Tunis Tribune
Interview
exclusive de M. Ahmed Manaï
Lundi 6 février
2012
Tunis Tribune : Vous faites
partie des membres de la mission
d’observation de la Ligue arabe. Comment
se passe cette mission sur le terrain ?
Ahmed Manai : Cette
mission a été décidée par le Conseil des
ministres des affaires étrangères des
pays de la ligue, dans le cadre d’une
initiative arabe pour aider au règlement
de la crise syrienne. Un protocole
d’accord a été signé entre la Ligue et
la Syrie pour l’envoi des observateurs
dans ce pays. Ces derniers sont venus en
Syrie et à l’issue de leur travail sur
le terrain, ils ont produit un rapport
qui devrait servir aux ministres arabes
d’entamer une seconde phase dans le
règlement de la crise.
Malgré les grandes difficultés,
causées surtout par les vrais «
décideurs de la ligue » et une
campagne d’hostilité sans précédent
contre la mission, les observateurs ont
fait un très bon travail qui a été
résumé dans un rapport de synthèse d’une
grande honnêteté, présenté par le Chef
de la mission, le général Al-Dabi, au
conseil des M.A.E de la ligue. C’est
alors que ces « décideurs » se
sont rendu compte que le rapport
n’allait pas dans le sens de leur plan,
l’ont enterré et sont allés au Conseil
de sécurité. On connaît la suite. Je
renvoie vos lecteurs à ce rapport. Je
dirais plus à la fin de cette mission et
une fois libéré de mon serment.
Fait rare, la Tunisie, a pris
une mesure radicale à l’encontre d’un
autre pays arabe, en annonçant
l’expulsion imminente de l’ambassadeur
de Syrie à Tunis. Est-ce une bonne
décision et comment la jugez-vous ?
Fait rare en effet dans la diplomatie
tunisienne ! Je me souviens qu’en 1961,
lors de la bataille de Bizerte, au cours
de laquelle des centaines sinon des
milliers de tunisiens ont été massacrés
par l’armée française, la Tunisie n’a
pas rompu ses relations diplomatiques
avec la France mais s’est contentée de
rappeler son ambassadeur à Paris. Les
étudiants tunisiens en France ont été
encouragés à reprendre leurs études dans
ce pays.
L’ambassadeur syrien est en
congé maladie et se trouve en Syrie
depuis plus d’un an !
Il faut dire tout d’abord qu’il n’y a
pas d’ambassadeur syrien à Tunis, ce
dernier est en congé de maladie depuis
plus d’un an, mais simplement un
vice-chargé d’affaires. N’empêche que
nous sommes en face d’un acte
symbolique, bête et gratuit.
En 1980, lors de l’affaire de Gafsa,
dans laquelle l’Algérie était aussi
impliquée que la Libye, la Tunisie n’a
pris aucune mesure de rétorsion contre
l’Algérie. Bien plus, son nom n’a
presque jamais été cité par les médias
officiels tunisiens. L’explication de
ces deux positions est bien simple :
aucun pays, si puissant soit-il, et
encore moins dans le cas de la Tunisie,
ne peut se permettre d’être entouré par
des ennemis. L’objectif de toute
diplomatie digne de ce nom est d’avoir
le maximum d’amis et le minimum
d’ennemis. Je renvoie vos lecteurs à la
thèse de l’ami et universitaire
Allemand, Werner Ruff, ayant pour titre
« La politique étrangère d’un pays
faible : l’exemple de la Tunisie »
soutenue à la fin des années Soixante.
Nos diplomates pourront y trouver ce qui
manque à nos gouvernants actuels.
Alors qu’est ce que j’en pense ?
C’est une décision irréfléchie, prise
par des amateurs de la diplomatie et des
relations internationales, inconscients
du tort qu’ils font aux intérêts et à
l’image d’un pays qui s’est longtemps
distingué par sa diplomatie sage et
équilibrée, ou alors, une décision
dictée par plus forts qu’eux !
Curieusement aucune des puissances
qui s’apprêtaient il y a quelques
semaines à lancer leur aviation sur la
Syrie, n’a eu recours à la rupture des
leurs relations avec la Syrie.
Sur votre compte Facebook,
vous avez déclaré hier-soir ceci : «
La décision de renvoyer l’ambassadeur de
la République Syrienne à Tunis ne vient
pas du président mais de Ghannouchi et
du Qatar ! C’est une honte… » !
Voulez-vous nous donner plus de
précisions ?
