Interview
Chems Eddine Chitour:
« Les pays occidentaux veulent changer
la carte du Moyen-Orient et la rendre
favorable à Israël »
Mardi 9 août
2011
Le
professeur Chems Eddine Chitour au
Temps d'Algérie
Le professeur
Chems Eddine Chitour développe dans cet
entretien une analyse sur la situation
en Syrie, un pays qui fait l'objet d'un
véritable «complot» mené par les
Etats-Unis d'Amérique, la France et
leurs alliés dans la région du
Moyen-Orient, à savoir les rois des pays
du Golfe.
Selon
le politologue, le peuple syrien doit
parvenir à un changement politique
pacifique, légal et endogène. Quant aux
réactions des pays du Golfe et de la
Ligue arabe, le professeur relativise
cette «pression» en estimant quelle est
orchestrée par les pays occidentaux qui
contrôlent les pays du Moyen-Orient.
Le Temps d'Algérie : Comment
analysez-vous la situation en Syrie.
S'achemine-t-on vers le scénario libyen
avec cette campagne de pression sur le
président Al Assad ?
Chems Eddine Chitour : La situation en
Syrie est différente de celle en Libye.
La Syrie se trouve à proximité d'Israël.
Pendant longtemps, les pays de
l'Occident ont laissé faire les choses
et ne voulaient pas perturber
l'équilibre actuel. De plus, il faut
savoir qu'en Syrie, il existe un Etat,
des institutions et un parti structuré.
Ce qui n'est pas comparable avec la
Libye, qui est une République populaire
dont le pouvoir est dilué entre les
différentes tribus et organisations de
masse. En Syrie, il y a un gouvernement
qui continue ses activités de manière
normale. Il ne faut pas croire à ce que
disent les chaînes d'information et les
journaux. La vie suit son court.
C'est vrai qu'il y a des
manifestations dans certaines villes et
que l'armée est intervenue. Mais ce que
les médias occidentaux ne disent pas,
c'est qu'il y a une rébellion à
l'intérieur qui profite du contexte des
appels pour le changement de régime pour
agir. C'est vrai aussi que le parti
politique Baâth a régné sur le pays
depuis plus de 50 ans. Le problème ne se
situe pas là.
Cependant, il faut reconnaître que
l'information qui parvient sur la Syrie
est injuste. On ne donne pas toute
l'information. On préfère diffuser des
vidéos amateurs et on exagère pour dire
qu'il y a des milliers de morts en
Syrie. Depuis 5 mois du début des
tensions, on parle de 2000 morts, dont
près de 400 sont des éléments de
sécurité.
C'est une guerre entre les forces
armées syriennes et c'est que le pouvoir
appelle les «contre révolutionnaires» et
«hors-la loi». Ceci dit, la position de
Bachar Al Assad a changé complètement
depuis le début des troubles. Il y a eu
beaucoup de choses qui ont été annoncées
et l'Occident ne tient pas compte et ne
veut plus de Bachar Al Assad.
Le président syrien a annoncé des
élections. Pourquoi l'Occident ne l'aide
pas à les organiser dans la
transparence. Les «révolutionnaires»
veulent que le président syrien parte,
mais il faut que cela se fasse de
manière légale. C'est-à-dire par
l'organisation des élections. Sans les
élections, le changement sera fait par
un coup d'Etat.
Des questions subsistent quant au
poids de cette opposition qui a été
d'ailleurs invitée par Bachar Al Assad
au dialogue. Et comme cette opposition
est inféodée à l'Occident et reçoit des
instructions, elle ne peut répondre à
cet appel. Les Etats-Unis d'Amérique ont
tout fait pour phagocyter les tentatives
de réconciliation entre les Syriens.
Tout le monde est d'accord qu'il
faudrait qu'il y ait de l'alternance au
pouvoir et l'ouverture. Mais on se
méfait encore de l'Occident surtout avec
ce qui se passe actuellement en Libye.
