Intervention de
Jean Bricmont à l'UNESCO - Juin 2012
Jean
Bricmont
Samedi 16 juin
2012
Cette intervention
de Jean Bricmont à l’UNESCO, le 14 juin
2012, a eu lieu dans le cadre de la
table ronde organisée par le Groupe des
77 et la Chine sur le thème « Quel avenir et quels
défis pour l’Unesco ? »
14 juin 2012 -
UNESCO-Paris
L’acte constitutif
de l’UNESCO parle de deux concepts,
« le maintien de la paix
et de la sécurité... en resserrant la
collaboration entre nations » et le
« respect universel des
droits de l’homme », concepts que
certains opposent depuis quelque
dizaines d’années en Occident en
invoquant le « droit
d’ingérence humanitaire »,
unilatéral et militaire, ou la
« responsabilité de
protéger ». Ils s’opposent, au nom
des droits de l’homme, au maintien de la
paix et à la collaboration entre
nations.
Leur cible
principale est la notion d’égale
souveraineté entre les États, sur
laquelle est fondé le droit
international contemporain. Les
partisans de l’ingérence humanitaire,
dont l’un des plus célèbres prétend être
à la fois cinéaste, guerrier en chambre
et philosophe, stigmatisent ce droit en
l’accusant d’autoriser les dictateurs
« à tuer leur propre
peuple » comme bon leur semble.
Une des principales
justifications du principe d’égale
souveraineté est qu’il fournit une
certaine protection aux faibles contre
les forts. On ne peut pas contraindre
les États-Unis à modifier leur politique
énergétique ou leur politique monétaire
quelles qu’en soient les conséquences
sur des pays tiers. Dans la notion
d’égale souveraineté, le mot
« égale » est aussi
important que «
souveraineté ». Un monde où la
souveraineté est bafouée est
nécessairement un monde dont l’inégalité
est à la mesure des rapports de forces
entre les États.
Or, le but
fondateur des Nations unies était de
préserver l’humanité du
« fléau de la guerre ». Cela passait
par un strict respect de la souveraineté
nationale, de façon à éviter que des
grandes puissances n’interviennent
militairement dans les affaires
intérieures des pays plus faibles, sous
un prétexte ou un autre, comme l’avait
fait l’Allemagne, en invoquant la
défense des « minorités
opprimées » en Tchécoslovaquie et en
Pologne, entraînant le reste du monde
dans la guerre.
La décolonisation
vint renforcer l’importance de ce
concept d’égale souveraineté. La
dernière chose que souhaitaient les pays
qui s’étaient affranchis du joug
colonial après la Deuxième Guerre
mondiale était de subir à nouveau
l’ingérence des anciens maîtres dans
leurs affaires intérieures. Cette
crainte explique le rejet universel du
« droit »
d’intervention humanitaire par les pays
du Sud.
Réuni à Kuala
Lumpur, en Malaisie, en février 2003, le
mouvement des non-alignés déclarait, peu
de temps avant l’attaque américaine
contre l’Irak : « Les
chefs d’États ou de gouvernements
réaffirment l’engagement du mouvement
des non-alignés pour renforcer la
coopération internationale afin de
résoudre les problèmes internationaux
ayant un caractère humanitaire en
respectant pleinement la Charte des
Nations Unies, et, à cet égard, ils
réitèrent le rejet par le mouvement des
non alignés du soi-disant droit
d’intervention humanitaire qui n’a
aucune base dans la Charte des Nations
unies ou dans le droit international ».
[1]
Le principal échec
des Nations unies n’est pas de ne pas
avoir pu empêcher « les
dictateurs de tuer leur propre peuple »,
mais bien de n’avoir pas pu préserver
l’humanité du « fléau de
la guerre », en empêchant la
violation répétée par des États
puissants du droit international : les
États-Unis en Indochine et en Irak,
l’Afrique du Sud en Angola et au
Mozambique, Israël chez ses voisins du
Proche-Orient et dans les territoires
occupés, sans parler de tous les coups
d’État organisés par l’étranger, des
menaces, des embargos, des sanctions
unilatérales, des élections achetées,
etc. Des millions de gens sont morts,
victimes de ces violations répétées du
droit international et du principe de la
souveraineté nationale.
