BDS
Interdit de voyage par Israël et menacé
de pire encore
Glenn Greenwald
© Omar
Barghouti
Dimanche 22 mai 2016
Glenn Greenwald questionne Omar
Barghouti, cofondateur de BDS
Cette semaine, bien qu’il vive en Israël
depuis 22 ans sans le moindre antécédent
judiciaire, Omar Barghouti
s’est vu refuser le droit de voyager en
dehors du pays. L’un des pionniers
du mouvement BDS (boycott,
désinvestissement et sanctions) contre
Israël et
qui ne cesse de gagner en puissance,
Barghouti, qui s’exprime dans un anglais
des plus précis, a beaucoup voyagé dans
le monde entier pour défendre son point
de vue. Le refus du gouvernement
israélien de lui permettre de voyager
cherche manifestement à réprimer sa voix
et son militantisme. Le Premier ministre
Benjamin Netanyahou faisait pourtant
partie des dirigeants mondiaux qui, l’an
dernier, s’étaient déplacés à Paris pour
participer au « rassemblement pour
la liberté d’expression ».
En
tant qu’époux d’une citoyenne
palestinienne d’Israël, Barghouti est
titulaire d’un visa de résidence
permanente dans le pays mais a néanmoins
besoin d’une autorisation officielle
pour se déplacer en dehors d’Israël, un
document de voyage qui – jusqu’à la
semaine dernière – avait été renouvelé
tous les deux ans. Cette semaine,
Haaretz rapportait qu’en sus de
l’interdiction de voyager, « les
droits de résidence de Barghouti étaient
actuellement remis en question ».
L’interdiction
de voyager a été décidée après des mois
de menaces publiques dérangeantes
dirigées contre sa personne par un
gouvernement israélien devenu de plus en
plus extrémiste et qui se montre de plus
en effrayé de la populartité
internationale croissante de BDS. En
mars dernier, le ministre de l’Intérieur
Aryeh Deri menaçait de retirer ses
droits de résidence à Barghouti,
admettant explicitement qu’il allait le
faire en guise de représailles contre
ses propos et ses plaidoyers : « Il
utilise son statut de résident pour
parcourir le monde entier dans le but
d’agir contre Israël de la façon la plus
grave qui soit. (…) Il a tiré parti de
l’ouverture d’esprit d’Israël pour nous
dépeindre comme l’État le plus horrible
de la planète. »
Sarah Leah Whitson, de Human Rights
Watch, a déclaré dans The Electronic
Intifada que « le refus par
Israël de renouveler le document de
voyage de Barghouti constitue en fait
une tentative de le punir d’exercer son
droit à s’engager dans un militantisme
politique pacifique, en recourant à son
arsenal de contrôle bureaucratique des
existences des Palestiniens. » Et
d’ajouter : « Israël a utilisé ce
genre de contrôle pour interdire
arbitrairement à de nombreux
Palestiniens de voyager, ainsi que pour
empêcher les inspecteurs internationaux
des droits de l’homme, les journalistes
et les militants d’entrer en Israël et
dans les territoires palestiniens. »
Mais les menaces adressées à Barghouti
en provenance du gouvernement israélien
vont bien plus loin que son droit de
voyager. Le mois dernier, Amnesty
International a émis une mise en garde
exceptionnelle disant que le groupe
était « inquiet à propos de la
sécurité et de la liberté » de
Barghouti, citant des menaces émanant du
ministre israélien des Transports, des
Renseignements et de l’Énergie atomique,
Yisrael Katz, qui demandait à Israël de
s’engager dans des
« éliminations civiles ciblées »
de responsables BDS avec l’aide des
renseignements israéliens. Comme le
faisait remarquer
Amnesty, « le terme fait
allusion à des »assassinats ciblés » et
c’est d’ailleurs le terme communément
utilisé pour décrire la politique
israélienne de ciblage des membres des
groupes armés palestiniens ».
Comme The Intercept l’a
régulièrement rapporté au cours de
l’année écoulée, les tentatives de
criminaliser le militantisme BDS – non
seulement en Israël mais au niveau
international – sont l’une des pires
menaces contre la liberté d’expression
et le droit d’association en Occident.
La menace s’est particulièrement durcie
dans les campus des universités
américaines, où des sanctions
officielles à l’encontre des étudiants
propalestiniens sont désormais monnaie
courante. Mais, manifestement, les
menaces auxquelles Barghouti est
confronté en Israël sont bien plus
sévères encore.
Indépendamment de ses points de vue sur
BDS et sur l’occupation
israélienne, toute personne qui prétend
croire dans les conceptions
fondamentales des droits de la liberté
d’expression devrait être révoltée par
le comportement d’Israël.
