Intervention
Corps noirs, mort et Réparations
Mireille Fanon Mendès France
Lundi 8 juin 2020
Intervention de Mireille Fanon Mendès
France lors du webinar organisé par le
IBW21 –International Black World21- et
NAARC -National Afro American Reparation
Commission-, début mai 2020
Depuis plusieurs
jours, vu le nombre de corps noirs
touchés par cette pandémie, il est temps
de se recentrer sur le processus
politique des réparations car sans ce
passage par la réhabilitation des
Africains et des Afro-descendants, par
leur reconnaissance épistémologique, le
sens de l’humanité ne changera pas. Il
restera tel qu’il est, violent, menteur,
manipulé par les dominants qui ignorent
la vie des plus pauvres et des plus
vulnérables ainsi que celle des
migrants, abandonnés aux portes de
l’Europe sous le feu de balles turques
ou grecques.
Cette pandémie
vient confirmer ce que nous dénonçons
d’année en année: les conséquences de la
mise en esclavage, de la colonisation et
du colonialisme sont visibles dans les
corps de nos frères et sœurs noirs. Et
pourtant, même si cela est admis, leur
vie n’a jamais changé. Toujours
confrontés à des emplois précaires,
qu’ils ont dû accepter au lendemain de
l’abolition et auxquels ils n’ont jamais
pu se soustraire, ils n’ont d’autre
choix que de vivre dans des zones
périphériques et sont privés, la plupart
du temps, de tous leurs droits
fondamentaux. L’État, dans une
perception coloniale de leur corps,
continue de ne pas les voir et de les
ignorer.
La manière dont les
États occidentaux ont géré cette
pandémie et le silence qui a entouré la
mort d’un grand nombre de damnés
-Afro-descendants, Africains, Arabes,
indigènes, Autochtones- montrent que la
colonialité du pouvoir ne sait
considérer ces personnes que comme des
Non- Êtres.
Bien sûr, il y aura
toujours des experts affirmant que si
les Noirs sont plus touchés par le
coronavirus, c’est qu’ils vivent dans
des conditions socio-économiques non
soutenables. Ce n’est pas faux, mais ils
veilleront à ne pas proposer une analyse
dynamique précisant que le statut de
Non-Êtres qui leur est attribué remonte
au moment où la science et l’église ont
décidé qu’ils n’avaient pas d’âme, ce
qui de facto les a dépouillés de
toute humanité, ce qui les a condamnés à
une vie de misère et d’invisibilité. Peu
importe l’abolition, les textes
moralisateurs, les analyses dénonçant le
racisme, peu importe les résolutions,
les conférences internationales contre
le racisme. Rien ne fonctionne. Dans
l’inconscient collectif mondial est
profondément enkystée la certitude que
le Noir vaut moins que le Blanc qui se
considère être le seul porte-étendard de
la modernité euro-centrée. Les Noirs
n’ont plus qu’à accepter cette
subjugation.
Si nous savons
comment les mis en esclavage ont été
traités, hors de tous droits, les
traitements inhumains dont ils ont été
victimes ne traversant pas les clôtures
de la plantation, alors on voit, dans le
traitement d’exclusion qui frappe ceux
confrontés à la violence d’un État qui
ignore leurs droits, la continuité de
l’idéologie de la suprématie blanche qui
préfère que la précarité des damnés ne
traversent que très rarement les
frontières des quartiers périphériques.
Cette crise
sanitaire les a encore affaiblis
puisqu’elle a conduit à une crise de
production; ils se sont retrouvés sans
travail, décision prise par des Etats
qui les ont mis au chômage ou mieux par
des Etats qui ont décidé d’une grève
générale à un niveau presque mondial, ce
qui ne s’était jamais vu; ces mêmes
États combattant farouchement cette
forme de résistance -arme principale du
travailleur, du précaire et du migrant.
Nous avons
également vu comment le corps noir est
appréhendé lorsqu’un médecin français,
même s’il prétend avoir été mal compris,
a proposé que les vaccins soient testés
en Afrique pour le bien de l’humanité.
