Interview
par Alexandre Latsa
"Si la Russie
court derrière le modèle occidental,
elle sera toujours en retard"
Aymeric Chauprade
© Photo
Aymeric Chauprade (Ecole militaire 2008)
Mercredi 16 octobre 2013
Source:
RIA Novosti
Aymeric Chauprade bonjour,
pourriez-vous vous présenter aux
lecteurs de RIA-Novosti qui ne vous
connaîtraient pas?
Je suis géopolitologue. Une formation
scientifique d'abord (mathématiques)
puis de sciences politiques (docteur) et
dix années titulaire de la Chaire de
géopolitique de l'Ecole de Guerre à
Paris, entre 1999 et 2009. J'ai aussi
enseigné la géopolitique et l'histoire
des idées politiques en France à la
Sorbonne et en Suisse à l'Université de
Neuchâtel.
Je suis maintenant également
consultant international et très heureux
de travailler de plus en plus avec la
Russie. Mais je suis également souvent
en Amérique Latine et j'ai des réseaux
africains développés.
Vous êtes considéré comme
l’un des fondateurs de la nouvelle
géopolitique française,
pluridisciplinaire, attentive à décrire
le « continu et le discontinu » dans
l’analyse des questions internationales,
pourriez vous expliquer aux lecteurs de
RIA-Novosti ce qu’il en est exactement?
Je me rattache au courant dit
réaliste qui tient compte de la force
des facteurs de la géographie
physique, identitaire et des ressources,
dans l'analyse des relations
internationales. Mais pour autant, je ne
néglige pas les facteurs idéologiques.
Ils viennent en combinaison des facteurs
classiques de la géopolitique que
j'évoquais à l'instant à savoir les
déterminants liés à l'espace, aux hommes
dans leur identité culturelle (ethnie,
religion...), et à la quête des
ressources. J'insiste sur la
multicausalité (il n'y a pas de cause
unique mais chaque situation est la
combinaison unique, un peu comme l'ADN
d'une personne, d'une multiplicité de
facteurs déterminants) et sur la
multidisciplinarité (je refuse l'idée
que ma matière, la géopolitique, puisse
rendre compte à elle seule de la
complexité de l'histoire ; attention au
"tout géopolitique", au "tout
économique" ou "tout sociologique"). La
tentation de tout expliquer par sa
discipline, comme le font beaucoup les
sociologues aujourd'hui, est une dérive
née de l'hyperspécialisation qui nous
éloigne de l'époque des savants
généralistes, ces savants du XVIe siècle
qui étaient à la fois philosophes,
mathématiciens et souvent hommes de
lettres!
Quant au "continu et au discontinu"
c'est ce souci qui me vient de ma
première formation scientifique de
séparer la dimension continue et même
parfois linéaire des phénomènes, de leur
dimension discontinue et parfois
erratique. Il faut savoir suivre les
courbes des facteurs de temps long (la
démographie par exemple) mais il faut
aussi savoir lire les discontinuités,
les sauts, de l'Histoire.
Vous avez le mois dernier été
invité au prestigieux Forum Valdaï,
cofondé par RIA-Novosti. Pourriez-vous
nous faire part de vos impressions sur
ce forum?
D'abord j'ai été très honoré de
figurer parmi les nouveaux invités du
Forum de Valdaï. Ce fut une expérience
véritablement passionnante. Les débats
sont de qualité, l'organisation
rigoureuse. C'est une sorte de Davos
russe mais avec une différence notable :
il n'y a pas de pensée unique
mondialiste unanimement partagée. Des
sensibilités différentes sont
représentées. Si l'on voulait simplifier
d'un côté, les Occidentalistes qui,
Russes ou Occidentaux, célèbrent le
"modèle démocratique occidental",
essentiellement américain et considèrent
que celui-ci doit être l'horizon vers
lequel doit tendre la société russe, et
de l'autre côté, les partisans d'un
modèle original russe, dont je fais
partie, bien que n'étant pas russe, qui
considèrent que la Russie n'est pas
seulement une nation, mais une
civilisation, dont la profondeur
historique est telle qu'elle permet de
proposer aux Russes un modèle original.
A Valdai, j'ai beaucoup entendu les
Occidentalistes se lamenter du fait que
la Russie était encore loin des
standards occidentaux, à cause d'un
prétendu déficit démocratique et d'une
forte corruption. Je n'idéalise pas la
Russie sous Poutine qui travaille
d'arrache-pied au redressement de ce
pays depuis 13 ans ; j'en mesure les
maux mais je dis simplement que lorsque
l'on parle de corruption il faudrait
premièrement rappeler que les
indicateurs de mesure sont faits pour
l'essentiel par les Occidentaux, et les
Américains en particulier, ce qui n'est
pas une assurance d'objectivité, et
deuxièmement s'intéresser non seulement
à la corruption de l'Occident lui-même
mais à son fort pouvoir corrupteur dans
les pays en voie de développement!
