Georges Corm: « Face au déni international, il n'y a que la
résistance »
Des négociations directes avaient débuté entre
Palestiniens et Israéliens. Elles sont maintenant stoppées
en raison de la poursuite de la colonisation. Quel est le
contexte politique, notamment dans le cadre de la stratégie
américaine ?
Georges Corm. Cette histoire de
négociations de paix est un mauvais théâtre. C’est ce que
j’ai appelé un « processus de paix qui vient remplacer la
paix qui ne viendra jamais ». À chaque fois, ces processus
permettent à l’État d’Israël de continuer la colonisation,
d’affaiblir et de marginaliser encore plus les Palestiniens
et, à chaque fois qu’on redémarre des négociations, d’avoir
de nouvelles exigences qui sont, en général, inacceptables
au regard du droit international et au regard des droits
légitimes du peuple palestinien sur sa terre.
Rappelons-nous : le président Clinton avait, en 2000, refait
des négociations à Camp David qui avaient fait couler
beaucoup d’encre puisque les Israéliens avaient accusé la
partie palestinienne d’avoir refusé une offre extrêmement
généreuse. Heureusement que Robert Malley, alors conseiller
de Clinton, a rétabli la vérité en montrant que rien de
sérieux n’avait été offert aux Palestiniens. George W. Bush
refait le coup à Annapolis, en novembre 2007. Il est en fin
de mandat et tout le monde sait que ça ne peut déboucher sur
rien. Un grand spectacle médiatique.
L’arrivée d’Obama à la Maison-Blanche n’a-t-elle
pas représenté une rupture ?
Georges Corm. Qu’a fait Barack Obama ?
Il a changé le ton de George W. Bush. Il a prononcé un
discours au Caire en juin 2009, lequel confirme le cadre
culturel et intellectuel : « Je parle à tous les musulmans
du monde. » Ce qui confirmerait une thèse un peu Huntington
(auteur du Choc des civilisations – NDLR) qui serait qu’il y
a un problème avec des musulmans, donc un Occident
judéo-chrétien, comme il se définit maintenant, qui a un
problème avec un Orient arabo-musulman. Entre parenthèses,
quand vous mettez vos valeurs démocratiques sous un chapeau
religieux, les valeurs judéo-chrétiennes, on est dans
l’incohérence la plus totale. D’autant que le christianisme
s’est bâti contre le judaïsme. Parler de valeurs
judéo-chrétiennes ne me paraît pas très sérieux. On m’avait
appris que les racines de l’Europe étaient gréco-romaines.
Elles le sont restées jusqu’à la fin des années
soixante-dix ! J’ai appelé ça un « coup d’État culturel ».
Pour revenir à Obama, le fond de son discours était fort
aimable, la rhétorique est très belle. Il a en plus appuyé
son propos avec des sourates du Coran, ce qui lui a valu
beaucoup d’applaudissements. Mais quand vous analysez le
discours, vous vous rendez compte que, sur le fond, par
rapport aux gouvernements américains précédents, il n’a rien
cédé. Il a dit qu’il compatissait aux souffrances
palestiniennes. Mais il n’a rien dit de plus. Comme
d’habitude, il a appuyé les revendications de l’État
d’Israël. Et comme d’habitude, on demande aux Palestiniens
de ne pas tirer un seul coup de feu sur qui que ce soit. Ni
sur l’armée occupante ni sur les colons. Ce qui est une
logique qui ne débouche sur rien. Le discours en lui-même
n’a rien apporté de nouveau. Au contraire. Il a confirmé une
politique américaine devenue traditionnelle : soutien sans
limite à l’État d’Israël. Bush faisait cela avec un mépris
très fort des Arabes, avec une rhétorique islamophobe.
Barack Obama a rectifié le ton, un ton poli, gentil, mais
sur le fond, rien n’a changé. Il a bien un envoyé spécial
pour le Proche-Orient, George Mitchell. Mais si vous faites
l’historique des envoyés spéciaux au Moyen-Orient, qu’ils
aient été des Nations unies, de l’Union européenne ou des
États-Unis, je crois que trente volumes ne suffiraient pas.
Tout ça n’a pas fait avancer d’un pas un quelconque respect
des droits palestiniens. Rien n’a dissuadé Israël de
poursuivre sa colonisation ou, plus récemment, de continuer
d’encercler Gaza, en dépit de toutes les lois humanitaires.
On a d’abord parlé de négociations indirectes. Autant
dire qu’on est dans le surréalisme complet. Et puis, grande
victoire, enfin on arrache à Mahmoud Abbas – dont le mandat
comme président de l’Autorité palestinienne est échu – le
fait qu’il retourne négocier directement et sans condition
alors que lui parle de l’arrêt de la colonisation. Donc, une
nouvelle fois, on a eu droit au théâtre. De Washington, la
scène se transporte à Charm el-Cheikh puis, comble de
l’horreur, à Jérusalem. Car il s’agit d’abord de faire
accepter le fait accompli d’Israël à Jérusalem, côté
Palestiniens, alors qu’eux-mêmes ne peuvent pratiquement
plus y accéder ou y résider ! Alors que les saisies de
propriétés palestiniennes à Jérusalem n’ont jamais été aussi
importantes, l’expansion des colonies de peuplement autour
de Jérusalem continue. Ces négociations sont très payantes,
électoralement, aussi bien pour M. Obama que pour M.
Netanyahou, dont le gouvernement boite un peu et qui reçoit
un appui américain, ce qui lui permet de survivre. Pour les
deux partenaires concubins, l’opération est extrêmement
payante. Pour les Palestiniens, absolument rien n’est
changé. Il est absolument évident que ça ne va déboucher sur
rien. Les Européens sont absents. Et puis, « business as
usual » (business comme d’habitude – NDLR). Une fois les
négociations échouées, on refera des campagnes médiatiques
pour dire que les Palestiniens ont, une fois de plus, loupé
le coche, ou on mettra ça sur le compte de la division
interpalestinienne… Cela dure depuis 1948.