Nous ne devrions
jamais oublier ces morts, mais les
partisans de l’ingérence les oublient
toujours.
Les ingérences
états-uniennes dans les affaires
intérieures d’autres États prennent des
formes multiples, mais elle sont
constantes et ont souvent des
conséquences désastreuses : pensons
simplement à l’espoir tué dans l’œuf
pour les peuples qui auraient pu
bénéficier des politiques sociales
progressistes initiées par des
dirigeants tels que Jacobo Arbenz Guzmán
au Guatemala, João Goulart au Brésil,
Salvador Allende au Chili, Patrice
Lumumba au Congo, Mohammad Mossadegh en
Iran, les Sandinistes au Nicaragua,
etc., qui, tous ont été victimes de
coups d’État ou d’assassinats soutenus
par les États-Unis. [2]
Mais les effets
désastreux de la politique d’ingérence
ne se limitent pas à cela : chaque
action agressive des États-Unis provoque
une réaction. Le déploiement d’un
bouclier antimissile produit plus de
missiles, pas moins. Le bombardement de
civils, délibéré ou dû à des
« dommages collatéraux »
produit plus de résistance armée, pas
moins. Les tentatives de renversement ou
de subversion de gouvernements étrangers
produisent plus de répression, pas
moins. Encercler un pays par des bases
militaires entraîne plus de dépenses
militaires de la part de ce pays, pas
moins. Et la possession d’un armement
nucléaire par Israël encourage les
autres pays du Moyen-Orient à se doter
de telles armes.
Les partisans de
l’ingérence humanitaire n’expliquent
d’ailleurs jamais par quoi ils
souhaitent remplacer le droit
international classique : on peut ériger
l’égale souveraineté en principe, mais
comment formuler un principe d’ingérence
humanitaire ?
Quand l’OTAN a
exercé son droit d’ingérence
autoproclamé pour intervenir au Kosovo,
les médias occidentaux ont applaudi.
Mais quand la Russie a exercé ce qu’elle
considérait être son droit de protéger
les populations en Ossétie du Sud, les
mêmes médias occidentaux l’ont
universellement condamnée.
On se trouve face à
un dilemme : soit tout pays qui en a les
moyens se voit reconnaître le droit
d’intervenir partout où un argument
humanitaire peut être invoqué pour
justifier cette intervention, et c’est
la guerre de tous contre tous ; soit une
telle action est réservée à certains
États qui en ont la capacité et s’en
arrogent le droit, et on en arrive à une
dictature de fait dans les affaires
internationales.
À cela, les
partisans de l’ingérence répondent en
général que de telles interventions
militaires ne doivent pas être le fait
d’un seul État, mais de la
« communauté
internationale ». Malheureusement,
il n’existe pas véritablement de «
communauté internationale ». Ce concept
sert aux États-Unis pour désigner toute
coalition momentanée dont ils prennent
la tête. L’abus unilatéral par l’OTAN
des résolutions de l’ONU concernant la
Libye a rendu impossible la construction
d’une véritable communauté
internationale qui pourrait, en
principe, mettre en œuvre une
responsabilité de protéger impartiale et
valable pour tous, y compris, par
exemple, pour les Palestiniens.
L’aventure libyenne
récente a également illustré une réalité
que les défenseurs de l’ingérence
passent sous silence : vu que des
guerres coûteuses en vie humaines sont
politiquement difficiles à faire
accepter par les populations
occidentales, toute intervention
« à zéro mort » (de
leur côté) ne peut se réaliser que grâce
à des bombardements massifs qui
nécessitent un appareil militaire
sophistiqué. Ceux qui défendent de
telles interventions soutiennent aussi
nécessairement, même si c’est souvent
inconsciemment, les colossaux budgets
militaires américains.
Il est donc
paradoxal que ce soient souvent les
sociaux-démocrates et les Verts
européens qui réclament le plus des
« interventions
humanitaires », alors qu’ils
seraient les premiers à protester si
l’on imposait en Europe les réductions
drastiques des dépenses sociales qui
seraient nécessaires pour mettre en
place un appareil militaire comparable à
celui des États-Unis.
Il est vrai que le
XXIe siècle a besoin d’une nouvelle
forme d’Organisation des nations Unies.
