|
Par
Fériel Berraies Guigny. Paris
Rencontre
avec Antoine SFEIR « Les
Arabes, tous les Arabes ont droit à la démocratie » !
Antoine Sfeir
est né en 1948 à Beyrouth. Installé à Paris il est politologue
et journaliste et dirige les Cahiers de l'Orient, revue d'études
sur le monde arabo-musulman fondée en 1985. Président du Centre
d'études et de réflexions sur le Proche-Orient, consultant prisé
par de nombreux médias occidentaux, il est l'auteur de nombreux
ouvrages et notamment : Les Réseaux d'Allah (Plon 1997),
L’Atlas des religions (Perrin, 1999), Dictionnaire mondial de
l'islamisme (Plon, 2002) et Liberté, Égalité, Islam : la République
face au communautarisme (avec René Andrau, Tallandier, 2005). Il
nous revient aujourd’hui avec Tunisie : Terre de Paradoxes
(Archipel, 2006), ouvrage sorti ce mois de juin. C’est à cette
occasion que Réalités l’a rencontré, alors même que sa terre
natale, le Liban subit la pire des atteintes à son intégrité.
De nombreux défis taraudent la Tunisie
dans son désir de conserver le cap de la modernité. C’est à
ce titre qu’Antoine Sfeir la surnomme « Terre de paradoxes ».
La Tunisie a dû jongler entre ces quatre dimensions, pays arabe
et musulman, Africain et méditerranéen, ayant choisi la voie de
la démocratie. Une démocratie avec toutes les difficultés que
cela implique. Et elle n’a pas démérité, évitant selon Sfeir,
rupture culturelle et religieuse, tout en s’adaptant aux
exigences du progrès. Cinquante ans après la proclamation de
notre indépendance, faits et chiffres à l'appui, Antoine Sfeir,
nous dresse le portrait d’une nation qu’il considère comme «
pilote dans le monde arabe ». Un pays dont le modèle démocratique,
selon le politologue, devrait inspirer les Etats-Unis dans sa
croisade en vue de « démocratiser» les peuples du monde arabe.
Vision lucide ou surréaliste alors
que la crise actuelle au Proche et au Moyen Orient, laisse
entrapercevoir un monde arabe en pleine régression. Selon lui,
intégrisme religieux et népotisme politique seraient les plaies
endémiques qui gangrènent toute avancée ou perspective démocratique
au Proche et Moyen Orient. Une vision incisive qui rencontre
beaucoup de contestations. Quant au Liban, le pays est victime et
otage de « règlements de compte » par gouvernements
interposés et alimentés par certains mouvements radicaux qui
entretiennent ces conflits endémiques
1)
La Tunisie pour vous est terre de
paradoxes :
La
Tunisie, avec son peuple et son gouvernement a réussi à se
hisser au plus haut niveau tant sur le plan économique que
social. Le peuple tunisien n'a jamais baissé les bras et il était
justice qu’il récolte ce qu’il a lui-même semé. Grâce à
l'accès à l'enseignement de plus en plus généralisé la démocratie
ne manquera pas d'y faire de grands pas et surtout d'y être ancrée
durablement .Cela est d'autant plus admirable pour un peuple qui
ne disposant d'aucune ressource minière, est en tête des pays du
Maghreb. Ce qui n'est pas là le moindre des paradoxes.
2)
S’agissant du monde Arabe, vous parlez de régression ?
l’absence de démocratie légitime-t-elle le projet de Georges
Bush du Grand Moyen Orient ?
Hélas
quand on compare les sociétés arabes des années 60 où un véritable
bouillon intellectuel alimentait les débats d'idées et
d'opinions on ne peut que déplorer la pensée unique qui règne
aujourd'hui dans la plupart de ces sociétés. Mais en aucun cas
cela ne justifie les projets américains dans la région: si M.
Bush voulait se placer dans la lignée des principes du président
Wilson, il devrait se souvenir du sacro-saint principe de l'autodétermination
des peuples. Or aujourd'hui forts de leur hyper puissance les
Etats Unis cherchent à modifier les frontières à l'intérieur
du Proche et du Moyen Orient sans consulter les peuples et en
ignorant volontairement les dimensions culturelles, sociologiques
et religieuses de la région.
3)
Expliquez nous les enjeux du Hezbollah et du Hamas dans la
région ? vous êtes contre le dialogue avec eux, pourtant
ils ont été élus démocratiquement et le Hamas était sur le
point de reconnaître Israël ?
Les
enjeux du Hezbollah sont différents de ceux du hamas. Elus démocratiquement
le Hamas a en charge la conduite des affaires palestiniennes. Il
représente l'exécutif même si les Etats Unis l’ont placé sur
la liste des mouvements terroristes. Dans une situation figée les
deux parties devraient faire un bout de chemin pour se rencontrer.
Le Hamas était sur le point de le faire: reconnaissance de l'Etat
d'Israël, lorsque les israéliens ont jugé bon de choisir
l'option militaire. Le Hezbollah quant à lui est chiite libanais.