Les Palestiniens ont-ils vraiment les moyens de
s’opposer à cela
et de refuser de retourner à la table des
négociations ?
Georges Corm. Bien sûr ! Ils n’ont qu’à
dire : « On va négocier pour quoi ? » Aujourd’hui, tout le
monde le dit : il y a eu des rapports des Nations unies, de
l’Union européenne, mis dans des tiroirs, des articles comme
ceux de Régis Debray, qui le montrent : il n’y a pas de
possibilité de créer un État palestinien en Cisjordanie. On
sait très bien qu’un échange de territoires, s’il a lieu, ce
sera quelques arpents de désert pour les Palestiniens contre
des superficies très importantes de la Cisjordanie pour les
Israéliens où l’agriculture est possible et où se trouvent
les nappes phréatiques qu’Israël pille déjà et qui diminuent
rapidement. Il est illogique de demander à un peuple occupé
de négocier avec son occupant, de protéger l’armée de
l’occupant et les implantations que l’occupant développe en
violation du droit international. Dès le départ, nous sommes
dans une situation complètement viciée. C’était déjà le
problème des accords d’Oslo. Avec Edward Saïd et d’autres,
je les avais dénoncés à l’époque, en faisant remarquer que
les Palestiniens se mettent la corde autour du cou. Un
occupant, on le chasse. Et quand il n’obéit pas aux
résolutions des Nations unies et aux principes du droit
international, il n’y a que la résistance armée. Il n’y a
pas autre chose.
Les implications régionales sont évidemment
multiples : l’Irak, l’Afghanistan, l’Iran…
Georges Corm. Tout ça nous éloigne du
problème principal. Les intellectuels admirateurs d’Israël
essaient de tout lier ensemble ou parfois de tout séparer,
en disant que les dossiers n’ont rien à voir les uns avec
les autres. Il est certain que lorsqu’il y a un mouvement de
résistance à une occupation, ce mouvement de résistance a
besoin d’appuis extérieurs. Le FLN algérien était soutenu
par l’Égypte, les Palestiniens ont utilisé le territoire
jordanien quelques mois, puis le territoire libanais. Puis
ils ont reçu des moyens financiers venus d’un peu tous les
États arabes, c’était la belle époque de l’OLP au Liban.
Aujourd’hui, l’aide arabe ne va plus au Hamas, qui continue
la lutte armée, et donc l’Iran a rempli un vide. Ça fait
crier mais moi, en tant que Libanais, je ne peux pas en
vouloir à l’Iran d’avoir aidé le Hezbollah à libérer un
territoire occupé. Si les Européens et les Américains ont un
problème avec l’Iran, ce n’est pas le mien.
Comment sortir de l’impasse ?
Georges Corm. Cela prendra des
décennies. Si on regarde la carte de la Palestine, il est
bien évident qu’à long terme, quand les choses auront mûri
dans la psychologie israélienne et chez les décideurs
européens et américains, la seule porte de sortie pour tout
le monde est une solution à la sud-africaine. Continuer à
parler de deux États est surréaliste. Plus la situation
traîne, plus vous aurez des opinions publiques arabes et,
comme on dit, musulmanes ou islamiques, qui vont devenir « anti-occidentales ».
Parce que cette politique de deux poids deux mesures depuis
1947 en faveur d’Israël et à l’encontre des droits des
peuples de la région, des Palestiniens mais autrefois aussi
des Libanais, n’est pas supportable. Tout le monde oublie le
nombre d’années où le Liban a été occupé. Par rapport aux
30 000 morts qu’Israël a faits l’été 1982 à Beyrouth, les
choses sont presque meilleures aujourd’hui. 2006, attaque du
Sud Liban, il y a eu 1 400 victimes, plus de 3 000 blessés
et de nombreuses destructions. À Gaza, il y a eu plus de
1 500 morts. En tant que libanais, je me souviens des
30 000 morts et des trois mois pendant lesquels
Beyrouth-Ouest a été assoiffée, encerclée, bombardée par
terre, par mer et par air, sans interruption. Dans un
certain sens, la machine de guerre israélienne n’a plus les
capacités de faire ce qui a été fait au Liban en 1982. Et en
2006, cette machine a dû s’arrêter. Elle n’a pas pu
continuer. L’État d’Israël est entrain de trouver les
limites de sa puissance. Évidemment, l’élément iranien est
présent. On joue beaucoup dessus en disant que si l’Iran a
la bombe atomique, l’existence d’Israël est menacée. Le
raisonnement est très spécieux. Vous avez un État
ultra-islamique, le Pakistan, dont on pense tous les jours
qu’il va s’effondrer dans les quarante-huit heures qui
suivent, qui a la bombe atomique et ça n’empêche personne de
dormir.
Vous avez noté que l’Union européenne était
singulièrement absente des discussions. Comment
expliquez-vous cela ?
Georges Corm. Cela arrange beaucoup
l’Europe. Parce qu’il y a la mauvaise conscience européenne
et les Européens préfèrent laisser faire les Américains.
Quant à la France, si vous enlevez l’épisode du général de
Gaulle… Tant qu’Israël est un espace sacré de nature
eschatologique par rapport aux Européens, il n’y a pas de
solution. Si l’Europe ne revient pas à un républicanisme
laïc dans l’approche du conflit, il n’y a pas de solution.
L’approche du conflit ne peut être que profane.
Entretien réalisé par Pierre Barbancey