Il suffit de rappeler la déclaration
faite par M. Ghannouchi au mois de
novembre 2011, je crois, dans laquelle
il a « décidé « que la Tunisie allait
renvoyer l’ambassadeur syrien et plus
tard, « qu’il allait remettre les
ambassades du Yémen et de la Syrie aux
opposants des deux pays » ignorant
sans doute les conventions
internationales qui régissent les
relations diplomatiques.
Ghannouchi est tout et décide
de tout !
Il n’était alors que le chef d’un
parti politique ayant gagné les
élections. Heureusement que le
gouvernement de l’époque avait tempéré
son zèle. Maintenant il est tout et
décide de tout !
Pourquoi le Qatar ? Parce que ce
pays avait enjoint à tous les pays
arabes sous sa tutelle, d’accompagner la
réunion du Conseil de sécurité du 4/2
par une action concertée de rupture avec
la Syrie. Il a donné aussi des consignes
à certains médias pour chauffer un peu
plus l’ambiance. Le CNT a recommandé à
ses militants à l’étranger d’occuper les
ambassades et consulats syriens et à ses
groupes armés de se distinguer par des
actions d’éclat comme celle qu’a connu
la ville de Homs.
Cependant je ne vous cache que j’ai
des amis ambassadeurs à la ligue qui
m’ont confirmé certaines choses, entre
autres l’alignement inconditionnel de la
délégation tunisienne à la ligue arabe
sur le Qatar.
Ne pensez-vous pas que le
pouvoir actuel en Syrie doit passer la
main et que le peuple Syrien a droit à
choisir son destin et à vivre en toute
liberté comme ils le réclament ?
Tous les Syriens que je connais,
certains depuis 1981, appartiennent à
l’opposition. Ils appartiennent
maintenant, au CNT, au CNC ou des
indépendants. Depuis 1991, nous avons
mené ensemble de nombreux combats pour
la liberté, la démocratie et le respect
des droits humains, en Tunisie, en Syrie
et ailleurs. Je regrette de constater
que le long parcours militant de
certains d’entre eux n’a pas fait d’eux
les hommes politiques qu’exige la phase
actuelle du combat.
Juste avant de venir en Syrie, j’ai
fait le déplacement à Tunis pour
rencontre Burhan Ghoulioune. Je n’ai pas
pu le faire mais j’ai rencontré trois de
ses collègues et je leur ai posé cette
question simple ! Êtes-vous prêts à
négocier ? Ils m’ont répondu tous en
chœur : jamais ! Ils pensaient sans
doute qu’ils allaient faire une entrée
triomphale à Damas derrière les troupes
de l’OTAN.
C’est tout sauf de la politique,
parce qu’en politique la négociation est
le fondement de toute solution des
différents et des conflits, même armés.
Alors, bien sûr que le peuple syrien
a droit de choisir son destin et à vivre
en toute liberté comme il le réclame.
Mais c’est vrai aussi que l’alternance
doit se passer dans le calme, et pas
dans le désordre et au rythme des
attentats terroristes.
Pourtant le chef de la
mission d’observation de la Ligue arabe,
chargée de suivre l’évolution de la
situation en Syrie, a fait état jeudi
d’une « guerre » dans ce pays, où les
violences continuent d’émailler le
mouvement de contestation du régime en
place. Il aussi dit avoir vu « quelques
preuves de torture » en Syrie qui fait
face à une « guerre ».
Le rapport du chef de la mission est
exhaustif et très équilibré. Il a
synthétisé les rapports journaliers
d’une quinzaine d’équipes d’observateurs
qui ont sillonné le pays durant quatre
semaines. Mais, je ne crois pas qu’il y
ait une guerre civile mais tout
simplement des foyers de tension et de
grande violence, cinq ou six au plus,
qui ont été quelque peu délaissés par
les autorités syriennes. Depuis une
semaine, les autorités ont repris les
choses en main dans les campagnes de
Damas (le Rif de Damas) et les
opérations de maintien de l’ordre
continuent ailleurs. Juste une dernière
remarque : ceux qui croient que le
président syrien est isolé et n’a pas de
soutien populaire se font des illusions.
C’est pourquoi je le dis à tous les amis
de l’opposition syrienne : révisez vos
positions sinon vous serez complètement
marginalisés.
*Werner Ruf: Der Burgibismus und die
Außenpolitik des unabhängigen Tunesien
(Le bourguibisme et la politique
étrangère de la Tunisie indépendante).
Bertelmann Universitätsverlag Bielefeld,
1967. 280 pp.
La soutenance de la thèse a eu lieu à
l’université de Fribourg (Allemagne) en
janvier 1967
Publié le 9 février
2012
Le
dossier Syrie
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