Entretien de
Silvia Cattori
« La République des censeurs » :
Entretien avec Jean Bricmont
Silvia Cattori
Jean
Bricmont
Mercredi 5 février 2014
Dans La République des
censeurs, qui vient de paraître (*),
l’intellectuel belge, Jean Bricmont, se
livre à un vigoureux plaidoyer pour la
liberté d’expression. Il fait une
analyse extrêmement instructive des lois
qui, en France, ont limité cette liberté
au cours des 40 dernières années, des
procès auxquels ces lois ont conduit, et
de leurs effets pervers.
M. Bricmont démontre que la « loi
Pleven » de 1972 réprimant
l’incitation à la haine raciale,
ainsi que la « loi Gayssot » de 1990
punissant ceux qui contestent
l’existence d’un quelconque « crime
contre l’humanité » jugé à
Nuremberg, ont introduit le délit
d’opinion, ouvert la porte à des
appréciations arbitraires, au deux
poids deux mesures, ont confié aux
juges la charge de dire la vérité en
histoire et, en fin de compte, ont
attisé des sentiments d’injustice et
alimenté ce contre quoi elles
prétendaient lutter.
Silvia
Cattori :
Votre ouvrage « La République des
censeurs » ouvre le débat. Vos
arguments paraissent convaincants ;
et pourtant on vous a vu
dernièrement très seul à les
défendre à propos de l’affaire
Dieudonné [1].
Comment l’expliquez-vous ? Est-ce un
biais propre aux médias ? Ou
serait-ce qu’une majorité des
Français s’est aujourd’hui laissé
convaincre que la censure se
justifie pour préserver la paix
civile ?
Jean Bricmont :
Je ne sais pas ce que pense la
majorité des Français ; sans doute
a-t-elle d’autres chats à fouetter,
vu que ce genre de censure touche
certains intellectuels, ou tout au
plus les « fans » de Dieudonné, mais
pas le gros de la population.
Cependant, je doute fort que, si
l’on expliquait aux Français la
situation réelle de la censure dans
leur pays, ils l’approuveraient, vu
que la plupart d’entre eux sont
« républicains » et considèrent que
la liberté d’expression fait partie
des fondements de la République.
Mais le problème n’est pas non plus
simplement restreint aux médias. Il
y a, comme l’explique Diana Johnstone [2],
une sorte de religion de la Shoah en
France. Mais il faut être précis ;
utiliser le mot « religion » dans ce
cas ne veut pas dire nier
l’événement, mais caractériser la
façon dont on en parle. Le simple
fait qu’il existe une loi
interdisant, sous peine de sanctions
pénales, de le nier et que ce soit
le seul événement historique qui
« bénéficie » d’une telle loi est
déjà une façon de le sacraliser. Il
suffit par ailleurs de voir ce qui
se dit ou s’écrit sur une série de
sujets qui n’ont rien à voir
directement avec la Shoah, comme la
sécurité d’Israël, le nucléaire
iranien, les guerres humanitaires,
la construction européenne et
d’autres sujets encore, pour voir
que la Shoah joue un rôle central
dans l’imaginaire contemporain de
nos « élites ».
Contrairement au christianisme ou à
l’islam, cette « religion » n’a pas
grande influence sur les masses,
elle est essentiellement une
religion d’intellectuels et n’a pas
d’implications concernant la vie
personnelle des gens ; elle en a
néanmoins sur leur possibilité de
s’exprimer et, indirectement, de
penser. Il y a d’autres
« religions » dans notre culture, la
psychanalyse ou le postmodernisme,
par exemple, et tout cela fait
penser aux cultes du déclin de
l’Empire romain ; notre époque,
caractérisée par le déclin de la
domination occidentale sur le reste
du monde peut d’ailleurs être
comparée, à certains égards, à celle
du déclin de l’Empire romain.
Mais la religion de la Shoah,
contrairement à celles que je viens
de mentionner, a des conséquences
politiques sérieuses et, à mon sens,
très néfastes. Tout d’abord, la
politique occidentale par rapport à
la Palestine est sans arrêt
« contrôlée » par le rappel de la
Shoah, à laquelle les Palestiniens
n’ont évidemment pas pris part,
mais, et cela on ne le souligne
jamais, les Européens vivant
actuellement non plus (à de très
rares exceptions près). Je trouve
toujours très curieux que, dans une
culture soi-disant dominée par
l’antiracisme, on accepte
implicitement l’idée d’une
responsabilité collective, celle des
Européens pendant la guerre (en
assimilant par ailleurs occupants et
occupés), qui en plus est
transmissible aux descendants.
