Entretien
La « nouvelle »
Libye
Entretien avec Luc Michel (Partie 2)
Mikhail Gamandiy-Egorov
Photo: EPA
Lundi 16 décembre 2013
Suite de la
première partie.
Entretien avec Luc Michel, grand
spécialiste de la géopolitique et
notamment de la Libye (on lui doit
notamment une « Géopolitique de la
Jamahiriya libyenne »)..
LVdlR : Autre
point. Depuis l’assassinat de
Kadhafi, un véritable racisme à
l’encontre des Africains
sub-sahariens est devenu
pratique courante dans ce pays.
On a notamment vu plusieurs
vidéos très choquantes et
barbares où l’on voit des
exécutions des Africains noirs
par les « rebelles », amis de
l’Occident. Qu’en est-il ?
Luc Michel :
Le racisme anti-noir,
contre ce qu’ils appellent les «
abid » ou les « esclaves », est
une des constantes de
l’islamisme. Qui rappelons-le,
est une idéologie réactionnaire,
un fascisme islamiste. Il s’est
développé avec le CNT et a surfé
sur un sentiment anti-africain
chez une partie de la population
libyenne, mécontente du
panafricanisme sincère de
Kadhafi et qui avait ouvert la
Jamahiriya à de nombreux
Africains. Ajoutons que les
libéraux libyens comme les
islamistes avaient déjà utilisé
le racisme anti-noir dans la
dernière décennie de la
Jamahiriya comme moyen de
déstabilisation. Le coup d’état
de Benghazi n’a fait
qu’amplifier, à hauteur de
crimes de guerre, ce racisme.
Il faut savoir que
celui-ci n’a pas seulement
frappé les ressortissants
d’autres pays africains résidant
en Libye mais aussi les Libyens
noirs. La Libye a une population
mêlée, il y a des Libyens à peau
claire, de type maghrébin, voire
sud-européen. Et il y a des
Libyens noirs de peau, venus du
Fezzan et du Sud saharien
(notamment d’origine Toubou).
Mais qui avec le développement
et la prospérité de la Libye
sous Kadhafi sont aussi allés
habiter les régions côtières.
Des fiefs islamistes – Al-Baida,
Derna, Misrata ou Zinten – sont
parties de véritables
expéditions punitives. Des
déportations, des massacres de
masse, des crimes de guerre sans
nom ont été commis. Des villes
ont même été vidées et pillées,
comme Tarawoua (ville à
population libyenne noire). Dans
le silence coupable des
spécialistes auto-proclamés des
droits de l’homme (occidental)
alimentaires. BHL en tête.
A cela s’est ajoutée
la sinistre résonance des
articles irresponsables des
médias de l’OTAN, évoquant sans
arrêt de fantomatiques «
mercenaires africains de Kadhafi
». Information provenant souvent
d’officines de désinformation
israéliennes, comme DEBKA, liées
à Tsahal ou au Mossad. Tout cela
a conduit à une chasse
permanente aux noirs. Qui a
culminé avec des massacres de
masses lors de la prise de
Tripoli en août 2011, tortures
et exécutions sommaires,
charniers et prisons secrètes à
l’appui. On estime qu’il reste
encore plus de 10.000 Africains
dans les geôles des milices.
A cela s’ajoute
aujourd’hui, comme l’a révélé le
drame de Lampedusa,
l’exploitation des Africains
noirs par les filières mafieuses
de traite d’humains vers
l’Europe, aux mains des
islamistes en Libye et au Sahel.
Des camps existent en Libye, où
viols, pillages et exécutions
sommaires sont la règle.
L’enquête sur le drame de
Lampedusa a aussi révélé que les
nouveaux « boat people »
africains ont été victimes de
tirs criminels venant de
corvettes « libyennes »,
bâtiments de guerre tombés aux
mains de gangs ou milices,
nouvelle piraterie aux portes de
l’Italie.
LVdlR : Selon vous,
au moment où il était clair que
l’OTAN ferait tout son possible
pour éliminer le leader de la
Jamahiriya vu les moyens
déployés, n’était-ce pas une
erreur stratégique de la part du
colonel Kadhafi d’être resté en
Libye, alors que plusieurs chefs
d’Etats africains et d’Amérique
latine lui avaient proposé
refuge dans leurs pays ? Un
refuge provisoire qui aurait
notamment pu servir à organiser
une résistance à moyen ou long
terme aux bandits-rebelles, amis
de BHL ?
Luc Michel :
Kadhafi a choisi selon moi
la seule solution valable. Comme
il l’a dit « vivre, combattre et
mourir au pays ». Ce sera aussi
le choix du président Assad en
Syrie. Un départ du pays aurait
conduit à un effondrement
immédiat. Comme l’a d’ailleurs
démontré le médiamensonge lancé
par le britannique Cameron sur «
la fuite de Kadhafi au Venezuela
» qui a produit un immense
flottement à Tripoli même.