J’ai discuté hier avec Barghouti
de cette dernière attaque israélienne
contre ses libertés civiles
fondamentales, de l’extrémisme croissant
en Israël et des
tendances plus larges concernant la
liberté d’expression et le militantisme
BDS. « Je prends
très mal la chose », m’a-t-il dit,
« mais je ne suis certainement pas
découragé. » Vous pouvez entendre
la discussion de 25 minutes sur
l’enregistrement
ICI ; voici en outre la
retranscription complète de l’interview.
Transcription de l’interview
GLENN GREENWALD.
Le gouvernement israélien est de
plus en plus obsédé d’imposer des
restrictions et des sanctions aux
responsables BDS. Parlez-nous de cette
nouvelle restriction de déplacement
qu’Israël vous a imposée. Comment
l’avez-vous apprise ? En quoi
consiste-t-elle ?
OMAR BARGHOUTI. Tous
les deux ans, je dois renouveler mon
document de voyage israélien et, sans
cela, je ne peux quitter le pays ou y
entrer de nouveau. Du fait que je suis
un résident permanent en Israël, je ne
puis m’en aller sur base d’aucun autre
passeport, si ce n’est ce document de
voyage israélien.
GREENWALD. Vous
avez un autre passeport ?
BARGHOUTI. Oui, j’ai
la citoyenneté jordanienne.
GREENWALD. Mais,
pour quitter Israël, vous avez besoin de
leur autorisation tous les deux ans.
BARGHOUTI. C’est
cela. Le 19 avril, le ministère de
l’Intérieur à Acre, où je réside
officiellement, nous a informés qu’il
n’allait pas renouveler mon document de
voyage, m’interdisant effectivement, de
la sorte, de voyager. Cela se passe,
comme vous l’avez fait remarquer
correctement, dans le contexte d’une
répression très accrue contre le
mouvement BDS, qui cherche la liberté,
la justice et l’égalité pour les
citoyens palestiniens. Il cherche donc à
obtenir les droits palestiniens tels
qu’ils sont repris dans les lois
internationales. Mais, du fait qu’il a
tellement gagné en efficacité ces
derniers temps, du fait que le soutien
s’est terriblement accru ces deux
dernières années, nous payons en quelque
sorte le prix du succès du mouvement.
Bien des gens se rendent compte
qu’Israël est un régime d’occupation, de
colonialisme d’implantation et
d’apartheid et entreprennent par
conséquent des actions afin de lui faire
rendre des comptes face aux lois
internationales. Israël se rend compte
que des sociétés abandonnent leurs
projets en Israël, parce que ces projets
enfreignent les lois internationales,
des fonds de pension font la même chose,
des artistes de premier plan refusent de
se produire à Tel-Aviv, de la même façon
que Sun City avait été boycottée à
l’époque de l’Afrique du Sud de
l’apartheid.
Ainsi, ils voient cet isolement
grandir, ils peuvent voir l’importance
que la chose a prise en Afrique du Sud,
si vous voulez. Et, pour cette raison,
ils ont accru leurs pressions, y compris
en espionnant les défenseurs des droits
de l’homme de BDS, qu’ils soient
palestiniens, israéliens ou
internationaux, en les surveillant, bien
sûr, ainsi qu’en agitant ces récentes
menaces d’élimination civile ciblée et
en nous interdisant de voyager, etc.
Ainsi donc, nous prenons vraiment
très mal la chose, personnellement, je
suis très troublé par ces menaces. Nous
les prenons très au sérieux,
particulièrement dans ce contexte. Nous
vivons dans un pays où le racisme et
l’incitation raciale contre les
Palestiniens indigènes se sont
terriblement accrus au sein de la
société israélienne en général. C’est
vraiment devenu habituel, actuellement,
de manifester ouvertement son racisme à
l’égard des Palestiniens. Bien des
colons et des Israéliens de la droite
pure et dure se chargent de prendre les
affaires en mains propres – complètement
soutenus par l’État – et agressent
physiquement les Palestiniens.
Et, par conséquent, dans ce contexte,
je suis très troublé, mais je ne suis
certainement pas découragé. Je
poursuivrai mon combat non violent pour
des droits palestiniens conformes aux
lois internationales et rien de ce
qu’ils feront ne pourra m’arrêter.
GREENWALD. À
propos des restrictions de voyage
proprement dites, depuis combien de
temps receviez-vous ce permis de
voyager ? Vous ont-ils donné la moindre
raison pour vous la refuser dans le cas
présent ? Et avez-vous déjà eu des
problèmes dans le passé – selon leur
point de vue – qui justifieraient ce
refus ?
BARGHOUTI. Non. En fait, je suis
résident permanent d’Israël depuis 1994,
c’est-à-dire depuis vingt-deux ans sans
interruption et sans la moindre
infraction aux lois – pas même une
infraction de roulage ! Ainsi donc, il
n’y a rien sur mon casier qu’ils
puissent utiliser contre moi.