Mais la même chose est vraie pour
les guerres humanitaires et la
politique d’ingérence en général.
Lors de chaque guerre, on nous
présente de nouvelles « victimes
innocentes », comparées aux juifs
pendant la guerre, menacées de
génocide par un nouvel Hitler et
tous ceux qui s’opposent à ces
guerres sont immédiatement traités
de « Munichois » ; si l’on cherche à
mettre en question, ne serait-ce que
faiblement, la propagande de guerre,
on est assimilés aux
« négationnistes ». Pourtant, avec
le temps, on s’aperçoit que cette
propagande s’avère presque toujours
être mensongère, le dernier exemple
en date étant l’attaque chimique en
août 2013 près de Damas, dont une
étude scientifique démontre qu’elle
ne pouvait pas être le fait du
gouvernement syrien [3].
Mais, ne serait-ce que suggérer cela
au moment où on était sur le point
de déclencher une nouvelle guerre,
dont les conséquences étaient
imprévisibles, vu l’engagement de la
Russie dans le conflit, vous mettait
immédiatement, aux yeux du discours
dominant, dans le camp des
« négationnistes ».
Finalement, il y a la question de la
liberté d’expression. Quoiqu’on
pense de Dieudonné, de son humour et
de ses « dérapages », il est
hallucinant de voir la campagne
déclenchée contre lui par tout
l’appareil d’Etat, appuyée par
presque tous les médias, alors qu’il
n’est après tout qu’un simple
individu se produisant sur scène,
sans aucun parti ou mouvement
derrière lui : on peut
tranquillement se réjouir sur une
chaîne de radio publique en
imaginant qu’il soit publiquement
exécuté, des adolescents peuvent
être renvoyés de leur école et
accusés d’apologie de crimes contre
l’humanité pour avoir fait le geste
de la quenelle, on arrive à faire
licencier des gens ayant fait ce
geste, entre autres exemples
d’hystérie.
Une personne raisonnable ne
peut-elle pas dire, au minimum :
tout ce qui est excessif est
insignifiant ? Mais que font la
gauche, les démocrates, les gens qui
« combattent le fascisme » ? Rien ou
presque ; quand ils défendent
timidement la liberté d’expression,
ils commencent par se mettre à
l’abri en condamnant Dieudonné ou en
se plaignant que les poursuites
engagées contre Dieudonné lui font
de la publicité. Aucune attitude de
principe, du genre de celles qu’ils
prennent presque automatiquement
lorsqu’il s’agit des violations des
droits de l’homme dans des pays
ennemis de l’Occident ou lorsqu’il
s’agit d’entraves à leurs opinions
ou à celles de leurs amis.
A
partir du moment où bon nombre de
gens, qui se pensent souvent comme
étant « de gauche », ont adhéré plus
ou moins inconsciemment à la
religion de la Shoah, ils voient le
« combat » contre les mécréants, les
antisémites et négationnistes, mais
aussi, par extension, les racistes,
sexistes et homophobes, comme une
sorte de cause sacrée. Et une fois
qu’une cause acquiert un caractère
sacré plus aucune règle n’est
respectée ; c’est la guerre sainte !
En particulier, la liberté
d’expression passe à la trappe, mais
aussi l’équité dans les débats ou le
simple respect des droits de la
défense des personnes accusées
d’avoir de mauvaises pensées.
C’est ainsi qu’on en est arrivé à
une situation absurde, où la simple
défense des principes les plus
élémentaires de la démocratie
devient « suspecte » et
« extrémiste », ce qui explique le
relatif isolement médiatique auquel
vous faites allusion.
Silvia
Cattori :
Ne pensez-vous pas que le racisme et
l’antisémitisme sont des fléaux et
qu’il faut les combattre ?
Jean Bricmont :
Avant de répondre, je voudrais qu’on
précise ce qu’on appelle « racisme »
et « combattre ». On peut penser,
pour ce qui est du racisme, à des
lois discriminatoires, fondées sur
le sexe, le groupe ethnique ou la
religion. Pour autant que je sache,
ce genre de lois n’existent pas en
France, même si elles ont existé
dans le passé et existent ailleurs
dans le monde. On peut aussi penser
aux discriminations de fait dans
l’accès à l’emploi et au logement.