Par ailleurs je considère que si la
Russie court derrière le modèle
occidental, elle sera toujours en
retard. Bien au contraire, un pays qui a
su pousser si loin la création
artistique et scientifique, me paraît
plus que capable de proposer un
contre-modèle, lequel ne devra pas être
fondé sur la toute puissance de
l'individualisme, mais au contraire sur
l'âme russe, sur la dimension
spirituelle de ce pays. Il faut faire
attention à une chose : le communisme,
comme rouleau compresseur de l'esprit
critique et de la dimension spirituelle
de l'homme, a été un préparateur
redoutable pour le projet de
marchandisation de l'homme que propose
l'individualisme américain.
Je suis convaincu que le retour à la
Sainte Russie, au contraire, peut être
un formidable réveil du génie créateur
russe, qui seul lui permettra de
reconstruire, au-delà des hydrocarbures
et d'autres secteurs, une économie
performante et innovatrice.
La question de l’identité a
été extrêmement discutée et le président
russe a utilisé une rhétorique
eurasiatique pour parler de l’Etat
Civilisation russe, pensez vous comme
certains que le réveil russe l’éloigne
de l’Occident, et donc de l’Europe, et
devrait intensifier son rapprochement
avec la Chine?
Si la Russie s'éloigne de l'Occident
ce sera de la faute de l'Occident
américain. La Russie est en effet
diabolisée dans les médias américains
dominants et par conséquent dans les
médias européens qui s'en inspirent.
Cette diabolisation est injuste, c'est
de la mauvaise foi qui vise à présenter
le redressement russe comme agressif
alors que celui-ci cherche à consolider
sa souveraineté face à l'impérialisme
américain qui fait glisser les
frontières de l'OTAN aux frontières de
la Russie et de la Chine.
La Russie développe ses relations
avec la Chine, dans le cadre notamment
du groupe de Shangaï et aussi parce que
les Chinois ont compris que les Russes
pouvaient être des partenaires solides
dans un monde multipolaire. De fait, ces
deux puissances partagent la même vision
de l'organisation du monde : elles
respectent la souveraineté des Etats,
refusent l'ingérence chez les autres,
veulent l'équilibre des puissances comme
garantie de la paix mondiale. Toutes
deux s'opposent au projet unipolaire
américain qui, il suffit de le
constater, a déclenché une succession de
guerres depuis l'effondrement soviétique
: Irak, Yougoslavie, Afghanistan, Libye,
Syrie maintenant... Où avez-vous vu les
Russes dans toutes ces guerres?
Je pense que la Russie ne veut pas se
contenter d'un partenariat avec la
Chine. Certes la Russie est une
puissance eurasiatique, mais il suffit
de s'intéresser à son histoire, à son
patrimoine culturel, pour voir qu'elle
est une puissance profondément
européenne et qu'elle n'entend pas se
couper de l'Europe. Si les Européens se
libéraient de leur dépendance à l'égard
des Etats-Unis tout pourrait changer et
un fort partenariat stratégique pourrait
se nouer entre l'Europe et la Russie.
Vous aviez lancé le 13 juin
dernier un «
Appel de Moscou », quel regard
global portez vous sur la Russie
d’aujourd’hui?
D'abord j'essaie de ne pas idéaliser
la Russie même si je ne vous cache pas
que je me sens extrêmement bien dans ce
pays, parce que le matérialisme m'y
paraît sans cesse équilibré par une
sorte de profondeur d'âme insondable. Je
pense que quelque chose est en train de
se passer dans la Russie de Poutine et
j'espère seulement que le Président
Poutine pense à la manière de perpétuer
son héritage, car la pire chose qui
pourrait arriver ce serait le retour des
occidentalistes de l'ère Eltsine, qui
prennent la Russie pour un pays du Tiers
monde qu'il faudrait mettre aux normes
occidentales. L'appel de Moscou que j'ai
lancé poursuivait deux buts: d'abord
montrer mon soutien au refus russe du
programme nihiliste venu d'Occident
(mariage homosexuel, théorie du genre,
merchandisation du corps), ensuite
montrer aux Français qui défendent la
famille et les valeurs naturelles que la
Russie peut être une alliée précieuse
dans ce combat. Je suis très surpris et
heureux de constater à quel point mon
appel de Moscou lancé à la Douma le 13
juin 2013 a circulé en France dans les
milieux catholiques qui se sont
mobilisés contre le mariage homosexuel.
Le souverainisme est à vos
yeux une notion clef de l’équilibre
mondial. Très curieusement ce concept
est abandonné en Europe alors qu’en
Russie et dans nombre de pays émergents
l’affirmation et le maintien de la
souveraineté semble au contraire un
objectif essentiel. Comment
expliquez-vous cette différence
d’orientation?
La souveraineté est une évidence pour
tous les peuples du monde, et en
particulier pour ceux qui ont pris leur
indépendance récemment ou qui aspirent à
créer un Etat indépendant. Les Européens
de l'Ouest, ou plutôt leur fausses
élites gouvernantes, sont les seules du
monde à avoir abdiqué la souveraineté de
leurs peuples. C'est une trahison dont
elles devront répondre devant
l'Histoire. Des millions de Français ont
péri à travers l'Histoire pour défendre
la liberté et la souveraineté du peuple
français, sous les monarques comme en
République. Mon nom est inscrit sur les
monuments aux morts français. Si les
Français voulaient s'en souvenir, il
n'est pas une famille française qui
n'ait son nom inscrit sur ces monuments
aux morts, de la Première, de la
Deuxième ou des guerres de défense de
l'Empire français.