Appeler à un boycott, jusqu’à
présent, n’est pas un délit en Israël.
C’est un acte dommageable – ils peuvent
me punir de diverses façons – mais ce
n’est pas un délit sur lequel ils
peuvent s’appuyer pour me supprimer mon
droit de résidence. Et ils le savent
très bien – ils ne s’appuient pas sur
des bases juridiques très solides. Et
ils cherchent des façons de m’intimider,
de me menacer, de me réduire au silence
par d’autres méthodes. Et cela ne semble
pas fonctionner, de sorte que, cette
fois, ils s’emploient à me supprimer mon
statut de résident permanent.
En vingt-deux ans, je n’ai jamais eu
le moindre problème pour faire
renouveler mon document de voyage. C’est
donc précisément quand le mouvement BDS
s’est réellement mis à avoir de l’impact
et une grande efficacité, avec une
croissance et un soutien
impressionnants, y compris parmi les
jeunes Américains juifs, les jeunes
Britanniques juifs, etc. – et cela
inquiète vraiment Israël –, et alors
seulement, qu’Israël a commencé à
prendre de telles mesures draconiennes,
répressives et antidémocratiques à
l’extrême contre le mouvement, qui est
un mouvement non violent, en nous
accusant de toutes sortes de choses.
GREENWALD. Donc,
en ce qui concerne votre statut en
Israël, et votre droit de voyager, si je
ne me trompe, vous vivez en Israël avec
votre épouse, qui est citoyenne
israélienne ? C’est exact ?
BARGHOUTI. Oui,
c’est exact, ma femme est une citoyenne
palestinienne d’Israël.
GREENWALD. Cela
vous confère-t-il le droit de rester ou
sont-ils en fait en mesure de révoquer
votre statut de résident permanent ?
BARGHOUTI. Quand il
s’agit de non-Juifs – comme on nous
appelle en Israël –
personne ne sait ce qui est applicable
ou pas. Comme vous le savez, il existe
en Israël plus de
cinquante lois qui sont discriminatoires
à l’égard des citoyens palestiniens de
l’État, sans parler des
Palestiniens de
Cisjordanie et de Gaza
qui, eux, sont des non-citoyens.
C’est ainsi qu’un citoyen palestinien
d’Israël ne dispose pas de toute la
série de droits dont dispose le citoyen
juif, tout simplement parce que le
Palestinien n’est pas un ressortissant
juif et que ce n’est que si vous en êtes
un – quoi que cela puisse signifier –
que vous disposez de toute la série des
droits. C’est une définition
extraterritoriale de la nationalité de
telle sorte qu’en Israël il n’y a pas de
nationalité israélienne – cela n’existe
tout simplement pas.
La Cour suprême a rejeté cette
notion, la Knesset l’a fait aussi, il
n’y a pas de nationalité israélienne. Il
existe une citoyenneté israélienne, mais
cela ne vous habilite pas à disposer de
la série complète des droits. Et ainsi
donc, oui, ma femme est une citoyenne
israélienne et j’ai mon statut de
résident permanent par ce biais mais,
quant à connaître les droits dont je
bénéficie et ceux dont je ne bénéficie
pas, cela dépend de l’humeur des
politiciens et de jusqu’où les tribunaux
sont disposés à être d’accord avec cela.
GREENWALD.
Discutons des efforts contre le
mouvement BDS dans un sens plus large,
en dehors des frontières israéliennes.
Pendant longtemps, je pense, la tactique
a été de tenter d’ignorer BDS, de le
traiter comme s’il était tellement
marginalisé, tellement inconséquent
qu’il ne valait même pas la peine d’en
discuter ou d’en tenir compte, et encore
moins d’entreprendre des actions contre
lui. Et, comme vous l’avez suggéré,
quand c’est devenu une tactique bien
plus largement acceptée, quand le monde
a vu l’horreur – je pense que l’un des
tournants de la dernière opération à
Gaza, qui a tué tant d’enfants et
d’hommes et de femmes innocents – c’est
devenu une tactique qui commence à
reproduire de multiples manières, comme
vous l’avez si bien suggéré, ce qui
s’est passé en Afrrique du Sud à travers
de nombreux campus universitaires. Les
jeunes Juifs américains qui,
aujourd’hui, sont pleinement embarqués
dans BDS en tant que tactique morale et
nécessaire…
Et le résultat a été qu’on a
commencé à voir plus de dirigeants
mondiaux et des gens comme Hillary
Clinton dénoncer BDS dans les termes les
plus virulents, l’assimilant même à
l’antisémitisme et – je pense que c’est
ce qui est le plus dérangeant – des lois
réelles sortent actuellement, pas
seulement aux États-Unis mais un peu
partout en Europe, pour criminaliser BDS
et faire en sorte qu’il soit illégal de
le promouvoir ou de s’engager dans le
militantisme en son nom.