Je ne parle pas de cela dans le
livre parce que ces discriminations
de fait ne sont pas couvertes par la
liberté d’expression et que je ne
demanderais pas mieux que de les
supprimer (mais je n’ai rien
d’original à dire à ce sujet).
Finalement, il y a tout ce qu’on
appelle les « préjugés »,
c’est-à-dire les opinions que les
êtres humains ont à propos des
groupes auxquels ils pensent
appartenir par rapport aux autres.
La plupart des gens voient « leur »
groupe (ethnique, religieux, sexuel)
comme ayant des qualités que les
autres groupes n’ont pas.
Et, bien sûr, ces « préjugés »,
combinés aux relations de pouvoir
existant dans une société donnée,
ont des effets sur les
discriminations. A partir de ce
constat, il est tentant de penser
que la lutte contre les
discriminations passe par la
répression légale de l’expression,
verbale ou écrite, des « préjugés ».
C’est cette idée qui est à la base
de la « lutte contre la haine » par
des voies légales. Je comprends
cette tentation, mais je pense aussi
qu’il faut lui résister. Le problème
est qu’en s’attaquant à l’expression
d’idées, on rencontre au moins trois
problèmes fondamentaux :
La pensée humaine étant très
flexible, et vu qu’on ne peut pas
tout censurer, on tombe
inévitablement dans le « deux poids
deux mesures » et toutes les
personnes censurées trouveront
aisément d’autres propos aussi
scandaleux que les leurs et elles se
considèreront donc victimes
d’injustices.
On rencontre aussi le problème de la
pente glissante : pour que la
censure soit efficace, il faut non
seulement interdire les propos jugés
illégaux mais aussi ceux qui s’en
rapprochent, ou qui les citent, ou
qui les défendent indirectement etc.
Je donne de nombreux exemples de
telles dérives dans mon livre.
Finalement, et c’est sans doute le
plus important, en empêchant
d’exprimer des opinions racistes,
sexistes etc., on s’empêche de les
réfuter. Bien sûr, je ne suis pas
opposé à la « lutte » contre le
racisme si celle-ci consistait à
donner des arguments, de préférence
en débattant de façon contradictoire
avec les gens supposés être
racistes. J’insiste simplement sur
le fait que la censure empêche de le
faire et, en rendant toute
confrontation impossible, affaiblit
la pensée antiraciste.
Le soutien à la censure est
d’ailleurs souvent lié à
l’irrationalisme généralisé qui
caractérise notre culture : presque
tout le monde est convaincu que les
arguments rationnels n’ont aucun
effet (c’est en tout cas ce que
j’entends très souvent dire quand je
critique les religions) ; mais
quelle est l’alternative à la
discussion rationnelle ? Le
terrorisme intellectuel ?
L’enfermement des dissidents ?
Quoi que l’on pense d’Obama, c’est
un fait que son père était Africain
et qu’il a été élu deux fois
président des Etats-Unis. Comment
les Américains ont-il fait pour
l’élire, alors qu’ils ne
« bénéficient » pas de ces
magnifiques lois « réprimant la
haine » et qu’effectivement toutes
sortes d’horreurs peuvent être dites
librement dans ce pays ?
Finalement, je remarque que
l’antiracisme consiste souvent à
célébrer les « autres cultures »,
sur le plan artistique par exemple.
Mais lorsqu’il s’agit des
aspirations politiques des parties
non occidentales du monde qui sont
presque unanimement opposées à nos
politiques d’ingérence et de guerres
humanitaires, presque personne n’est
prêt à les écouter. Et lorsque des
Iraniens, des Cubains ou des
Irakiens souffrent d’embargos dont
les conséquences sont bien pires que
de simples discriminations, je
n’entends pas beaucoup de voix
antiracistes protester.
Silvia
Cattori :
Que diriez-vous aux personnes dont
la famille a souffert des
persécutions raciales au cours de la
guerre et qui trouvent
insupportables que l’on nie leurs
souffrances ? Le souvenir de ces
souffrances n’est-il pas plus
important que le principe abstrait
de la liberté d’expression ?
Jean Bricmont :
Tout d’abord, la loi Gayssot ne
réprime pas la négation de
souffrances passées en général, mais
d’un cas particulier, à savoir
certains crimes commis lors de la
Seconde Guerre mondiale et jugés
lors du procès de Nuremberg ; en
pratique, la plupart des poursuites
portent sur la négation de
l’existence des chambres à gaz dans
les camps allemands.
