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Opinion
Les opinions
publiques arabes comme enjeu des relations internationales
Mohammed El Oifi

Samedi 29 janvier 2011
L’intérêt politique et scientifique manifesté
pour « le thème des opinions publiques arabes » est tout à fait
neuf. Il reflète des préoccupations diverses, fait l’objet
d’usages multiples et le plus souvent contradictoires. Tout
d’abord, ce thème exprime « l’inquiétude » générale face à
l’incapacité des gouvernements arabes à gérer leurs opinions
publiques, notamment les franges les plus radicales.
L’organisation d’élections libres et concurrentielles dans les
pays arabes, conformément à la « mission démocratisatrice » de
l’administration américaine (notamment celle de l’administration
Bush) signifie l’éviction du pouvoir ou la fragilisation des
gouvernants arabes alliés des États-Unis au profit des forces
opposées à la présence américaine au Moyen-Orient (1).
Mais, l’argument des opinions publiques est également brandi par
divers protagonistes politiques qui en font des usages souvent
contradictoires. Cependant, cette prétention récente de parler
au nom du peuple (2),
d’avoir « la rue avec soi », d’exiger ou d’accepter l’arbitrage
des urnes, montre à quel point la notion d’opinion publique est
devenue centrale dans le débat politique arabe d’aujourd’hui.
Si le recours à
l’opinion publique à travers le choix démocratique est considéré
comme une option politique susceptible d’atténuer la violence et
de réguler les systèmes politiques arabes, il est également
présenté par les contestataires comme le moyen le plus efficace
et le moins coûteux pour mettre fin
(3) à la domination des
grandes puissances sur le monde arabe.
La prise en
compte de cette « nouvelle » variable aussi bien pour la
compréhension des processus politiques
(4) dans le monde arabe que
dans la formulation des politiques étrangères
(5) à l’égard de cette
région représente (6) une piste de recherche désormais incontournable.
Elle vient combler une lacune d’autant plus regrettable que ces
opinions publiques ne représentent pas uniquement une question de politique
intérieure, leur dimension internationale est, à certains égards, plus
importante.
Mais l’opinion publique est un concept complexe
dont les usages scientifiques et politiques sont liés et qui est
difficilement mesurable et qui contredit le plus souvent les prévisions des
sondeurs les plus perspicaces (7). Ce n’est cependant pas toujours l’instrument de
mesure, et notamment les sondages, qui est en cause, mais celui qui
est censé mesurer (8). Louis Sébastien Mercier, au XVIIIe
siècle, ironisait déjà sur les premières tentatives de mesurer scientifiquement l’« esprit public »
durant la révolution de 1789. On en apprend plus, suggérait-il, sur
l’observateur que sur le sujet de son observation : « ils mettaient (les sondeurs),
pour ainsi dire, les mains sur le thermomètre en le consultant et prenaient pour
la température de l’air la chaleur plus ou moins grande de leurs mains
(9) ». Le sociologue
allemand, Jürgen Habermas, est plus sévère : il condamne
toute tentative de réduire l’opinion publique aux repères chiffrés issus
des sondages : « jamais le matériel d’un sondage (les opinions d’un
échantillonnage quelconque de la population) n’a par lui-même – et pour la
seule raison qu’il viendrait nourrir des réflexions, des décisions ou des
mesures revêtant une certaine importance politique – valeur d’opinion publique
(10) ».
La remise en cause des instruments de mesure de
l’opinion publique est doublée d’une réelle difficulté de définir un terme
polysémique aux multiples implications politiques et
idéologiques (11). En effet,
l’opinion publique diffère de l’opinion individuelle, dans la
mesure où il ne s’agit pas d’un point de vue isolé, d’une
évaluation personnelle de la réalité, mais d’une conception
partagée par plusieurs personnes ou par un groupe constitué
concernant un problème public donné. Les opinions deviennent
publiques lorsqu’elles font l’objet d’une préoccupation et d’une
discussion collective et sont mises par conséquent sur l’agenda
politique.
L’usage fréquent de la notion d’opinion
publique, loin de stabiliser son sens et d’asseoir sa
légitimité, en a fait une notion décriée, voire contestée. À cet
égard, la critique du sociologue Pierre Bourdieu a été la plus
incisive mais également la plus salutaire, il considère que « ce
qu’on appelle opinion publique n’est qu’un artefact produit par
les sondeurs, qui imposent leur problématique à des individus
isolés et atomisés, qui ne font donc pas des réponses légitimes
puisqu’ils sont interrogés dans une situation totalement
arbitraire, sur des sujets qu’ils ne connaissent généralement
pas mais auxquels ils se croyaient obligés de répondre
(12) ».
En réalité, toute société est animée par une
multiplicité d’opinions qui expriment des grandes tendances et
reflètent l’état d’un rapport de force entre différents groupes
sociaux porteurs de valeurs et d’intérêts divergents. Ainsi,
inscrite dans son contexte sociologique et historique, l’opinion
publique ne peut pas être réduite à un artefact produit par les
sondages, de même que l’absence de sondages, en tant que simple
technique de mesure des opinions publiques, ne signifie
nullement que l’opinion publique n’existe pas
(13). Cela reviendrait à
affirmer qu’un fiévreux est sain pour la seule raison que l’on
ne dispose par de thermomètre pour mesurer sa fièvre.
En effet, l’opinion publique a une histoire, des
lieux et des processus de formation, et des acteurs qui
l’animent dans le sens de la cristallisation de consensus
provisoires ou de l’approfondissement de conflits persistants.
Il convient donc d’arracher cette notion à l’abstraction qui la
rend stérile, voire inutile, et de l’inscrire dans le jeu
politique ordinaire en s’interrogeant sur les processus de
formation des opinions publiques et en analysant le jeu complexe
des groupes d’acteurs pour séduire, manipuler, gérer l’opinion
publique ou même nier la réalité de son existence quand cela
sert les stratégies de pouvoir.
Dans le monde arabe, l’articulation entre les
opinions publiques et l’espace politique pose certaines
questions spécifiques à la région, et qui sont essentiellement
liées à la nature de ces opinions, à celle des régimes ainsi
qu’à la rareté ou au manque de fiabilité des données
statistiques existantes.
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