Opinion
Boubacar Boris
Diop : « Il est temps pour nous,
intellectuels d'Amérique latine, d'Asie,
d'Afrique de montrer que nous vivons
dans un monde d'apparences »
Venezuela
infos
Dimanche 31 mars
2013 Dans
son dernier manifeste, « Lettre à
l’Afrique » (1), Hugo Chavez exprime sa
conviction totale que tôt ou tard les
Africains et les Latino-américains se
retrouveront comme un seul et même
peuple mais qu’eux seuls sont capables
d’accomplir ce destin. Nous publions en
ce sens une interview du romancier
sénégalais Boubacar Boris Diop (Dakar,
1946), une des plumes les plus
importantes de l’Afrique contemporaine.
En compagnie d’autres écrivains, il
s’est rendu à plusieurs reprises au
Rwanda et son roman: « Murambi, le livre
des ossements » est un voyage au coeur
du génocide qui s’est déroulé entre
avril et juin 1994 (2). Cette interview
publiée originalement par la revue
mexicaine « Círculo de poesía » évoque
la nécessité de l’alliance entre
l’Afrique et l’Amérique Latine, de
l’échange entre ses intellectuels, la
révolution bolivarienne et l’exemple de
Chavez, le besoin d’écrire dans la
langue vernaculaire ou l’interminable
colonialisme de la gauche française et
occidentale. Luis
Martinez Andrade : Quel est le rôle de
la littérature dans le monde tel qu’il
se présente à nous, avec ses abominables
niveaux de pauvreté et d’exclusion,
comme une situation terrible, désespérée
?
Boubacar Boris Diop :
Vous avez raison, le monde va très mal,
à chaque fois on a l’impression qu’il
sera meilleur mais après quelques années
on se rend compte qu’il est encore pire.
La littérature a toujours été là,
d’abord pour avertir, pour alerter : «
Attention: la direction que nous
prenons n’est pas la bonne« . Par
conséquent, je pense que le rôle de
l’écrivain est d’abord d’être à
l’avant-garde pour dire à ceux qui
viennent : « Attention, je vois que
ça va mal tourner. » D’une certaine
manière, l’écrivain est un visionnaire.
Mais en annonçant le futur, il ne perd
pas de vue le présent, son rôle est à la
fois de faire connaître les maux de la
société et de l’aider à en guérir.
L’écrivain met à nu les inégalités au
sein des sociétés humaines mais aussi
les déséquilibres entre le Nord et le
Sud, entre les pays développés et tous
les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique
latine qui sont exploités. La poésie,
comme la littérature dans son ensemble,
doit être active et pas seulement
contemplative, elle doit aider à changer
le monde.
LMA : Pensez-vous que la
meilleure poésie francophone s’écrive
aujourd’hui hors de France ?
BBD : Pour moi, le plus grand
poète français du XXème siècle est Aimé
Césaire. Mais Aimé Césaire était noir,
nous avons été obligés de reconnaître
son génie, mais en le confinant à un
endroit où il ne pouvait pas bouger. Si
Aimé Césaire avait été un poète français
blanc, son pays lui aurait construit un
monument national. Aujourd’hui, en plus
de la poésie, le théâtre et la prose
sont plus vivants hors de France. Mais
nous ne devons pas chercher à mieux
écrire que les français, l’important
pour nous, je crois, est de développer
nos langues maternelles pour nouer un
contact direct avec nos peuples.
LMA : Dans votre roman
« Murambi: Le livre des ossements
» (2001), vous faites un travail de
reconstruction de la mémoire. Quelle est
votre opinion sur le phénomène de la
colonisation?
BBD : Je pense que la colonisation
doit être pensée dans la relation avec
le colonisateur. Et notre problème à
nous est que la France a toujours refusé
de réaliser la décolonisation. Voyez les
pays anglophones, ils ont leurs
problèmes mais d’une certaine manière ce
sont des pays indépendants. Il suffit de
comparer la République du Tchad, le
Cameroun, le Ghana et le Kenya pour s’en
rendre compte. On n’imagine pas le
président du Portugal intervenir dans la
vie politique interne de l’Angola. Mais
si vous observez la situation au Mali,
on comprend que la France refuse de
quitter l’Afrique, qu’elle entend
maintenir sa tutelle sur nos pays.