LVdlR : Qu’est ce qui
n’a pas marché ? Pourquoi la
Jamahiriya est-elle tombée selon
vous ?
Luc Michel :
Tripoli a commis des
erreurs dans l’organisation de
la résistance, a dispersé ses
maigres forces et n’a su
mobiliser ni les masses
libyennes (largement
pro-Kadhafi) ni ses soutiens
extérieurs. Il fallait mobiliser
à l’intérieur et à l’extérieur
pour la guerre totale.
Par maigres forces,
j’entends les moyens financiers.
Dès février 2011, la Jamahiriya
a été prise dans un piège
financier : comptes saisis ou
bloqués, fonds souverains
libyens confisqués (ils le sont
toujours), devises fortes
indisponibles.
A l’intérieur, la
direction libyenne, réorganisée
en mars 2011, a été affaiblie
par ceux – encore les libéraux
restés avec Kadhafi – qui
voulaient négocier avec l’OTAN
ou avec les pseudos modérés du
CNT.
LVdlR : Les
partisans de Mouammar Kadhafi
sont-ils toujours présents en
Libye ? Y-a-t-il une résistance
qui s’organise via les forces en
place et ceux en exil ?
Luc Michel :
Pendant que la Libye
s’enfonce dans le chaos et la
somalisation, et que
pro-américains du gouvernement
fantoche de Tripoli installé par
l’OTAN et milices et islamistes
radicaux s’affrontent, une
troisième force agit dans
l’ombre. C’est la résistance
verte kadhafiste qui combat pour
la restauration de la
Jamahiriya. Impitoyable,
radicale, armée, elle frappe
depuis l’automne 2011 les
collabos de l’OTAN de tous
bords. Sa caractéristique est de
ne jamais revendiquer exécutions
de traîtres et frappes contre
leurs bases et locaux. Les
médias de l’OTAN n’en parlent
jamais, sur ordres sans aucun
doute !
LVdlR : En tant que
fin connaisseur de la Libye,
comment voyez-vous l’avenir à
moyen et long terme de ce pays
qui encore récemment était l’un
des plus prospères du continent
africain mais qui est en train
de devenir l’un des plus
instables et dangereux du monde
?
Luc Michel :
J’ai décrit dès août 2012
la somalisation de la Libye
post-CNT, sa longue descente
vers le chaos. Il y a la belle
histoire, le storytelling des «
spin doctors » de l’OTAN ou d’un
BHL. Et il y a la réalité d’une
Libye en plein chaos derrière
les médiamensonges et la
propagande, une nouvelle Somalie
sur la Méditerranée …
Voici maintenant les
médias de l’OTAN qui sont
contraints de dévoiler la
réalité de cette Libye somalisée.
Non seulement les affrontements
entre gangs, milices, armées
privées. Mais aussi entre tribus
et groupe ethniques ! Il faut
noter que la grille de lecture
tribale n’explique pas la
situation libyenne.
Contrairement à ce qu’avancent
ad nauseam les analystes
occidentaux. Ce n’est pas
seulement le leadership de
Kadhafi qui unissait les
composantes de la société
libyenne. Mais aussi les
institutions de la Jamahiriya et
sa Démocratie directe. Et encore
la prospérité économique, le
bien-être social, la paix
civile. La guerre d’agression de
l’OTAN a mis un terme à tout
cela. La misère, le désastre
économique, l’effondrement total
des institutions jamahiriyennes
et de l’Etat central, armée
comprise, l’insécurité et la
violence, tout cela a conduit à
la violence et à la justice
privée. La Libye aujourd’hui
c’est un Far West chaotique sans
shérif.
LVdlR : Merci de
nous avoir accordé cet
entretien. On aura certainement
l’occasion de rediscuter
ensemble des perspectives pour
la Libye qui nous promettent pas
mal de bouleversements encore…
Luc Michel :
J’en ai bien peur ! La
Libye est devenue, après la
Somalie, un laboratoire en
Afrique pour Washington.
La Somalie est un
Etat disparu qui a servi de
laboratoire à l’impérialisme
américain pour concevoir son
projet de Nouvel Ordre en
Afrique et au « Grand
Moyen-Orient ». Qui se souvient
aujourd’hui de l’Etat somalien
en développement, la puissance
régionale des années 80, et du
régime socialiste de Siyaad
Barre ?
Comme dans
l’Afghanistan socialiste, allié
à l’URSS, ou dans la Jamahiriya
socialiste de Kadhafi, Siyaad
Barre avait brisé la gangue du
destin clanique et tribal. Le
destin de la Somalie sera aussi
similaire à celui de
l’Afghanistan. Une descente aux
enfers provoquée par
l’impérialisme américain et ses
manipulations des tribus, des
ethnies, des clans et des
islamistes. Sans oublier le feu
attisé des querelles entre la
Somalie et ses voisins.
Depuis 2011, avec les
mêmes méthodes, le même scénario
et les mêmes acteurs, c’est
aussi le destin tragique de la
Libye …
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