Parlez de ce dont vous avez été
témoin en tant que personne qui a été
dans ce mouvement dès le début, parlez
des changements qui sont en cours en
termes de la façon dont la riposte à ce
mouvement se développe.
BARGHOUTI. Je pense
qu’après des années d’incapacité à faire
cesser, ou même à ralentir la croissance
de BDS et la croissance du soutien à BDS
dans le monde entier, particulièrement
en Occident, Israël recourt à l’arme la
plus puissante, si vous voulez, qui est
d’utiliser son influence au Congrès
américain et, à travers celui-ci, son
influence à Bruxelles et au sein de
l’Union européenne et ainsi de suite,
pour criminaliser BDS d’en haut, après
avoir été incapable de l’arrêter depuis
la base.
Du fait que BDS se développe au
niveau de la société civile – syndicats,
associations universitaires, groupes
estudiantins, groupes LGBT, groupes de
femmes, etc., Israël recourt à cette
tentative pour le délégitimer d’en haut.
Comme vous l’avez dit avec à-propos,
ils s’emploient à faire adopter des lois
aux États-Unis et dans les législatures
d’Etat afin de criminaliser BDS ou de
créer des « listes noires »
d’individus et d’organisations impliqués
dans BDS, ce qui nous rappelle les jours
les plus sombres du mccarthysme. Et
c’est ainsi, vraiment, qu’Israël
entretient un nouveau mccarthysme, et
rien de moins, puisqu’il demande à des
gouvernements qu’ils estime amis de
sanctionner les discours, le
militantisme et les campagnes de défense
des droits palestiniens repris dans les
lois internationales.
Ainsi, voilà un mouvement
essentiellement non violent qui est bien
ancré dans la déclaration internationale
des droits de l’homme. Il s’oppose à
toutes formes de racisme, y compris
l’antisémitisme. Et nous n’avons aucune
hésitation sur ce plan. Nous sommes très
catégoriques au sujet de notre
opposition à toutes les formes de
racisme. En raison de cela – et non en
dépit de cela – Israël est extrêmement
embarrassé. Le régime israélien
d’occupation et d’apartheid est
embarrassé quand ce mouvement inclusif
pour les droits de l’homme prend de
l’extension et plaît à un public de
masse, y compris de nombreux jeunes
Américains juifs.
Et c’est ainsi qu’Israël recourt à ce
nouveau mccarthysme. C’est en France que
la situation est la pire, avec un
gouvernement qui prétend, en fait,
qu’appeler au boycott des produits
israéliens est désormais illégal sur le
territoire français. On peut appeler à
un boycott des produits français à Paris
et ce sera OK, mais pas des produits
israéliens. Imaginez l’énorme
hypocrisie !
GREENWALD. Et
des personnes ont été arrêtées à Paris
parce qu’elles portaient des t-shirts
BDS…
BARGHOUTI.
Exactement. Ces mesures de répression en
France sont sans précédent. Nous n’avons
jamais rien vu de tel. Ces derniers
temps, Paris est vraiment devenu la
capitale de la répression
anti-palestinienne. Imaginez – la cité
prétendument des libertés est devenu la
cité des ténèbres, pour les
Palestiniens.
GREENWALD. Il y
a juste un an, il y a eu là une énorme
marche en faveur de la liberté
d’expression.
BARGHOUTI. Nous ne
considérons pas cette répression
anti-palestinienne comme un cas isolé.
Israël entretient la chose,
mais il y a déjà beaucoup de répression,
en Occident. Il y a déjà des attaques
contre les syndicats, des attaques
contre la liberté d’expression, contre
la justice sociale, contre les
mouvements en faveur de la justice
raciale, on assiste à une énorme
militarisation et sécurisation de la
société, en Occident.
Et Israël tire profit de son énorme
marché sécuritaire et militaire national
– ce sont des affaires très juteuses,
pour Israël. Il entraîne des forces de
police un peu partout aux États-Unis, de
Ferguson à Baltimore. La police de
Londres, également. Celle de Paris.
GREENWALD. L’une
des critiques venant des opposants à
BDS, quand ils entendent des choses
comme celles que vous venez de citer
pour dénoncer cette érosion des libertés
civiques en Occident, y compris en
Europe, c’est, disent-ils, quelque peu
ironique, voire hypocrite de votre part,
en tant que défenseur et promoteur des
droits palestiniens, de critiquer cette
érosion des libertés civiques en
Occident alors que, partout dans les
territoires palestiniens, il n’y a
certainement pas de droits pour les
LGBT, ou très peu, et qu’il y a bien
moins de droits aux libertés civiques
pour les femmes dans des endroits comme
Gaza et certaines parties de la
Cisjordanie. Que répondez-vous à cela ?