C'est tragique et inimaginable. D'où
d'ailleurs la décision de la Russie et
de la Chine de ne pas cautionner les
décisions du Conseil de sécurité sur la
Syrie.
La Russie et la Chine ont été
échaudées par ce qui s'est passé en
Libye. Ils ont décidé de bloquer toute
résolution contre la Syrie. Ils savent
que la Syrie est confrontée à une contre
révolution armée. La Syrie est dans son
droit de se défendre contre des groupes
qui veulent semer la terreur. Si
l'Occident était de bonne foi, il
accompagnerait Bachar Al Assad dans son
programme de réformes, les élections, le
multipartisme...
Que veulent justement les pays de
l'Occident ?
Ils veulent changer la carte du
Moyen-Orient pour la rendre favorable à
Israël. Il faut savoir qu’Israël est en
train de construire un mur dans le
Golan, comme celui de la bande de Ghaza.
Cela veut dire que c'est une annexion
définitive des territoires syriens. Et
justement, aucune personne ne
s'intéresse à cette question. Il y a
derrière tout cela une volonté
occidentale de réorganiser les peuples
faibles, surtout du monde arabe.
C'est ce que font d'ailleurs les rois
des pays du Golfe qui ont exécuté les
ordres des Etats-Unis d'Amérique en
rappelant leurs ambassadeurs de la
Syrie. Et dans ce contexte, il faut le
dire et le souligner avec force, il n'y
a plus de Ligue arabe. Dans ces
conditions, ils sont en train de
recomposer le plan de l'ex-président
américain Bush pour le Grand
Moyen-Orient.
Pourquoi il y a eu cette
pression des pays du Golfe sur la Syrie,
alors qu'on avait assisté à
l'intervention des forces armées
saoudiennes pour mater les manifestants
pacifiques du Bahreïn et enfreindre la
souveraineté d'un Etat qui est censé
pourtant protéger ses concitoyens ?
Justement, au Bahreïn, le pouvoir est
illégitime et les Saoudiens le savent
très bien. Plus de 80% de la population
est de confession chiite. Les Américains
et les Saoudiens ne veulent pas de
révolution dans ce pays.
L'Arabie Saoudite a envoyé donc ses
chars pour tuer les manifestants
pacifiques, parce qu'elle a peur que les
chiites saoudiens se soulèvent. Le
nord-est de l'Arabie Saoudite est de
confession chiite. Et tout cela va
renforcer évidemment le peuple iranien
qui est chiite.
Il ne faut pas aussi oublier que la
plus grande base militaire américaine se
trouve au Bahreïn, dont la superficie
est presque l'équivalent de la commune
d’El Harrach à Alger. Imaginez donc une
révolution qui va se produire à trois
kilomètres de la base américaine. Il
faut absolument écraser le peuple du
Bahreïn. Nous avons vu des images
effroyables sur les hôpitaux bahreïnis.
On a tué des malades manifestants.
Sur ce plan, c'est le black-out total.
Les deux pays (Bahreïn et Arabie
Saoudite) ont reçu des ordres des
Etats-Unis d'Amérique de maintenir le
statu quo. Quant à la Syrie, il reste le
seul pays de la région à s'opposer à
Israël.
L'Occident ne veut pas de ce régime
syrien. Il veut un Etat docile. Pour
atteindre cet objectif, il a décidé de
déstabiliser la Syrie. Mais j'insiste
pour dire qu'il ne faudrait jamais
écouter et croire à ce que disent les
médias occidentaux et les journaux
officiels américains ou français. Tout
simplement, on ne fait pas la part des
choses pour donner à tout le monde le
droit de s'exprimer sur les problèmes.