Imaginez-vous un Américain ou un
Russe abdiquer sa souveraineté? Pour eux
le patriotisme est une évidence, qui va
d'ailleurs tellement de soi que tout
parti affirmant un programme
nationaliste en Russie est perçu comme
extrémiste parce qu'il n'y a nul besoin
là-bas d'affirmer l'évidence. Nos amis
russes doivent comprendre en revanche
qu'en France ce n'est plus l'évidence et
par conséquent qu'il est normal qu'un
parti politique qui veut rendre au
peuple la souveraineté, mette celle-ci
au sommet de son programme!
Aujourd’hui nous assistons à
une relative rapide modification des
relations internationales, avec le
basculement du monde vers l’Asie et la
potentielle fin du monde unipolaire.
Comment envisagez vous que cette
transition puisse se passer?
Ce que je vois c'est que les
Etats-Unis refusent de perdre leur
premier rang mondial et peuvent créer de
grands désordres, peut-être même des
guerres de grande ampleur, dans les
décennies à venir, et que les Européens,
quant à eux, sont dans la gesticulation
kantienne, la proclamation de belles
leçons de morale qui s'accompagnent d'un
déclin en puissance dramatique et donc
pathétique.
Au sein de cet basculement,
la France semble quant à elle pourtant
de plus en plus aligner sa politique
étrangère sur les intérêts américains,
cela est visible avec la crise en Syrie.
Comment l’expliquez-vous?
Je l'explique très simplement.
L'oligarchie mondialiste a pris le
contrôle des principaux partis de
gouvernement français, le PS et l'UMP.
La majorité de ses dirigeants ont été
initiés dans les grands clubs
transatlantiques. Ils ont épousé le
programme mondialiste et ne raisonnent
plus en patriotes français comme le
faisait le général de Gaulle. Lorsque le
peuple français l'aura compris, ces
fausses élites seront balayés car elles
n'ont pour bilan que le déclin en
puissance de la France et la perte de sa
souveraineté.
Vous avez soutenu Philippe de
Villers en 2004,
auriez appelé à Voter pour Nicolas
Sarkozy en 2007 et vous venez de vous
ranger au coté de Marine Le Pen.
Souhaitez-vous désormais entamer une
carrière politique?
Le mot carrière ne me va guère. Si
j'avais choisi de faire une carrière
dans le système, alors j'aurais choisi
de proclamer autre chose que des vérités
qui dérangent. Je n'ai qu'une ambition,
pouvoir dire à mes enfants, au seuil de
la mort, que j'ai fait ce que je pouvais
pour défendre la liberté et la
souveraineté du peuple français. J'ai
soutenu Philippe de Villiers que je
respecte.
Mais je n'ai jamais appelé à voter
pour Nicolas Sarkozy, que je vois comme
soumis aux intérêts américains. Je ne
sais qui a pu dire une chose pareille
mais je vous mets au défi de trouver un
seul texte de soutien de ma part à
Nicolas Sarkozy. C'est d'ailleurs son
gouvernement, en la personne de son
ministre de la défense Hervé Morin, qui
m'a brutalement écarté de l'Ecole de
Guerre parce j'étais trop attaché à
l'indépendance de la France et que je
m'opposait au retour de la France dans
les structures intégrées de l'OTAN. Donc
de grâce que l'on ne dise jamais que
j'ai soutenu ou appelé à voter Sarkozy.
En revanche, oui je soutiens Marine
le Pen et il est possible que je joue
prochainement un rôle sur la scène
politique à ses côtés. Marine a un
caractère fort, une carapace héritée des
coups que son père a pris pendant tant
d'années, et je la sens donc capable de
prendre en main avec courage le destin
du pays. Le courage plus que
l'intelligence est ce qui manque aux
pseudo-élites françaises, lesquelles
sont conformistes et soumises à
l'idéologie mondialiste par confort.
Comment envisageriez vous la
relation franco-russe?
Je l'ai dit et je le redis haut et
fort. Si le Front national arrive au
pouvoir, il rompra avec l'OTAN et
proposera une alliance stratégique avec
la Russie. Ce sera un tremblement de
terre énorme au niveau international et
c'est la raison pour laquelle, avant
d'arriver en haut des marches, et même
avec le soutien du peuple, il nous
faudra affronter des forces
considérables. Nous y sommes prêts. Et
n'oubliez pas que la France est le pays
de Jeanne d'Arc. Tout est possible donc,
même quand tout semble perdu!
Merci Aymeric Chauprade.
Les lecteurs souhaitant en savoir
plus peuvent consulter votre
blog ou le site
Realpolitik-TV.
L’opinion exprimée dans cet
article ne coïncide pas forcément avec
la position de la rédaction, l'auteur
étant extérieur à RIA Novosti.
Alexandre Latsa est un journaliste
français qui vit en Russie et anime le
site DISSONANCE, destiné à donner un
"autre regard sur la Russie".
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