La question ici n’est pas de savoir
si l’on juge, à titre individuel,
les persécutions nazies contre les
juifs comme particulièrement
monstrueuses, mais si l’on estime
que c’est à l’Etat d’imposer à tous,
non seulement une vérité historique,
mais aussi le fait de considérer ces
persécutions comme exceptionnelles
(puisqu’elles seules « bénéficient »
de ce genre de lois).
Je ne pense pas que singulariser
ainsi un type de souffrance rend
service à ceux qui veulent en
préserver la mémoire. Eneffet, cela
provoque un ressentiment qui, en
fait, attise l’animosité contre eux,
en faisant croire que « les juifs »
sont plus puissants que les autres
communautés.
Mais ce qui est encore plus
préoccupant, c’est que, dès qu’on
interdit une certaine pensée, on
attire l’attention sur elle et on
encourage le scepticisme par rapport
à la thèse défendue par la censure.
Pour illustrer cela, il suffit de
comparer Faurisson - et ses
disciples - et Arthur Butz, qui est
américain et auteur d’un ouvrage,
« La mystification du 20è siècle »
qui nie l’existence des chambres à
gaz et dont l’édition originale en
anglais date de 1976, c’est-à-dire
avant les premiers écrits de
Faurisson.
Qui connait Butz ? Pratiquement
personne (en dehors des cercles
négationnistes) ; en effet, il n’est
pas poursuivi et, donc, est presque
totalement inconnu. Faurisson est
constamment poursuivi et est
internationalement connu. La même
chose est encore plus vraie pour
Garaudy ; philosophe ex-communiste,
il s’était converti à l’islam et a
été condamné pour négationnisme à
cause de son livre sur les « mythes
fondateurs » d’Israël [4]
Quelle meilleure publicité
pouvait-on faire à ses thèses que de
le condamner ? Et cela
particulièrement dans le monde
musulman, où l’idée que la France
est dominée par le « lobby
sioniste » est assez répandue, pour
ne pas dire plus.
Sans la loi Gayssot, le
négationnisme n’existerait que dans
des cercles très restreints et ceux
qui disent souffrir de son existence
n’en auraient jamais entendu parler.
C’est en substance, une des choses
que Chomsky a dites lors des
premières poursuites contre
Faurisson, en 1981-1983. Le seul
résultat en a été que Chomsky est
devenu impubliable pendant plus de
quinze ans en France. Ceux qui n’ont
pas voulu l’écouter à l’époque font
face, à travers les affaires
Dieudonné, au résultat de leur
dogmatisme.
Silvia
Cattori :
L’évolution que vous décrivez dans
le troisième chapitre de La
République des censeurs [5],
est-elle spécifique à la France, et
si oui, pourquoi à votre avis ? Ou
bien retrouve-t-on des phénomènes
analogues dans les autres
démocraties occidentales ?
Jean Bricmont :
Je ne peux pas répondre pour tous
les pays, que je connais moins bien
que la France ou la Belgique. Mais
déjà en Belgique, surtout du côté
néerlandophone, la situation est
très différente. Bien sûr, sur le
plan socio-économique, la situation
est similaire, et il y a les débats
habituels autour de l’immigration et
du « multiculturalisme », mais il
n’y a pas l’espèce de fanatisme
qu’on rencontre en France, lié à
l’idée qu’on « lutte » contre le mal
absolu, à savoir le fascisme. Dans
votre pays, la Suisse, pour autant
que je puisse voir, les débats sont
aussi plus apaisés qu’en France et
Dieudonné n’y est pas interdit. Je
n’ai néanmoins pas l’impression que
cela soit dû au fait que la Suisse
est dirigée par des antisémites ou
qu’elle va verser bientôt dans le
fascisme...
En fait, malgré l’idée qu’elle se
fait d’elle-même, la France n’est
pas un pays très libéral en matière
de débat d’idées et cela ne date pas
d’hier : Descartes et Voltaire ont
choisi de séjourner à l’étranger, où
ils étaient souvent plus libres
qu’en France. Beaucoup d’écrits de
Diderot furent publiés après sa
mort. Marx et Hugo sont venus en
Belgique. Rimbaud et Verlaine ont
aussi fui la France. Bref,
contrairement à ce que certains
croient peut-être, la censure en
France n’est pas une invention
sioniste.