Mais non pas d’une ONU qui légitimerait
l’interventionnisme par des arguments
nouveaux, comme la «
responsabilité de protéger », mais
d’une Organisation qui apporterait un
soutien au moins moral à ceux qui
cherchent à bâtir un monde non dominé
par une unique puissance militaire.
Une alternative aux
politiques d’ingérence devrait mobiliser
l’opinion publique pour imposer un
strict respect du droit international de
la part des puissances occidentales, la
mise en œuvre des résolutions de l’ONU
concernant Israël, le démantèlement de
l’empire des bases états-uniennes, la
fin de l’OTAN et la fin de toutes les
usages ou menaces d’usages unilatéraux
de la force, ainsi que des opérations de
promotion de la démocratie, des
révolutions colorées et de
l’exploitation politique du problème des
minorités.
Puisque les guerres
« naissent dans l’esprit
des hommes », l’UNESCO devrait
considérer comme une de ses tâches
prioritaires «
d’éducation populaire » l’éducation
à la paix. Celle-ci requiert avant tout
le développement d’un esprit critique
face à la propagande de guerre :
Timisoara, les couveuses au Koweit lors
de la première guerre du Golfe, les
armes de destructions massives lors de
la seconde, le massacre de Racak et les
« négociations » de
Rambouillet menant à la guerre du Kosovo
[3],
et quantités d’autres événements sont
présentés par les médias occidentaux de
façon unilatérale, afin de conditionner
la population à accepter la guerre comme
inévitable contre le «
mal absolu » ou le «
nouvel Hitler ». Il est sans doute
trop tôt pour se prononcer avec
certitude sur les événements récents et
tragiques en Syrie, mais on peut
remarquer que, pour la presse
occidentale, il n’est jamais trop tôt
pour condamner un camp et un seul. Tout
ceux qui, en Occident, tentent
d’apporter des nuances ou d’émettre des
doutes sur la version officielle sont
immédiatement taxés de négationnistes,
de conspirationnistes ou d’antisémites.
Un monde de paix a besoin de sources
d’informations moins biaisées que celles
fournies par les médias occidentaux,
d’un nouvel ordre mondial de
l’information à la création duquel
l’UNESCO devrait travailler, en
s’appuyant sur le Groupe des 77 et la
Chine.
On objectera qu’une
politique de respect de la souveraineté
nationale permettrait à des dictateurs
de « tuer leur propre peuple », ce qui
est vrai. Mais une politique réellement
alternative à la politique d’ingérence,
une politique de paix, aurait aussi
d’autres effets. Si on arrêtait la
politique d’ingérence, les diverses
oppositions dans les pays visés par
cette politique cesseraient d’être
perçues et réprimées comme autant de
cinquièmes colonnes de l’étranger. Un
climat de confiance et de coopération
internationale pourrait s’instaurer,
climat indispensable à la gestion des
problèmes globaux, écologiques entre
autres. Et un désarmement progressif
permettrait de libérer d’immenses
ressources financières, mais aussi
scientifiques, pour le développement.
L’idéologie de
l’ingérence humanitaire fait partie de
la longue histoire des prédations
occidentales à l’égard du reste du
monde. Lorsque les colonialistes sont
arrivés sur les rives des Amériques, de
l’Afrique et de l’Asie, ils furent
choqués par ce que nous appellerions
aujourd’hui des «
violations des droits de l’homme »
et qu’ils nommaient à l’époque des
« mœurs barbares » :
les sacrifices humains, le cannibalisme,
les pieds bandés des femmes… De façon
répétée, l’indignation face a ces
pratiques, sincère ou feinte, a été
utilisée pour justifier les crimes
occidentaux : le commerce des esclaves,
l’extermination des peuples indigènes et
le vol systématique des terres et des
ressources. Cette indignation vertueuse
se perpétue jusqu’à ce jour. Elle est à
la racine du droit d’intervention
humanitaire et de la responsabilité de
protéger, eux-mêmes accompagnés d’une
grande complaisance envers les régimes
oppressifs considérés comme amis, de la
militarisation indéfinie et de
l’exploitation massive du travail et des
ressources du reste du monde. Après
plusieurs siècles d’hypocrisie, il
faudrait peut-être que les Occidentaux
pensent à remplacer l’ingérence par la
coopération.