Aujourd’hui, donc, un intellectuel
sénégalais, camerounais ou ivoirien doit
prendre pleinement conscience que la
lutte pour la souveraineté nationale
n’est pas terminée. Nous ne sommes pas
vraiment indépendants et nous devons
continuer à nous battre. Comme vous le
savez, le fameux «discours de Dakar»,
c’était cela : une tentative de
théoriser le contrôle des français sur
leurs anciennes colonies. En résumé, la
situation post-coloniale n’est pas la
même dans tous les pays. Il y a une
spécificité de la colonisation par la
France, qui n’est pas terminée.
Rappelez-vous le rôle des français dans
le génocide des Tutsi au Rwanda ou, sans
besoin d’aller plus loin, ces images que
nous recevons du nord du Mali et qui
nous ramènent presque au XIXème siècle…
LMA : Je crois même que le
président François Hollande a repris le
terme de «Françafrique».
BBD : C’est vrai. Chaque fois qu’un
président est élu il s’empresse
d’annoncer la fin de la Françafrique.
Mais le simple fait de parler ainsi est
un aveu que ce système de domination est
injuste et immoral : ce n’est jamais le
maître qui met fin à la domination,
c’est le rôle de la victime, qui doit
lutter pour s’affranchir. Croire qu’un
«bon» et heureux président français va
entrer en contradiction avec ce système
serait méconnaître l’interaction des
forces économiques. La France, par
exemple, contrôle l’uranium du Niger, et
la compagnie AREVA ne laisserait pas
faire. Il y a aussi les banques, les
opérateurs des télécoms, etc. Bref, il
est important pour l’économie française
de garder prise sur l’Afrique et la
morale n’a rien à voir avec cela. C’est
idiot de penser que la Françafrique
puisse disparaître sans notre propre
lutte.
LMA: Nous
savons que le colonisé est aussi dominé
dans son imagination. Comment
pouvons-nous, en tant que natifs de pays
post-coloniaux, poursuivre le projet de
la décolonisation tel que l’a pensé
Fanon ?
BBD : Je voudrais d’abord faire une
remarque : la première condition pour
surmonter une situation négative est de
la comprendre. Vous vous souvenez
de ce que Marx a dit : « Jusqu’à
présent, les philosophes n’ont fait
qu’interpréter le monde de différentes
manières, il s’agit à présent de le
transformer« . Pour moi, il y a une
relation dialectique entre la
compréhension et le changement. Ils ne
peuvent être séparés. A chaque période
historique il est nécessaire
d’identifier la tâche principale et de
passer à l’action. Frantz Fanon, que
vous avez cité, a déclaré : «Chaque
génération doit, dans un état relatif de
captivité, découvrir sa mission. »
Il ajoute que «cette génération a le
choix entre remplir sa mission ou la
trahir ». Dans un monde où les
identités ont été libérées, où la
conscience nationale s’est évaporée, on
peut voir des peuples qui se font
dominer sans même le savoir. On
assassine des peuples au nom de la lutte
pour la démocratie ! Finalement le
mensonge tente de se convertir en
vérité.
