Interview
«La Syrie aiguise
l'appétit de tous les ogres qui
l'entourent»
Bahar Kimyongür
Bahar
Kimyongür
Vendredi 4 octobre 2013
Bahar Kimyongür, né le 28 avril 1974 à
Berchem-Sainte-Agathe, en Belgique, est
un militant politique belge issu d'une
famille arabe originaire de Turquie mais
aux racines syriennes. Dans sa région
d'origine en Turquie, proche de la
Syrie, des affrontements ont également
eu lieu entre des réfugiés syriens
sunnites et des Turcs alaouites, dont
certains ont pris partie pour Assad.
Bahar Kimyongür, porte-parole du
Comité contre l'ingérence en Syrie
(CIS), qualifie les États-Unis de
«pourvoyeur de terroristes et fauteur de
guerre en Syrie». Il est signataire d’un
«appel à faire cesser l'agression contre
la Syrie et à refuser la participation
de la France à celle-ci».
La Syrie étant, selon lui, «victime
d'un complot». Dans cet entretien
accordé au Temps d'Algérie, Bahar
Kimyongür évoque la «manipulation» dans
l'affaire de l'utilisation d'armes
chimiques, le parti pris d'une partie de
la presse mondiale dans le conflit en
Syrie et les soutiens à Al Qaïda dans ce
pays. Il évoque également ses démêlées
avec Erdogan, le Premier ministre turc,
les tentatives d’extradition dont il a
fait l’objet, et parle d’une troisième
voie dans l’attaque chimique
d’Al Ghouta.
Le Temps d'Algérie :
présentez-vous à nos lecteurs.
Bahar Kimyongür : Je suis un
Belgo-Turco-Syrien : Belge de naissance,
Turc de papier et Syrien de cœur. Je
suis, par ailleurs, un observateur
indépendant du conflit syrien, un
militant pour la paix et un
anti-impérialiste convaincu. Bien que né
en Belgique, j'ai grandi à la fois dans
l'amour pour la Syrie souveraine,
progressiste et multiconfessionnelle et
dans la méfiance envers les moukhabarate
(services secrets ndlr) du régime de
Damas.
Mes parents sont originaires
d'Antioche, le chef-lieu du Liwa
Iskandarone (Sandjak d'Alexandrette),
une province historiquement syrienne
offerte par la France coloniale à la
Turquie kémaliste en 1938. Antioche est
le fameux Hatay par où transitent les
djihadistes qui se rendent en Syrie pour
combattre le gouvernement syrien. Depuis
la nuit des temps, Antioche est «la
porte de la Syrie». Aujourd'hui, les
mercenaires takfiris l'appellent «la
porte du djihad».
Pourquoi, selon vous, certains
gouvernements et une partie de la presse
mondiale refusent la «présomption
d'innocence» au gouvernement syrien dans
l'attaque chimique d'El Ghouta ?
Parce que ces gouvernements n'ont pas le
moindre sens de la justice. Ils campent
à la fois sur le rôle de juge, de
procureur, de partie civile et de
bourreau dans le conflit syrien. La
Syrie aiguise l'appétit de tous les
ogres qui l'entourent : l'empire yankee
et l'ex-puissance mandataire française
décadents, le colosse néo-ottoman au
pied d'airain, l'entité sioniste
soucieuse d'élargir son «lebensraum»,
les royaumes wahhabites du Golfe obsédés
par leur hostilité envers l'Iran et les
chiites et les coupeurs de tête d'Al
Qaïda.
La Russie a présenté des
preuves, dont des images satellite
montrant que des missiles ont été tirés
à partir d'un quartier occupé par les
rebelles, accusant «l'opposition»
d'être l'auteur de cette attaque.
D’autre part, la Turquie a arrêté des
djihadistes en possession du gaz sarin.
Pourquoi ces faits sont-ils ignorés par
certains gouvernements et une partie de
la presse mondiale ?
Les images satellite de la Russie,
censées prouver que les missiles chargés
de gaz Sarin ont été tirés depuis le
quartier insurgé de Douma, ont été
transmises au Conseil de sécurité des
Nations unies. Elles demeurent
inaccessibles. De toute façon, même la
preuve la plus concluante de l'emploi
d'armes chimiques par les rebelles ne
pourrait convaincre les médias aux
ordres.