Il représente un gros tiers de la communauté. Il participe au
gouvernement dans une tentative d'union nationale. Lui aussi
dispose de 21 députés sur 128 et représente une partie de la
population libanaise. Dans le cadre du dialogue national libanais
on s’acheminait vers un désarmement du Hezbollah stipulé par
la résolution 1559, du conseil de sécurité des nations unis. Je
ne suis pas contre le Hamas mais en revanche je ne peux pas
accepter qu'un gouvernement palestinien issu d’élections libres
n'entérine pas les décisions de ces prédécesseurs en matière
de politique étrangère. Ceci fait parti du pouvoir international
et constitue une des bases des relations internationales. Car dans
le cas contraire on ne pourrait plus faire confiance à tel ou tel
gouvernement. C'est également dans la forme qu'on peut reprocher
au Hezbollah d'avoir mener l'opération sans en avertir ses
partenaires du gouvernement.
4)
« Certains
courants » vous perçoivent comme étant trop politiquement
marqué, on vous qualifie volontiers d’anti arabe, d’islamophobe
et de pro sioniste, que répondez vous ? en diabolisant Hamas
et Hezbollah, ne craignez vous pas de tout ramener à la religion
et ainsi de stigmatiser irrémédiablement religion musulmane et
monde arabe ?
J’espère
être politiquement marqué, je me considère citoyen laïc mais
qu'on me qualifie "d'anti arabe d'islamophobe et de pro
sioniste" montre à quel point on ne lit pas mes écrits et
on n'écoute pas ce que je dis. Je suis arabe jusqu'au bout des
ongles, depuis la fin du 13° siècle ma famille habite l'espace
arabe parle et écrit l'arabe et est pétrie de culture arabe. Je
suis moi-même né dans une génération imprégnée de
nationalisme arabe, porté par le concept nassérien d'unité
arabe. Je considère aujourd'hui que la solution de tous nos problèmes
du Maghreb au Mashrek au Golfe, à Damas ne peut se trouver en
dehors d'une mise en commun volontariste de notre devenir, bâtie
au jour le jour; quant à islamophobe c'est jeter aux orties 30
ans de ma vie professionnelle durant lesquelles j'ai écrit et
enseigné l'Islam et surtout lutté pour que l'Islam soit reconnu
par les institutions européennes et notamment françaises non pas
comme une communauté citoyenne et républicaine. C'est vrai que
je suis contre tous ceux qui s'empare de Dieu et qui s'en proclame
les porte-parole qu'ils soient juifs chrétiens ou musulmans. Oui
je suis contre les islamistes ceux qui veulent islamiser ou ré
islamiser le champ social politique et économique dans lequel
nous vivons, comme j'ai été contre ceux qui voulaient
christianiser notre vie quotidienne. Je considère la religion
comme faisant partie de la sphère privée, et sans doute encore
plus l'Islam que les autres religions révélées puisque c'est la
seule où il n'existe pas d'intermédiaire et d'intercesseurs
entre le croyant et son créateur. Alors au nom de mon identité
arabe on veut m'interdire de critiquer le Hezbollah le Hamas ou
tout autre organisation ou gouvernement ? Bien au contraire je
revendique ce droit par honnêteté intellectuelle et par devoir
d'amitié. C'est sans doute parce que nous avons ignoré notre
apport critique pendant des années que nos gouvernants se sont
crus tout permis dans tous les domaines et qu'on est arrivé sans
doute à ce processus de régression que nous connaissons. Non
seulement je ne ramène pas tout à la religion mais je voudrais
tout au plus éloigné la religion des affaires publiques. Enfin
si l'on me qualifie de pro sioniste c'est oublier que j'ai depuis
fort longtemps écrit et déclaré que le sionisme porte en lui le
germe de l'échec. Non seulement parce qu'en proclamant le concept
du peuple élu il a obligatoirement des attitudes coloniales
raciales et parfois racistes, mais également parce qu'en prêchant
le retour à Sion suite à la Shoah, qui doit-on le rappeler est
une oeuvre occidentale, il a "retiré" les juifs du
monde arabe et enfin parce qu'il a réussi à faire d'Israël un
ghetto.
5)
Vous
avancez que l’offensive israélienne sur le Liban est la résultante
de la non application de la résolution 1559 par le Liban, donc
cette omission la prédestinait obligatoirement au bain de sang et
à la ruine économique ? Par ailleurs, bien d’autres résolutions
de l’ONU (qui peuvent en partie expliquer le conflit actuel)
n’ont pas été appliquées par Israël. Est-ce que cela
signifie qu’il y a deux poids deux mesures dans la volonté de
faire appliquer les décisions de l’ONU ? Dans ce conflit
condamner l’Iran et la Syrie, n’est ce pas donner raison à
Israël et aux Etats Unis?