Il est temps pour nous, intellectuels
d’Amérique Latine, d’Asie, d’Afrique de
montrer que nous vivons dans un monde
d’apparences où les fascistes se
présentent comme des humanistes
généreux. Qui peut croire que l’OTAN a
détruit la Libye et a tué Mouammar
Kadhafi rien que par amour du peuple
libyen? Ce n’est pas vrai, c’est même
inconcevable. Qui peut croire que la
France est intervenue dans le nord du
Mali uniquement parce que les
moudjaïdines terrorisaient les gens ? En
fait, c’est le triomphe du mensonge, le
triomphe d’une certain Occident. Le
problème vient aussi du fait qu’il nous
est très difficile de compter sur des
forces de rupture en Occident. Pendant
la guerre du Vietnam, à l’époque des
guérillas latino-américaines comme celle
de Che Guevara, pendant la guerre
d’Algérie, les progressistes pouvaient
compter sur des forces au sein de
l’Occident. Aujourd’hui, ce n’est plus
possible. Allez en France et on vous
dira, à droite comme à l’extrême gauche,
qu’Hollande a fait une bonne action pour
l’Afrique en intervenant au Mali. Nous
devons apprendre à nous battre. Je dis
donc: que devons-nous faire ? Nous ne
pouvons pas, comme votre question le
laisserait entendre, refuser d’agir, en
disant que la bourgeoisie nationale sera
pire après l’indépendance politique. Ce
risque existe, mais la souveraineté
nationale est un point de départ
essentiel, nous ne pouvons pas nous en
remettre aux étrangers pour tout.
LMA : vous êtes sans nul
doute un écrivain engagé, vous avez
d’ailleurs participé au Forum Social
Mondial. Que pensez-vous de la relation
que nous, latino-américains, devons
établir avec les africains ? Comment
perçoit-on en Afrique les gouvernements
progressistes d’Amérique latine?
BBD : Vous savez, j’ai une
grande amie qui est aussi notre leader
dans le mouvement du FSM africain, son
nom est Aminata Dramane Traoré, et elle
vient de rendre un juste hommage à Hugo
Chavez dans l’hebdomadaire « Jeune
Afrique » (3). Un hommage très beau
où elle rappelle que Chavez a démontré
comment un pays peut gérer ses
ressources naturelles pour qu’en
bénéficie la population. Les Africains
devraient suivre cet exemple.
Vous le savez bien, il y a une
vingtaine d’années la CIA faisait la loi
en Amérique latine, assassinant des
patriotes, détruisant tous les
mouvements d’insurrection, menant un
travail de destruction considérable.
Sans la CIA les Pinochet au Chili, les
Videla en Argentine ou les Stroessner au
Paraguay n’auraient pas été possibles.
Mais les luttes de libération sous
différentes formes, la lutte de
guérilla, ou dans les organisations de
masse, etc.. ont fait que
progressivement les dirigeants ont pris
conscience des intérêts de leurs pays
respectifs. Lula da Silva doit beaucoup
au Forum Social Mondial de Porto Alegre.
Bien sûr, il y a aussi les luttes
intérieures et le rôle du Parti des
Travailleurs (PT) mais Lula doit
beaucoup à cette dynamique
altermondialiste. On peut également
citer le cas de Rafael Correa et, bien
sûr, celui de Hugo Chavez. Nos deux
continents ont beaucoup de choses en
commun, mais cela ne se traduit pas par
le niveau requis d’échanges entre les
intellectuels d’Afrique et d’Amérique
latine. C’est une honte, parce que quand
je lis Sabato, Garcia Marquez ou Juan
Rulfo, pour moi ce sont des écrivains
africains, leur univers ne diffère en
rien du mien.
LMA : Par ailleurs, dans
votre livre « L’Afrique au-delà du
miroir » (2009), vous expliquez
qu’après votre séjour au Rwanda, vous
avez décidé d’écrire dans votre langue
maternelle. Quelles autres raisons vous
ont-elles amené à prendre cette décision
?