Leur but est de servir des intérêts
stratégiques et non des principes
moraux. Quant aux agents chimiques
découverts par la police turque dans un
appartement occupé par des militants du
Front al Nosra à Adana, il s'agirait de
produits entrant dans la composition
d'armes chimiques mais pas du gaz Sarin.
Il y a néanmoins d'autres éléments
incriminant les rebelles : l'enquête de
terrain réalisée par un collègue de la
journaliste américaine Dale Gavlak, le
témoignage de deux otages belges qui ont
entendu des chefs rebelles s'attribuer
la paternité de l'attaque chimique, les
aveux du commandant rebelle Nadim
Baloush, certaines images vidéos non
authentifiées de rebelles munis de
masques à gaz et tirant
vraisemblablement des armes chimiques,
le précédent de l'attaque au gaz
survenue en mars dernier contre une
position loyaliste à Khan Al Assel près
d'Alep, des vidéos de terroristes gazant
des lapins à titre expérimental et
menaçant ensuite d'exterminer les
alaouites.
Il y a, par ailleurs, de sérieux
doutes sur la fiabilité de certaines
vidéos de l'attaque chimique diffusées
par les rebelles. L'expert en armes
chimiques de l'Institut de médecine
légale de Cranfield Stephen Johnson fait
partie des sceptiques. Les gouvernements
occidentaux, leurs alliés wahhabites et
leurs médias font mine d'ignorer ces
indices pour la simple raison qu'ils ne
sont pas rentables.
Que pensez-vous de l'hypothèse
selon laquelle l'utilisation d'armes
chimiques profiterait aux djihadistes
sévissant en Syrie et qui, par cet acte
criminel, cherchent à obtenir une
intervention militaire étrangère pour
les sauver de l'avancée sur le terrain
de l'armée syrienne ?
C'est, semble-t-il, l'hypothèse la plus
probable, la plus logique aussi. Des
opposants connus, comme Haytham Manna de
la Coordination nationale pour le
changement démocratique, et le leader du
parti kurde de l'Union démocratique
(YPD) Saleh Muslim, doutent également
d'une implication du gouvernement syrien
dans l'attaque chimique d’Al Ghouta.
Vous avez évoqué, pour les armes
chimiques, «l'hypothèse d'une troisième
force». Pourriez-vous nous l’expliquer ?
Accuser le régime d'avoir déversé des
gaz mortels sous le balcon du palais
présidentiel paraît aussi
invraisemblable que d'affirmer que les
rebelles sont capables de tuer leurs
propres familles. Un responsable
sécuritaire de Damas, que j'ai contacté,
doute lui aussi que les rebelles d’El
Ghouta aient planifié un suicide
collectif pour susciter une intervention
militaire internationale. Il penche pour
l'hypothèse d'une troisième force
experte dans les opérations «false
flags» liée à un service étranger.
Rappelons que la Syrie est devenue une
passoire, un terrain propice pour toutes
sortes d'opérations barbouzardes. Des
agents étrangers peuvent facilement
prendre la forme de l'un ou l'autre des
belligérants et organiser une
provocation.
Le chef du renseignement saoudien et
parrain du terrorisme international
Bandar Ben Sultan est un champion en la
matière. Les agences israéliennes comme
le Mossad ou Aman sont elles aussi
coutumières de ce type d'opérations.
L'attentat contre Rafiq Hariri, en 2005,
est un exemple éclatant du savoir-faire
israélien en matière de false flag.
Plus, l'accusé désigné comme tel par le
vrai coupable aura des difficultés à
prouver son innocence, plus l'action
sera réussie. L'attaque chimique d’El
Ghouta ressemble à une provocation qui,
en définitive, ne profite ni à l'un ni à
l'autre camp.
Des organisations djihadistes,
sévissant en Syrie, s'entretuent. Treize
parmi ces organisations ont déclaré ne
pas reconnaître le gouvernement
provisoire mis en place par
«l'opposition». Certains croient que
cette situation est due à une guerre des
services de renseignements et une guerre
d'influence d'autres pays.
Qu'en pensez-vous ?
Le confit syrien ressemble de plus en
plus à une guerre de tous contre tous.