Mais il y a un autre facteur
spécifique à la France, à savoir la
« destruction de la raison » opérée
par la pensée des années 1960. Je
veux dire par là qu’une partie de
l’intelligentsia a accepté l’idée
que la vérité n’est jamais qu’un
effet du pouvoir ou que les discours
sont « socialement construits »,
sans aucune contrainte venant du
monde extérieur. La formulation
donnée ici est plus radicale que ce
que pensaient la plupart des gens à
cette époque, mais l’idéologie des
années 1960 allait dans cette
direction. A partir du moment où des
notions comme vérité ou objectivité
sont dévalorisées, il est assez
tentant de faire reposer l’entièreté
des discours sur des « valeurs »,
coupées de toute analyse du réel, et
c’est ce qu’on entend sans cesse à
gauche : « nous » sommes les
défenseurs de « valeurs »
antiracistes, féministes, de
tolérance etc.
Mais une étude même superficielle de
l’histoire des religions montre
qu’il est plus facile et donc plus
fréquent de bomber le torse en
prétendant adhérer à certaines
valeurs que de faire les sacrifices
nécessaires pour les mettre en
application.
Ce qui est plus grave, c’est que la
mise en avant de valeurs et
l’abandon de la notion d’objectivité
a un impact catastrophique sur le
droit. En effet, celui-ci, même s’il
est fondé sur une certaine
conception du bien commun, ne doit
pas être confondu avec la morale. En
particulier, il cherche avant tout à
limiter les abus de pouvoir, dont
sont trop souvent coupables ceux qui
croient faire partie du camp du
Bien. Dans les débats auxquels j’ai
pris part sur la liberté
d’expression, j’ai été frappé par
l’absence totale de respect pour
celle-ci précisément chez ceux qui
se drapent dans leurs « valeurs »,
que « nous » sommes tous sommés de
partager. C’est oublier que l’ordre
social repose sur des règles,
relativement bien définies, et non
sur des valeurs dont la
signification précise, quand elle
existe, dépend du bon vouloir de
ceux qui s’en réclament.
Ce qui paraît a priori curieux,
c’est que ce remplacement des faits
et des règles par les valeurs est
typique de la pensée totalitaire,
alors que notre époque ne jure que
par son opposition au totalitarisme.
Mais si on pense à l’histoire des
religions et à l’hypocrisie qui les
accompagne en général, ce n’est
peut-être pas si étonnant que cela.
Silvia
Cattori :
La « loi Gayssot » a été adoptée en
1990 malgré l’opposition de
nombreuses personnalités politiques
de droite. Mais, revenue aux
affaires, la droite s’est gardée de
l’abolir. On ne voit pas s’esquisser
d’évolution à gauche. Dès lors, d’où
pourrait venir la remise en cause de
ce genre de loi ? Quelles conditions
devrait-on réunir ? Quel espoir
peut-on entretenir à ce sujet ?
Jean Bricmont :
Je n’imagine pas, grâce à un modeste
livre, changer une situation qui est
le résultat de décennies
d’endoctrinement à la « lutte » (par
la censure ou la diabolisation)
contre le fascisme, le racisme etc.
J’espère, sans trop y croire, ouvrir
le débat. Mais il me semble que dans
l’avenir proche, les associations
antiracistes vont continuer leurs
poursuites et que les conflits entre
« communautés », qui ont bien sûr
des causes multiples, vont
s’aggraver, chaque communauté
considérant que son sacré, sa
mémoire ou ses souffrances ne sont
pas suffisamment respectés ou que
les outrages qu’elle subit ne sont
pas assez réprimés.
Comme j’essaie de l’expliquer, la
mentalité dominante à gauche, qui
consiste à se voir à la fois comme
représentant du Bien sur Terre et
comme étant, par là même, autorisé à
faire taire ses adversaires, mène à
un appauvrissement considérable de
la pensée. Face à toutes les
contestations populaires qui se
développent, bonnets rouges, manifs
pour tous, jour de colère, retraits
de l’école contre la théorie du
genre, succès de Dieudonné, la
réponse de la gauche, même
« radicale », est toujours « extrême
droite, extrême droite ! ». Ils ne
pensent jamais à se remettre en
question ou à se demander si ce
n’est pas leur façon de procéder qui
provoque en partie ces réactions.
De nouveau, comparons avec la
Belgique : c’est un pays qui était
encore très catholique il y a
quelques décennies et où le mariage
homosexuel existe depuis plus
longtemps qu’en France (sans mener à
l’effondrement de la
civilisation...), où le Premier
Ministre est homosexuel et où
l’euthanasie est légale ; rien de
cela ne provoque les réactions
furieuses auxquelles on assiste en
France, où aujourd’hui l’hystérie
« de droite » répond à l’hystérie
« de gauche ».