L’offensive israélienne n'est pas seulement la résultante de
la non application de la résolution 1559. Ce n'en est qu'une des
multiples raisons: le Liban une fois de plus subi la guerre des
autres. Il ne s'agit pas de condamner l'Iran ou la Syrie mais de
reconnaître leur rôle central. La Syrie isolée cherche à
sauvegarder à la fois son indépendance sa souveraineté et si
possible son influence. Il est normal qu'après près de trente
ans de tutelle et d'occupation syrienne au Liban, se développe un
sentiment de rejet du régime de Damas. L'Iran en revanche
construit une géopolitique perse et chiite dans le Proche-Orient.
C'est la première fois depuis le califat des fatimides. Ce n'est
pas un jugement c'est un constat et une analyse. S'il est de bonne
guerre que l'Iran bâtisse des liens privilégiés avec le
Hezbollah il est de mon droit de critiquer le Hezbollah de privilégier
ce lien parfois au détriment de l'intérêt national du Liban.
Cela dit vous avez raison de souligner les deux poids deux mesures
au Liban. Israël a rarement appliqué les résolutions des
Nations Unies et quand elle l'a fait comme cela a été le cas
pour le retrait des forces israéliennes du sud Liban en mai 2000.
Cela a été fait 22 ans après la résolution demandant ce
retrait en 1978. Reconnaître cela ne doit pas nous empêcher de
balayer devant notre porte et de critiquer les actions de nos
gouvernements avant que les autres ne le fassent. Ce n'est en
aucun cas donner raison à Israël et encore moins aux Etats Unis.
6)
Comment expliquer ou justifier que
toutes les infrastructures vitales du Liban aient été la cible
de l’armée Israélienne ? Quel était à votre avis le but
recherché ?
Je n'explique pas et justifie encore moins qu'Israël ait pu s'en
prendre à toutes les infrastructures du Liban. Si c'est vrai
qu'Israël voulait attaquer le Hezbollah je ne vois pas où le
Hezbollah pouvait se cacher sous les ponts et dans les centrales
électriques. En revanche, je crois qu'Israël n'a pas envie de
voir le Liban renouer avec la prospérité. Philosophiquement le
Liban multi confessionnel est la négation même de l'état
libanais, c'est pour cela qu'Israël cherche régulièrement à
provoquer des tentions intercommunautaires afin de replonger le
pays dans une guerre fratricide; Israël pousse la population du
Liban sud à un exode forcé vers le nord du pays pour agir sur la
démographie et créer des tensions intercommunautaires; Israël
cherche à mettre la main sur les sources d'eau du sud Liban;
dois-je rappeler que les fermes de Cheb'aa surplombent un
important réservoir estimé à 1,5 milliards de mètres cubes ?
Israël cherche par toutes ses actions à obliger le Liban à
implanter les 400 000 palestiniens des camps de réfugiés; Israël
a porté un coup dur à l'économie libanaise et à son tourisme
qui cette année devait rapporter aux caisses de l'état près de
4 milliards de dollars.
7) Dans
votre vision, le conflit israélo-palestinien serait un prétexte
pour tous les fanatiques de la région?
Non
le conflit israélo-palestinien n'est pas un prétexte pour tous
les fanatiques de la région il en est le vivier. Depuis les années
60 les dictatures s'installant dans le monde arabe ont verrouillé
les libertés publiques et individuelles. Le seul lieu où la
liberté d'expression était obligatoirement respectée était la
mosquée. Ce lieu de culte est devenu lui aussi naturellement le
vivier de ceux qui estimaient que la religion apportait toutes les
solutions à leurs problèmes quotidiens. Qu'une brèche soit
ouverte par les régimes autoritaires et ces fanatiques
connaissent automatiquement un succès normal; en revanche que la
démocratie se mette en marche que la redistribution des richesses
soit au rendez-vous que l'accès à la santé au savoir soit généralisé
et vous verrez que leur succès sera très vite relativisé. Les
Arabes, tous les Arabes ont droit à la démocratie !
8)
Quelles sont de votre point de vue les perspectives
d’avenir pour la région ? Et les conditions sine
qua none pour que soit retrouvée une certaine stabilité ?
On peut difficilement jouer au prophète dans la région.
Aujourd'hui l'hyper puissance américaine empêche toute résistance
stratégique. Il est toutefois une certitude, l'approche
exclusivement sécuritaire et militaire ne peut en aucun cas être
la solution; régler le problème libanais sans aborder tout au
moins un début de résolution du problème palestinien; ne pas
aborder les dimensions sociologiques culturelles religieuses et
aussi économiques et politiques laisserait les portes ouvertes à
d'autres conflits; mettre tout sur la table est indispensable à
un règlement globale et surtout durable de ces conflits. Mais
pour cela il faut se parler et apprendre à le faire. C'est sans
doute cela le plus difficile.
Crédits :
Source : Réalités Tunisie
* Interview
avec Antoine SFEIR sur la situation au Liban et sur la sortie de
son dernier livre
http://www.realites.com.tn/...
Article de presse : Courtesy
of Fériel Berraies Guigny pour F.b.g Communication. France
www.fbg-communication.com
email : fbgcommunication@yahoo.fr
Publié le 8 juin 2007 avec
l'aimable autorisation de Fériel Berraies Guigny
|