Il existe des sites alternatifs
animés par des journalistes occidentaux
qui donnent d'autres sons de cloche sur
la situation en Syrie. Ces journalistes
sont partis à Damas et ils ont évoqué
une autre situation. Ils ont dénoncé
avec des images et des écrits fondés ce
que disent les journaux
et médias du pouvoir américain ou
autres. Il faudrait vraiment engager une
commission d'enquête impartiale pour
démontrer à l'opinion internationale que
la vie suit son cours normal en Syrie et
que cette machine médiatique a été
conçue en faveur des pouvoirs américains
et européens.
Vous pensez que la position de
la Syrie vis-à-vis de la question
palestinienne et sa détermination à
récupérer le Golan lui ont coûté cette
campagne de déstabilisation ?
C'est le cas de le dire. Le peuple
syrien veut récupérer absolument son
Golan, à n'importe quel prix. Il y a
aussi la coopération étroite existant
entre la Syrie et l'Iran qui dérange
beaucoup dans la région.
Est-ce que la Syrie peut
résister à cette pression des pays
occidentaux et ceux du Golfe ?
Pour cette question, on peut citer
l'exemple libyen. Malgré l'intervention
de l'Otan et les armes larguées par les
Français aux rebelles, les Libyens
résistent depuis 5 mois aux forces de
l'ennemi. Beaucoup croyaient que
l'intervention de l'Otan durera quelques
jours. Mais finalement la Libye a très
bien résisté. La raison est très simple.
Quand les peuples sont avec leurs
dirigeants, il n'y a plus lieu de
craindre du tout. Dans ces conditions,
les Syriens et les Libyens ont des
dirigeants vraiment nationalistes qui
vont aller dans la bonne direction.
C'est sûr qu'il est inéluctable que les
pouvoirs changeront. Mais le changement
doit être endogène, voulu par le peuple.
Il ne faut pas qu'il soit imposé de
l'extérieur. Il faut que le peuple
syrien trouve la solution par lui-même.
Al Assad a fait énormément pour son
pays. Il faut une alternance, mais de
manière pacifique et légale. Il ne faut
pas oublier que la Syrie est confrontée
à une situation économique difficile.
C'est malheureux parce que ce pays veut
être maître de son destin, alors que les
autres pays arabes du Golfe ne décident
de rien.
Comment analysez-vous les démarches de
la Turquie vis-à-vis de la Syrie qui de
plus en plus apparaît comme un serviteur
de l'Occident, particulièrement des
Américains ?
La Turquie fait son intrusion dans la
situation de la Syrie étant donné le
problème des Kurdes qui pourrait avoir
un effet sur sa stabilité.
La Turquie avait protégé les
populations syriennes qui ont fuit les
évènements des derniers mois. Mais il se
trouve que beaucoup de familles
syriennes réfugiées en Turquie ont
retrouvé il y a quelques jours leurs
villages et maisons après le retour de
la sécurité.
Les médias occidentaux ont donné
l'image que des milliers de Syriens ont
fui leur pays. Or ce n'est pas vrai. La
Turquie veut jouer donc un rôle dans la
région. Elle ne veut pas perdre la
bénédiction des Etats-Unis d'Amérique et
de l'Europe.
Tout le monde attend d'ailleurs de la
réunion prévue aujourd'hui (hier) entre
le ministre des Affaires étrangères
turque et le président Al Assad, pour
mettre les choses au clair.
Certainement, la position de la Turquie
va être revue.
Le gouvernement de Bachar Al Assad a
entrepris des réformes importantes et se
dit prêt à organiser des élections
libres. Dans ces conditions, je ne vois
pas ce que va demander la Turquie à la
Syrie. Si la Turquie veut être leader
dans la région, elle doit prendre
l'initiative d'organiser l'alternance.
Elle peut couper l'herbe sous les pieds
de tous les pays qui veulent le chaos en
Syrie.
Propos recueillis par Farouk
Belhabib
Professeur
Chems Eddine Chitour
Ecole Nationale Polytechnique enp-edu.dz
www.letempsdz.com
2011 ©
Publié le 10 août
2011 avec l'aimable autorisation de
l'auteur
Les textes du Pr Chems Eddine Chitour
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