Est-ce quelque chose que vous abordez
dans votre militantisme pour les droits
palestiniens ?
BARGHOUTI.
Certainement. En tant que mouvement
inclusif, nous réclamons l’égalité des
droits pour tous les êtres humains,
quelle que soit leur identité. Ainsi,
nous nous opposons absolument à toute
forme de discrimination contre qui que
ce soit et reposant sur quelque attribut
identitaire. Maintenant, est-ce que nous
avons de la répression dans les
territoires occupés de la Cisjordanie et
à Gaza ? Absolument.
Les Palestiniens en Cisjordanie et à
Gaza sont sous occupation militaire
israélienne de sorte qu’ils souffrent
d’une négation de tous leurs droits,
depuis la liberté de mouvement jusqu’au
droit à la liberté d’expression, voire
au droit à la vie, dans certains cas,
comme nous l’avons vu à Gaza. Mais oui,
au-dessus de tout cela, il y a la
répression sociale, naturellement.
GREENWALD.
Imposée par des Palestiniens à d’autres
Palestiniens…
BARGHOUTI. Imposee
par l’Autorité palestinienne, par les
autorités de Gaza et, oui, c’est de la
répression des Palestiniens par des
Palestiniens. Mais l’Autorité à Ramallah
est étayée, elle est soutenue
entièrement par les gouvernements
occidentaux, par les États-Unis, par les
gouvernements européens et, dans une
certaine mesure, mais assez importante,
par Israël.
On ne peut donc pas dire que les
bailleurs de fonds européens et
américains poussent à plus de
démocratisation et de liberté
d’expression et de libertés civiques.
Ils acceptent la répression croissante
de la part des autorités palestiniennes
aussi longtemps qu’elles font le boulot,
qu’elles se chargent de certains des
fardeaux de l’occupation dans le même
temps qu’Israël continue à coloniser, à
pratiquer l’épuration ethnique et à se
livrer à des crimes de guerre.
GREENWALD. Vous
parliez un peu plus tôt de que vous
appelez maintenant ce racisme ouvert et
même des partisans d’Israël, des gens
qui s’identifient eux-mêmes en tant que
sionistes, ont tiré ces sonnettes
d’alarme à propos de la détérioration du
discours civique sur Israël, sur la
façon dont des choses naguère
inconcevables ou reléguées dans la marge
sont devenues aujourd’hui très
courantes.
Vous êtes quelqu’un qui vit en
Israël depuis 1994, soit vingt-deux ans,
maintenant. Comment décrivez-vous les
changements en termes de ce qui s’est
produit en Israël au niveau intérieur ?
Est-ce que quelque chose que vous
considérez comme une scission naturelle
avec ce qui a eu lieu ou est-ce une
évolution naturelle de quelque chose qui
était un peu plus dissimulé, que les
gens étaient peut-être un peu plus
courtois il y a une vingtaine d’années,
mais que c’est tout simplement devenu un
peu plus explicite aujourd’hui ?
BARGHOUTI. Je pense
que le racisme est inhérent à toute
société coloniale et Israël n’est pas
une exception. Dans ce régime de
colonialisme d’implantation,
d’occupation et d’apartheid, le racisme
n’a rien d’une coïncidence. C’est un
pilier du système. Voyez comment Israël
traite BDS. BDS appelle au boycott, au
désinvestissement et à des sanctions en
vue de réaliser la liberté, la justice
et l’égalité des Palestiniens et Israël
perçoit cela comme une menace majeure.
Mais la liberté, la justice et l’égalité
ne menacent que l’absence de liberté,
l’injustice et l’inégalité. Elles ne
menacent absolument personne parmi les
gens qui ne s’appuient pas sur
l’existence du racisme.
Il est certain, comme vous l’avez dit
à juste titre, qu’Israël a laissé tombé
le masque. Avec les dernières élections
de 2015, Israël a élu son gouvernement
le plus raciste de son histoire et nous
avons aujourd’hui le Parlement le plus
raciste de tous les temps. La Knesset la
plus raciste de l’histoire, comme le dit
Haaretz, le quotidien
israélien. Au point que, voici quelques
jours, le chef d’état-major adjoint de
l’armée israélienne a déclaré que le
racisme prend une ampleur qui rappelle
l’époque de 1930 en Allemagne. Ce sont
les propos du chef d’état-major adjoint
de l’armée israélienne, et non de l’un
ou l’autre quidam dans les rues de
Londres ou de Paris. C’est une
déclaration extrêmement importante
émanant d’un des principaux généraux en
Israël. Il est très inquiet de ce que
ces symptômes de racisme extrême
apparaissent partout et deviennent
omniprésents dans la société
israélienne. Et cela, c’est vraiment,
vraiment effrayant.