BBD : La carrière
de l’écrivain est très complexe. Elle
semble très calme, homogène, ordonnée
alors qu’en fait elle est très
chaotique. J’ai commencé à écrire dans
mon adolescence, vers les 15 ans, parce
que je lisais beaucoup Victor Hugo,
Molière, etc.. On m’a dit : « Petit,
c’est très bien écrit, il faut continuer
! » Je me sentais fier de ces
compliments. J’ai commencé à écrire en
français sans me rendre compte que la
possibilité d’écrire dans une langue
étrangère avait des conséquences
idéologiques majeures. Les mots de
l’autre véhiculaient sa culture et, même
en si on s’en éloignait, sa pensée et
son œuvre littéraire. La conscience
restait confuse sur ce thème. Et quand
un Sénégalais qui a toujours vécu dans
son pays comme moi, a recours au
français, il est privé de la musique
intérieure de sa langue, de ses
vibrations. J’ai réalisé que mes romans
en français ne sont pas liés à ma vie ni
aux diverses réalités du Sénégal. Les
mots sont froids… ils ne peuvent
apporter au récit la décharge électrique
dont il a besoin et qui ne se trouve que
dans notre langue. Tout cela est devenu
clair pour moi à l’âge adulte. Il y a
aussi des raisons politiques pour passer
du français au wolof, évidemment. La
France fut complice du génocide, a
participé à l’assassinat d’un million de
Rwandais pour défendre sa langue. En
voyant tout cela, je me suis dit
finalement, qu’en tant que sénégalais,
j’utilisais une langue qui puait le sang
et qui pourrait coûter un jour ou
l’autre la vie à des centaines de
milliers de Sénégalais. Donc, sans
cesser de l’utiliser, j’ai pris mes
distances avec le français.
Je dois ajouter que j’ai toujours été
un disciple de Cheikh Anta Diop, le
grand penseur africain qui a combattu
toute sa vie pour la promotion de nos
langues. Et puis, pourquoi écrire des
romans que les gens vont lire en France
ou en Belgique et jamais dans votre pays
? Dans mes romans, je mentionne que
l’Afrique va mal. C’est vrai. Mais à qui
dois-je le dire ? Aux étrangers ou aux
Africains qui sont ceux qui doivent
changer la situation ? Les Occidentaux
aiment entendre des intellectuels
africains dire que l’Afrique va mal.
Cela justifie leurs interventions dans
nos affaires. Si l’intervention
française au Mali a été reçue avec tant
d’enthousiasme c’est parce que tout le
monde est convaincu que les Africains
sont incapables de prendre leur destin
en main, et que même dans les guerres,
les européens doivent venir se battre à
leur place. Nous, écrivains de la langue
française – moi y compris, en partie –
avons renvoyé au monde l’image d’une
Afrique corrompue et immature. Disons
que ce soit vrai … eh bien, écrivons-le
dans une langue que les Africains
peuvent comprendre pour qu’ils puissent
changer de cap. En fin de compte, la
question essentielle est : pour qui
écrire ? Le français n’est compris que
par cinq pour cent des Sénégalais … la
réponse n’est-elle pas évidente ?
Source
(espagnol) :
http://circulodepoesia.com/nueva/2013/03/entrevista-con-boubcar-boris-diop-africa-literatura-y-politica/
Traduction : Thierry Deronne
Notes :
- Hugo
Chavez, « Lettre à l’Afrique », 21
février 2013,
http://venezuelainfos.wordpress.com/2013/02/24/lettre-dhugo-chavez-a-lafrique-21-fevrier-2013-formons-un-seul-peuple-un-seul-continent-nous-ne-pouvons-rien-attendre-sinon-de-nous-memes/
- Voir
http://www.zulma.fr/livre-murambi-le-livre-des-ossements-572001.html
-
Aminata Traoré, « Hugo Chavez était
un résistant »,
« Jeune Afrique
», 7 mars 2013,
http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAWEB20130307083907/
Articles liés :
- « Le
jour où le Burkina Faso fabriqua son
drapeau bolivarien »,
http://venezuelainfos.wordpress.com/2013/03/20/video-esp-fr-le-jour-ou-le-burkina-faso-fabriqua-son-drapeau-bolivarien-el-dia-que-burkina-faso-tejio-su-bandera-bolivariana/
- «
Pourquoi l’Afrique doit
impérativement s’inspirer de Hugo
Chavez »,
http://venezuelainfos.wordpress.com/2013/03/23/pourquoi-lafrique-doit-imperativement-sinspirer-dhugo-chavez-libre-opinion/
Les dernières mises à jour
|