Il arrive que les diverses milices
s'entretuent pour le partage du butin
mais leurs divergences sont souvent de
nature idéologique. Par exemple, au
Nord, les autonomistes kurdes du YPG
s'opposent aux groupes armés syriens
pour trois raisons : en tant que laïcs,
ils rejettent le projet politique des
djihadistes syriens et en tant que
nationalistes, ils accusent ces mêmes
djihadistes à la fois de nier l'identité
kurde au profit de la suprématie arabe
et de collaborer avec le régime d'Ankara
farouchement opposé à l'établissement
d'un Kurdistan syrien à ses frontières.
A Azaz et Raqqa, les groupes rebelles
ont été attaqués et chassés par l'Etat
islamique d'Irak et du Levant (EIIL), un
gang ultraviolent lié à Al Qaïda.
L'EIIL accuse ses concurrents
d'apostasie. Pourtant, les groupes visés
par Al Qaïda sont généralement tout
aussi anti-chiites et partisans d'un
Etat sectaire appliquant la charia.L'autre
fracture se situe entre, d'une part, les
quelques brigades islamiques qui
affirment encore leur loyauté envers le
commandement de l'Armée syrienne libre
et, d'autre part, les puissantes
formations islamiques rivales.
Les seconds accusent les premiers de
servir un agenda occidental. Pour
autant, certaines formations djihadistes
liées à des services de renseignement
étrangers différents se coordonnent.
Liwa al Tawhid, omniprésent à Alep, est
lié aux services secrets turcs tandis
que Liwa al Islam actif dans le
gouvernorat de Damas est encadré par les
moukhabarate saoudiennes. Pour le
moment, il n'y a pas de rivalité
apparente entre ces deux groupes. Mais,
comme en Afghanistan, les alliances
entre seigneurs de guerre se font et se
défont selon les opportunités du moment.
Amis un jour, ennemis pour toujours...
Vous avez annoncé qu'Erdogan
vous persécute avec un dossier vide.
Pouvez-vous nous en parler ?
Erdogan a fait de la chasse aux
dissidents un sport national. Mes
déboires judiciaires ont toutefois
commencé avant l'arrivée de l'AKP au
pouvoir. C'était, il y a 13 ans, suite à
une manifestation pacifique au Parlement
européen. J'ai chahuté un ministre turc
venu chanter à Bruxelles les mérites de
la démocratie turque devant un public
acquis. Mon action n'a pas plu aux
autorités turques.
Depuis, je suis accusé de terrorisme.
A défaut de pouvoir me bâillonner, le
régime d'Ankara a exercé des pressions
considérables pour me faire condamner
par la justice belge. Dans un premier
temps, les autorités belges se sont
comportées en janissaires du sultan
Erdogan. Mais grâce à la résistance et à
la solidarité de la société civile
belge, le pouvoir a finalement abandonné
les poursuites à mon encontre.
Il y aurait eu une tentative de
votre extradition vers la Turquie ?
J'ai subi deux tentatives d'extradition,
une fois en 2006 et une seconde fois
cette année. Suite à mon action
pacifique du 25 novembre 2000, le régime
d'Ankara s'était empressé d'avertir
Interpol pour me faire arrêter et
extrader vers la Turquie. En tant que
citoyen belge, j'étais à l'abri du
mandat d'arrêt international car la
Belgique n'extrade pas ses nationaux.
Toutefois, en avril 2006, j'ai été
arrêté aux Pays-Bas en vertu de ce
mandat.
A l'époque, j'ignorais tout du
signalement Interpol. Finalement, un
tribunal néerlandais a jugé la demande
turque irrecevable et m'a libéré après
68 jours de détention. J'ai pu rentrer
chez moi, en Belgique, où m'attendait un
tribunal d'inquisition qui a fini par
m'acquitter en 2010, après quatre
jugements et trois cassations, un record
en Belgique. Malgré cette fin heureuse,
je reste menacé par le même mandat
d'arrêt international car une fois que
l'on tombe dans le fichier d'Interpol,
on n'en sort plus.
En juin dernier, j'ai été arrêté dans
la cathédrale-mosquée de Cordoue en
Espagne toujours selon le même motif :
celui du chahut du ministre au Parlement
européen, une action pacifique
aujourd'hui vieille de treize ans. Comme
il n'existe aucun tribunal permettant de
se désinscrire du fichier d'Interpol, je
reste à la merci de l'Inquisition
néo-ottomane.
Entretien
réalisé par Mounir Abi
Le
dossier Syrie
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