, de par ma propre expérience,
que vous pouvez avoir un fils qui sert dans l'armée et être
vous-même très critique. Je n'en ferai pas une raison suffisante
pour lui interdire de couvrir le Moyen-Orient pour The New
York Times, même si, je dois l'admettre, Il y a peu de
possibilités que le correspondant du New York Times à
Jérusalem soit quelqu'un dont le fils puisse servir dans les
Brigades des martyrs d'Al-Aqsa (l'organisation de la résistance
palestinienne), par exemple.
DC
: Quel rôle peuvent jouer les journalistes pour essayer de
parvenir à une solution juste et durable au conflit entre
Israéliens et Palestiniens ?
GL
: Le rôle historique que jouent les médias israéliens est
énorme. Les médias israéliens, qui sont des médias libres,
libres de censure, libres de pression gouvernementale ont
déshumanisé les Palestiniens, les diabolisant. Sans la
coopération des médias israéliens, l'occupation n'aurait pas
duré si longtemps. Ils sont destructifs d'une façon que je ne
peux même pas décrire. Ce n'est pas la Roumanie, ce n'est pas la
Russie soviétique. C'est une démocratie libre, les médias
peuvent jouer le rôle qu'ils veulent mais ils ont choisi de
jouer ce rôle. Et quand on voit le flot d'informations : il est
tellement unilatéral, il y a tellement de propagandes, de
mensonges et d'ignorance.
Source :
http://electronicintifada.net/v2/article11173.shtml
Traduit
par Isabelle Rousselot
Édité par Fausto Giudice
Cette traduction est libre de
reproduction, à condition d'en respecter l’intégrité et d’en
mentionner l’auteur, le traducteur et la source.
Le
sommaire de Gideon Levy
Les dernières mises à
jour