Loin d’être
utopique, une politique de non-ingérence
s’inscrit en fait dans le sens de
l’histoire : au début du siècle passé,
la majeure partie du monde était sous
contrôle européen. La plus grande
transformation sociale et politique du
XXe siècle fut la décolonisation et
cette transformation se poursuit
aujourd’hui à travers la montée en
puissance des pays émergents. Le
problème qui se pose à l’Occident n’est
pas d’essayer de contrôler à nouveau le
monde à travers l’ingérence humanitaire,
mais de s’adapter à son propre déclin
inévitable, adaptation qui risque fort
de n’être ni facile ni agréable.
Ceux qui promeuvent
le droit d’ingérence le présentent comme
le début d’une nouvelle ère, alors qu’il
s’agit en réalité de la fin d’une
histoire ancienne. D’un point de vue
interventionniste, cette doctrine opère
un retrait par rapport aux droits
invoqués par le colonialisme classique.
De plus, des millions de gens, y compris
aux États-Unis, rejettent de plus en
plus la guerre comme moyen de résoudre
les problèmes internationaux et
adhèrent, de fait, à la position des
pays non alignés, visant à
« renforcer la
coopération internationale afin de
résoudre les problèmes internationaux
ayant un caractère humanitaire, en
respectant pleinement la Charte des
Nations unies » . Ils sont souvent
dénoncés dans leurs propres médias comme
« anti-occidentaux ».
Mais ce sont eux qui, en s’ouvrant aux
aspirations de la majeure partie du
genre humain, perpétuent ce qu’il y a de
valable dans la tradition humaniste
occidentale. Ils visent à créer un monde
réellement démocratique, un monde où le
soleil se sera définitivement couché sur
l’empire américain, comme il l’a fait
sur les vieux empires européens.
Jean Bricmont
(juin 2012)
Enregistrement de
l’intervention de Jean Bricmont à
l’UNESCO le 14 juin 2012 effectué par
Raphaël Berland et Jonathan Moadab
(
Suite à un incident technique, il a
fallu utiliser la prise de son de la
caméra.)
Jean
Bricmont est
Docteur en Sciences et a travaillé comme
chercheur à l’Université Rutgers puis a
enseigné à l’Université de Princeton,
situées toutes deux dans l’Etat du New
Jersey (États-Unis). Il enseigne
aujourd’hui la physique théorique en
Belgique et est l’auteur de «
Impérialisme humanitaire : Droits de
l’homme, droit d’ingérence, droit du
plus fort ? »
Source : Jean
Bricmont
[1]
Final document of
the Thirteenth Conference of Heads of
State and of Governments of the Movement
of Non-aligned Countries, Kuala Lumpur,
February 24-25, 2003.
Voir
http://www.nam.gov.za/media/030227e.htm
[2]
Voir William Blum,
Les guerres scélérates,
Parangon, Lyon, 2004, pour une histoire
détaillée des ingérences états-uniennes.
[3]
L’annexe B des accords proposés aux
Serbes comme à prendre ou à laisser
prévoyait entre autres : article 8. Les
personnels de l’OTAN bénéficieront, tout
comme leurs véhicules, navires, avions
et équipement d’un passage libre et sans
restriction et d’un accès sans ambages
dans toute la RFY (=République fédérale
Yougoslave, c’est-à-dire la Serbie et le
Monténégro à l’époque), y compris
l’espace aérien et les eaux
territoriales associées. Ceci
comprendra, sans y être limité, le droit
de bivouaquer, manoeuvrer, de
cantonner et d’utiliser toute zone ou
installation, telles que l’exigent le
soutien, l’entraînement et les
opérations. Article 9. L’OTAN sera
exemptée des droits, taxes et autres
frais et inspections et règlements
douaniers, y compris la fourniture
d’inventaires ou de documents douaniers
routiniers, pour les personnels,
véhicules, navires, avions, équipements,
fournitures et livraisons qui entrent,
sortent ou transitent par le territoire
de la RFY en soutien à l’Opération. Voir
http://www.csotan.org/textes/doc.php
?type=documents&art_id=61
pour le texte complet.
Les avis reproduits dans les textes
contenus sur le site n'engagent que leurs auteurs.
Si un passage hors la loi à échappé à la vigilance
du webmaster merci de le lui signaler.
webmaster@palestine-solidarite.org