Par ailleurs, en laissant tomber le
masque, le régime israélien a d’une
certaine façon accéléré la croissance de
mouvements comme le nôtre. Le boycott
s’est accru considérablement – je l’ai
dit précédemment et je le répéterai –
nous pouvons attribuer une partie du
succès, une partie du crédit de la
croissance et de l’impact de BDS aux
mesures d’extrême droite du gouvernement
israélien et au fait qu’il a laissé
tomber le masque de la démocratie
éclairée, etc. C’est quelque chose
qu’ils abandonnent, avec le ministère de
l’Éducation qui instille des notions
d’un racisme extrême dans ses manuels,
ou avec le ministère de la Culture qui
réclame des serments de fidélité aux
artistes qui veulent se produire à
Tel-Aviv.
Cela atteint réellement un niveau de
racisme flagrant sans précédent. Le
racisme a toujours été présent, mais il
a toujours été très discret, très caché
sous une façade sioniste supposée
libérale qui fait miroiter aux yeux du
monde les miracles scientifiques et
culturels israéliens tout en maquillant
très bien la société coloniale et
raciste profondément enracinée d’Israël.
GREENWALD. Ma
question finale concerne deux ou trois
réserves, critiques ou objections envers
la plate-forme BDS et qui ne viennent
pas d’adversaires évidents de BDS mais
de personnes qui ont même en général
beaucoup de sympathie pour la cause
palestinienne, tout en formulant des
critiques acerbes contre Israël. Très
souvent, les personnes de ce camp diront
ceci : « Pourquoi Israël
devrait-il être boycotté spécifiquement
pour ses violations des droits de
l’homme alors que tant d’autres pays
dans le monde, y compris les États-Unis,
sont coupables de violations des droits
de l’homme semblables, si pas pires, et
qu’il n’y a aucun mouvement de boycott
contre ces pays ? »
Puis l’autre critique du même
ordre, c’est que la plate-forme BDS
elle-même – en incluant un droit au
retour des Palestiniens qui, s’il était
accepté, se solderait essentiellement
par la fin d’Israël comme État juif, ce
qu’Israël n’acceptera jamais – fait du
mouvement BDS lui-même quelque chose qui
vise à atteindre un objectif qui, en
fait, ne pourra jamais se réaliser, ce
qui rend par conséquent le mouvement
moins efficient.
Que répondez-vous à ces deux
préoccupations ou critiques ?
BARGHOUTI. C’est
amusant, lorsque des gens en marge
parlent d’efficience, alors qu’Israël
combat BDS avec tant de moyens dans le
monde entier, poussant les gouvernements
à adopter des lois destinées à le
combattre, utilisant ses services de
renseignement pour espionner des
citoyens dans le monde entier – des
militants des droits de l’homme engagés
dans BDS. Il est très étrange d’entendre
quoi que ce soit sur l’efficience du
mouvement. Je pense que cette affaire
est bien établie, désormais. Des
entreprises abandonnent des projets
israéliens, des fonds de pension font de
même, des églises importantes, des
associations académiques de premier plan
du monde entier, et particulièrement aux
États-Unis, entreprennent des actions.
GREENWALD. Mais,
quand ils le font, ils le font – du
moins dans les termes de ce que vous
exprimez – en opposition à l’occupation.
Omar
Barghouti à l’université de Gand le 27
novembre 2015
BARGHOUTI. Pas
uniquement. Quand vous considérez les
associations académiques et les
syndicats, Glenn, ils sont allés bien
plus loin que ça. Les églises, d’accord,
se sont arrêtées à la seule occupation
mais, quand vous regardez les
associations académiques – l’Association
des Études américaines, l’Association
anthropologique, les
Études féminines et d’autres
encore, elles se sont engagées dans un
boycott universitaire total d’Israël
et qui vise toutes les institutions
académiques israéliennes en raison de
leur complicité dans la planification,
l’application et le blanchiment du
régime d’oppression israélien.
GREENWALD. Ce
que je voulais dire, ce n’était pas que
leur boycott étaient dirigé uniquement
contre les Israéliens
dans les territoires occupés, mais
plutôt que leur objectif en soutenant le
boycott n’était pas d’assurer le droit
au retour pour les Palestiniens, comme
ils le décrivent, mais bien de mettre un
terme à l’occupation. Seriez-vous
d’accord avec cela ?
BARGHOUTI. En fait,
la plupart des partenaires et des
supporters de BDS
soutiennent complètement les trois
volets de notre appel BDS de 2005, qui
sont : la fin de l’occupation, la fin de
la discrimination et du régime
d’apartheid en Israël, et le droit au
retour. Nous ne sommes pas conscients
qu’il y ait des partenaires qui ne
soutiennent pas le droit au retour comme
un droit fondamental stipulé par l’ONU.