Des corps déshumanisés, désacralisés ;
avec cette proposition scandaleuse, ils
seraient devenus des cobayes. C’est en
effet le même paradigme de domination,
les corps noirs ne comptent que s’ils
profitent à la domination blanche. On
peut même dire que le Noir est dépossédé
de son corps.
Ils meurent en
nombre vertigineux dans les favelas
brésiliennes, dans certaines villes
nord-américaines, dans les villes
périphériques européennes, que ce soit
pendant la pandémie ou en temps normal.
Toute période est dangereuse pour
l’homme noir.
Qui s’en préoccupe?
Qui fait entendre sa voix? Personne du
côté de la communauté internationale
alors que nous sommes au milieu de la
Décennie Internationale pour les
Personnes d’Ascendance Africaine.
Personne du côté des États où ils
meurent seuls, souvent jetés dans une
fosse commune comme l’étaient leurs
ancêtres. Seules quelques organisations
tentent de briser ce mur de silence, une
nouvelle frontière installée entre les
communautés.
Un jogger est tué
par deux Blancs à Brunswick, il faudra
plus de 3 semaines pour l’arrestation
des deux meurtriers. Imaginez la
réaction de la police si un jogger blanc
avait été tué par deux Noirs.
Les corps noirs ne
comptent pas, arrêtez de croire le
contraire. Cette croyance vient du temps
long qui nous sépare de la traite
négrière transatlantique, de la mise en
esclavage, de la colonisation et du
colonialisme. Il est de notre
responsabilité de ne pas enterrer cette
réalité, de la laisser émerger dans
l’esprit de chacun, y compris de ceux
qui se trompent en pensant qu’ils sont
sauvés pour avoir franchi la première ou
la seconde couche du plafond de verre;
tant qu’elle n’a pas complètement éclaté
pour tous, alors notre lutte politique
contre le racisme structurel inhérent au
système capitaliste blanc, libéral et
dominateur ne peut se satisfaire de
demi-victoire.
Demain, il y aura
d’autres Trayvon, d’autres Mohamed,
d’autres jeunes Afro-Brésiliens (plus de
1900 en 2019), et encore beaucoup
d’autres tués à cause de la violence
policière, d’autres jeunes handicapés à
vie ou incarcérés; d’autres voix
s’élèveront contre ces crimes et qui,
après avoir été louées, deviendront
inaudibles alors que le silence étouffe
la vie de nos frères et sœurs, seuls
face à ce racisme structurel et
systémique qui les écrase et les
emporte.
Peut-être plus
encore maintenant, il est urgent de se
recentrer sur le processus politique des
réparations dans une perspective
décoloniale. Il y a urgence face à la
façon individualiste -voire proprement
libérale- dont les États se sont
comportés, y compris entre États d’un
même continent.
Ce mouvement pour
des réparations décoloniales doit
conduire à l’introduction d’une rupture
portée par tous les Africains et les
Afro-descendants afin de forcer le monde
blanc occidental à reconsidérer les
normes imposées au détriment d’un droit
à une humaine humanité où les humains
comptent plus que les profits
capitalistes et le pillage systématique
des ressources naturelles et des
cerveaux.
Nous n’avons
d’autre choix que de travailler à la
construction d’une internationale
décoloniale dont les réparations doivent
être la pierre angulaire. Ne nous
laissons pas embourber dans des postures
morales visant à une résilience
artificielle. Reprenons le contrôle de
nos gouvernements qui, après nous avoir
forcés à vivre dans un état d’urgence au
prétexte de lutter contre le terrorisme,
sont tentés d’en ajouter un autre pour
des raisons sanitaires. Ne laissons pas
l’état d’urgence devenir notre horizon;
dans ce contexte, le processus
décolonial des réparations a un rôle
important à jouer car il s’agit avant
tout de l’ «anagnorisis »
(reconnaissance) de l’identité humaine
et de la dignité des corps noirs que ce
soit en Afrique ou dans la diaspora.
Mireille Fanon
Mendès-France, présidente de la
Fondation Frantz Fanon
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