Bien sûr, je souhaite défendre les
acquis des années 1960 en matière de
droits des femmes, des homosexuels
ou des minorités. Mais je ne crois
pas qu’on y arrivera tant qu’on
continuera à faire comme si
l’analyse rationnelle était une
sorte d’étrange passe-temps, comme
le dit ironiquement Chomsky à propos
de la vie intellectuelle française.
Mon seul espoir réside chez les
jeunes, où je perçois un changement
de mentalité et une ouverture au
débat que je n’imaginerais pas parmi
les gens de ma génération, celle de
1968, qui a complété le slogan « il
est interdit d’interdire » par
« sauf les opinions qui ne nous
plaisent pas ». Ma génération était
marquée par le souvenir de la guerre
et, d’une certaine façon, a voulu
revivre la guerre, mais dans le
fantasme plutôt que dans le réel. Il
y avait aussi, dans cette
génération, une sorte de révolte
contre la génération précédente dont
une bonne partie avait soutenu ou
avait été passive à l’époque du
fascisme (tout en oubliant que
« combattre le fascisme » après son
effondrement était considérablement
plus facile qu’entre 1940 et 1945).
Mais les jeunes d’aujourd’hui sont
nés longtemps après la fin de la
guerre, font face à une économie
ruinée et à un enseignement à la
dérive, n’ont pratiquement aucune
perspective d’avenir et n’ont pas le
goût de s’amuser à combattre des
fantômes ou de vivre dans des
fantasmes.
Propos
recueillis par Silvia Cattori
URL :
http://www.silviacattori.net/article5390.html
(*) La République des censeurs.
Editions de l’Herne, 2014.
Jean Bricmont est professeur de
physique et essayiste. Il est
notamment l’auteur d’Impérialisme
humanitaire, éditions Aden,
Bruxelles, 2005.
[1]
Voir :
Dieudonné,
Taddeï, la LICRA : le jour où la liberté
de pensée vacilla (17 janvier 2014)
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/dieudonne-taddei-la-licra-le-jour-146344
Jean
Bricmont sur Dieudonné, Caroline Fourest
et Taddéi (Vidéo) (18 JANVIER 2014)
http://www.silviacattori.net/article5308.html
Quand
Jean Bricmont parle de Dieudonné sans se
faire couper la parole
http://www.youtube.com/watch ?v=2lbpqdiTq3s
[2]
La Shoah : Religion d’Etat ? par Diana
Johnstone (28 JANVIER 2014)
http://www.silviacattori.net/article5366.html
[3]
Possible Implications of Faulty US
Technical Intelligence in the Damascus
Nerve Agent Attack of August 21, 2013
https://www.documentcloud.org/documents/1006045-possible-implications-of-bad-intelligence.html
[4]
« Les Mythes fondateurs de la politique
israélienne ». Publié en 1995 par les
éditions La Vieille Taupe, réédité en
1996 à compte d’auteur « Samizdat
Roger Garaudy » lui a valu d’être
condamné, en 1998, pour «
contestation de crimes contre
l’humanité, diffamation raciale et
provocation à la haine raciale ».
[5]
Jean Bricmont écrit page 125-126 :
« Pendant longtemps, la
censure a été « de droite », en ce sens
qu’elle était exercée par l’Église,
l’armée ou des chefs d’États plus ou
moins autoritaires. […]
Ce n’est qu’à partir des
années 1980, avec l’arrivée de la gauche
au pouvoir, la naissance de la « lutte
contre le racisme » et les procès contre
les négationnistes, que la censure a
changé de camp et est devenue « de
gauche », tout en étant acceptée, même
si c’est sans enthousiasme, par la
droite « démocratique ». À partir du
moment où ce basculement a eu lieu, la
défense de la liberté d’expression est
devenue « suspecte » de sympathies pour
l’extrême droite. » M. Bricmont
attribue ce basculement à l’abandon par
la gauche de son ambition de
transformation du capitalisme, de sa
défense de la souveraineté nationale, et
sur le plan international de sa lutte
pour la paix et contre l’impérialisme.
Pour justifier ces abandons, la gauche,
a dit-il « inventé la
gauche morale », et s’est lancée
dans un combat imaginaire en prétendant
se mettre à « lutter
contre le fascisme » plusieurs
décennies après la fin de la guerre.
Le sommaire de Silvia Cattori
Le sommaire de Jean Bricmont
Les dernières mises à jour
|