Tous les réfugiés, qu’ils soient des
réfugiés juifs de la Seconde Guerre
mondiale ou des réfugiés du Kosovo, ont
ce droit. C’est une loi internationale
et les Palestiniens ne devraient pas en
être exclus. C’est très raciste de dire
que le retour des réfugiés palestiniens
mettrait un terme à l’apartheid et que
ce serait mauvais. Pourquoi ? Qu’y
a-t-il de si mauvais dans le fait que
des réfugiés peuvent avoir le droit de
rentrer chez eux ? Si cela dérange un
système d’apartheid qui s’appuie sur le
racisme et sur l’exclusion et qui ne
veut pas voir des gens obtenir leurs
droits, quel est l’argument, là-dedans ?
GREENWALD. Pour
être clair, simplement, l’argument que
je décris ici – et, de toute façon, ce
n’est pas mon argument, je ne le défends
pas, je me contente simplement de le
formuler –, c’est l’objection qui vient,
non pas de gens de droite qui critiquent
BDS, mais de nombreux alliés et
personnes qui sont des partisans de
longue date des droits palestiniens,
comme Norman Finkelstein et Noam
Chomsky.
L’argument n’est pas que le droit
au retour n’est pas justifiable,
moralement ou éthiquement, en fait
j’estime que tous deux (Finkelstein et
Chomsky) – et à peu près tout le monde
serait d’accord – diraient que, dans un
monde idéal, les Palestiniens auraient
droit au retour. Leur argument est
tactique et pragmatique : si vous
accordez le droit au retour aux
Palestiniens, cela signifierait
essentiellement la fin d’Israël en tant
qu’État juif, ce qui, à son tour,
signifierait qu’Israël ne sera jamais
d’accord avec cela. Et, de la sorte,
vous avez donc créé un but inaccessible,
qui ne pourra jamais se réaliser et qui
n’est pas réaliste et qui, partant,
n’est donc pas destiné à aider les
Palestiniens, mais à être en fin de
compte un objectif inévitablement voué à
l’échec.
BARGHOUTI. Eh bien,
en fait, c’est une objection très
dogmatique. Dire que cela ne se produira
jamais, c’est ignorer l’histoire, c’est
ignorer que d’importants empires se sont
écroulés à notre époque, bien qu’on les
ait crus invincibles quelques années
encore avant qu’ils ne s’écroulent. Qui
aurait pensé qu’un pays aussi puissant
que l’Union soviétique allait
s’effondrer ? Qui aurait pensé dans les
années 1980 que l’apartheid en Afrique
du Sud allait s’écrouler ? Qui aurait
pensé que Timor-Est allait acquérir son
autonomie alors que, vingt ans plus tôt,
personne ne savait même où se trouvait
Timor-Est ?
Il est donc très dogmatique pour des
gens de dire que ce n’est que lorsqu’il
s’agit de protéger l’apartheid israélien
qu’on ne peut le remettre en question –
si vous osez le faire, Israël va faire
s’écrouler la toiture sur tout le monde.
Israël dépend terriblement du soutien
public venu de l’extérieur, de la
complicité des gouvernements
occidentaux. Si celle-ci s’érode, à
mesure que BDS prend de l’ampleur et que
le soutien du public à BDS s’accroît, et
qu’Israël se retrouve isolé dans la
sphère académique, économique,
culturelle et militaire, finalement, il
va devoir se plier aux lois
internationales et nous verrons des
dissensions grandir en Israël comme dans
tout autre État colonial.
Nous ne verrons pas de dissensions
aussi longtemps que le prix ne sera pas
assez élevé. Quand il le sera, nous les
verrons s’accroître et de plus en plus
d’Israéliens juifs rejoindront les rangs
de BDS de sorte que nous pourrons
modeler ensemble, de façon éthique, un
avenir s’appuyant sur la justice, la
liberté et l’égalité.
Revenons-en au premier point qui
était « pourquoi cibler Israël et
pas les États-Unis ». L’archevêque
Desmond Tutu avait un argument très
similaire à propos de ce problème quand
on le soulevait concernant l’Afrique du
Sud. Il disait que l’Afrique de
l’apartheid n’était certainement pas le
pire système d’oppression dans le monde,
mais qu’on ne pouvait pas demander aux
Sud-Africains – à la majorité noire –
pourquoi ils combattaient l’apartheid.
Si vous avez la grippe, vous ne luttez
pas contre une autre maladie, vous
luttez contre la maladie dont vous
souffrez.
Les Palestiniens subissent le régime
d’oppression d’Israël et, par
conséquent, bien sûr, il nous faut
combattre cet oppresseur immédiat.
Maintenant, le fait qu’Israël est
totalement soutenu par les États-Unis –
sponsorisé, financé, protégé – ne
signifie pas que nous ne devrions pas
combattre notre oppresseur immédiat.
Voilà comment, vous opérez efficacement
un changement et arrachez vos droits.
Ceci n’est pas un exercice
intellectuel. Oui, on peut appeler au
boycott de tous les gouvernements qui
soutiennent l’oppression israélienne –
les États-Unis et d’autres – mais c’est
un intellectualisme qui ne débouche pas
sur l’action. Si nous suivons le modèle
de réflexion et d’action de Paulo
Freire, disant qu’il faut réfléchir,
puis agir, on n’agit pas en appelant au
boycott des États-Unis, parce que c’est
le seul empire survivant. Il est
invincible en ce moment présent, en
2016. Il serait complètement ridicule
d’appeler à boycotter les Etats-Unis.
Comme le disait Naomi Klein, cela ne
marcherait jamais. Les boycotts ne sont
pas que de simples exercices
intellectuels, ils doivent aussi
fonctionner. Nous ne faisons pas cela
pour nous amuser, ni pour en faire un
but en soi. Nous le faisons pour obtenir
notre liberté et nos droits conformément
aux lois internationales et, pour cela,
il nous faut être très stratégiques.
GREENWALD. J’ai
dit que ce serait ma dernière question
mais, en fait, j’en ai encore une – une
question très précise, spécifique, à
propos de l’information concernant le
refus de vous délivrer une autorisation
de voyage. Disposez-vous du droit
d’aller en appel ? Avez-vous un recours
légal que vous pouvez utiliser afin de
faire annuler cette décision et, si oui,
avez-vous l’intention d’aller en appel ?
Le
cofondateur du mouvement BDS Omar
Barghouti rencontre l’archevêque Desmond
Tutu au Cap,
en Afrique du Sud, en 2013. (Photo :
Yazeed
Kamaldien)
BARGHOUTI. Je ne
puis pas dire grand-chose de notre
stratégie juridique mais il est certain
que nous allons faire état de la chose
dans le monde entier. Nous comptons sur
l’action des citoyens du monde, non sur
celle des gouvernements, parce que les
gouvernements sont très complices du
régime d’oppression israélien, mais
Jewish Voice for Peace
(Voix juive pour la paix), la
Campagne américaine pour mettre un
terme à l’occupation israélienne
et d’autres groupes se sont mis
à faire campagne aux États-Unis contre
cette interdiction de voyager qui m’a
été notifiée. Et de très, très nombreux
groupes travaillent pour le droit de
BDS. Même si vous n’êtes pas d’accord
avec certaines des tactiques BDS, sur
les seules bases de la simple liberté
d’expression, vous devez soutenir notre
droit à appeler au BDS.
Aux États-Unis en particulier, il est
protégé par le Premier Amendement de la
Constitution américaine de sorte que
même le New York Times, à un
moment donné, a défendu notre droit à
plaider en faveur de BDS, alors qu’il y
est tout à fait opposé.
Je pense qu‘Israël va être confronté
à un problème et qu’il va s’aliéner le
courant traditionnellement libéral et ce
sera le coup fatal dans le soutien
permanent qu’il reçoit des États-Unis.
GREENWALD. Eh
bien, il y a des tas de gens qui aiment
se revêtir de la bannière des droits de
la liberté d’expression, y compris les
partisans d’Israël et il est à espérer
que ces personnes auront le courage de
leurs convictions et que, même se elles
ne sont pas d’accord avec vos points de
vue sur BDS et Israël et en général sur
l’occupation, elles percevront néanmoins
cela comme particulièrement inadmissible
qu’on vous refuse le droit le plus
fondamental de voyager à l’étranger tout
simplement parce que le gouvernement
israélien veut vous punir pour vos
points de vue politiques ou vous museler
dans votre engagement militant au niveau
international. Et il est à espérer que
cette interview contribuera à attirer
quelque peu l’attention sur ce que l’on
vous a fait.
J’ai beaucoup apprécié, vraiment,
que vous ayez pris le temps de me
parler.
BARGHOUTI. Merci
infiniment, Glenn.
Publié le 13 mai 2016 sur
The Intercept
Traduction : Jean-Marie Flémal
Glenn
Greenwald est l’un des trois
confondateurs et rédacteurs en chef de
The Intercept. Il est
journaliste, avocat constitutionnaliste
et auteur de quatre ouvrages sur la
politique et le droit repris dans la
liste des best-sellers du New York
Times. Son livre le plus récent,
Nulle part où se cacher
(Éditions Jean-Claude Lattès, 2014)
parle de la surveillance électronique
aux États-Unis et de ses propres
expériences de journaliste dans le monde
entier concernant le traitement des
documents Snowden. Avant de cofonder
The Intercept, ses éditoriaux
étaient publiés dans The Guardian
et Salon. Il reçu plusieurs
récompenses pour son travail de
journaliste et le reportage qu’il a
dirigé sur la NSA a valu au journal
The Guardian le prix Pulitzer 2014
pour un service public.
Le
dossier BDS
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