Entretien avec Mahdi Darius Nazemroaya
L'OTAN n'amène que
la destruction, la pauvreté,
l'insécurité et la misère. Elle doit
être abolie
Silvia
Cattori
Mardi 19 mars 2013
Apprécié pour la rigueur et la justesse
de ses analyses le sociologue canadien
Mahdi Darius Nazemroaya (*), 30 ans,
s’est imposé comme un des meilleurs
connaisseurs de l’OTAN. Ses
investigations, traduites en de
nombreuses langues, ont acquis une
audience internationale et son ouvrage
«
The globalisation of NATO » [«
La mondialisation de l’OTAN »] fait
aujourd’hui référence. En 400 pages
denses, fascinantes, préoccupantes, il
nous fait prendre la mesure de la menace
que l’OTAN fait peser sur la paix du
monde et l’avenir de nombreux peuples.
Il nous fait également prendre
conscience de l’urgence qu’il y aurait à
obtenir la dissolution de cette
dangereuse organisation.
Silvia Cattori
: Dans votre
remarquable ouvrage vous mettez en
lumière les stratégies mises en
place par l’OTAN pour étendre son
emprise militaire dans le monde.
J’aimerais vous demander ce qui vous
a motivé à consacrer tant d’énergie
à un sujet aussi ardu et exigeant.
Comment en êtes-vous venu à
considérer que l’analyse du rôle de
l’OTAN et des stratégies qu’elle a
mises en place était une tâche
absolument essentielle ?
Mahdi
Darius Nazemroaya : Les
graines de ce livre ont été semées
en 2007. J’avais alors rédigé un
petit manuscrit mettant en relation
les guerres en Afghanistan et en
Irak (qui avaient fait suite aux
tragiques évènements du 11 septembre
2001) avec l’expansion de l’OTAN, le
projet de bouclier antimissiles
états-unien - que je décrivais comme
s’étant finalement couvert du
manteau d’un projet de l’OTAN, - et
le concept de ce que les
néoconservateurs et leurs alliés
sionistes appellent
« destruction créative » pour
redessiner la restructuration des
pays du Moyen-Orient, et
l’encerclement aussi bien de la
Chine que de la Russie.
J’ai toujours considéré que tous les
évènements négatifs auxquels le
monde est confronté étaient les
éléments d’un ensemble ; ou de ce
que le savant et révolutionnaire
hongrois György Lukács a appelé
« totalité
fragmentée ». Les guerres en «
série », l’accroissement des lois de
sécurité, la guerre contre le
terrorisme, les réformes économiques
néolibérales, les « révolutions
colorées » dans l’espace
post-soviétique, la diabolisation de
différentes sociétés par les médias,
l’élargissement de l’OTAN et de
l’Union Européenne, et les fausses
accusations au sujet d’un programme
d’armement nucléaire iranien font
partie d’un tout. Un de mes articles
publié en 2007 [1],
posait également les principales
bases de cette feuille de route et
reliait tous les éléments de la
guerre perpétuelle à laquelle nous
assistons.
J’ai écrit ce livre parce que je
pensais que c’était un sujet très
important. J’ai lu la plupart des
textes de l’abondante littérature
concernant l’OTAN et aucun n’examine
l’OTAN dans la perspective critique
où je me place. De même qu’aucun ne
relie l’OTAN de manière pertinente à
une « vue d’ensemble » des relations
internationales. Un chercheur de
l’Université Carleton m’a dit que
mon livre était comme une Bible des
relations internationales et de tous
ses sujets importants. Je vois moi
aussi mon livre sur l’OTAN de cette
manière.
Ma principale motivation pour écrire
ce livre était d’amener les lecteurs
à prendre conscience de la nature
impérialiste des conflits
internationaux modernes et de les
aider à en voir la « totalité » au
lieu de ses éléments « fragmentés ».
Quand vous voyez l’ensemble, vous
êtes en mesure de prendre de
meilleures décisions. Je pense avoir
donné de l’OTAN une évaluation
correcte. Dans sa bibliothèque à
Bruxelles il y a un exemplaire de
mon livre. C’est l’OTAN elle-même
qui a annoncé son acquisition comme
l’une des ressources de sa
bibliothèque, en novembre 2012. Ce
livre est ma contribution, en tant
que chercheur, pour essayer de
permettre aux lecteurs de prendre
des décisions en connaissance de
cause en voyant au-delà des effets
de miroirs et des éléments
fragmentés du tableau.
Aujourd’hui dans le monde, les gens
sont de façon générale plus
instruits. Mais malheureusement
l’ignorance se répand en ce qui
concerne les relations de pouvoir et
ce qui se passe dans ce domaine au
niveau mondial. Nous entrons dans
une ère trompeuse de l’histoire où
beaucoup de gens à travers le monde
sentent de plus en plus qu’ils ne
peuvent rien faire d’autre que
d’être des spectateurs impuissants,
réduits à n’être que des particules,
des rouages, ou des extensions d’une
immense machine invisible sur
laquelle ils n’ont aucun contrôle.
Les scénarios du livre de George
Orwell « 1984 »
se sont pour l’essentiel réalisés.
Les gens sont devenus étrangers à
leur monde et gouvernés de plus en
plus par cette machine capitaliste
invisible qui travaille à détruire
toutes sortes de façon alternatives
de vivre ou de penser ; l’ordre qui
s’impose aujourd’hui à nous est
comme un resserrement de la
« cage d’acier »
de Max Weber [2]
qui réduit de plus en plus notre
indépendance et nos mouvements.
La plupart des gens regardent
maintenant les nouvelles et la
télévision passivement. Ils essaient
de se distraire de la réalité ; ils
tentent d’engourdir leur conscience
et de vivre dans un faux état de
bonheur qui leur permet d’ignorer la
réalité et les misères du monde.
Collectivement, nos esprits ont été
colonisés, on leur a fait croire à
un faux ordre des choses. L’humanité
est en train d’être de plus en plus
déshumanisée. Peut-être que j’ai
l’air hégélien, mais les gens
deviennent étrangers à eux-mêmes.
Ils deviennent aussi étrangers aux
capacités de leur propre esprit et
aux talents dont ils ont été dotés.
Mais la vérité est que nous ne
sommes pas séparés des évènements et
des processus qui façonnent ce
monde. Nous ne devrions pas devenir
les esclaves des objets ou des
structures de notre propre
fabrication, que ce soit le
capitalisme ou les structures
politiques. Nous ne devons pas
devenir de simples spectateurs de
notre parcours de vie.
L’hégémonie est un processus continu
de leadership, de contrôle, et
d’influence qui implique à la fois
la contrainte et le consentement.
Mais son emprise n’est jamais totale
et elle peut toujours être
combattue. Nous voyons des défis à
l’hégémonie dans la construction de
blocs historiques qui affrontent les
centres de pouvoir impérialistes et
capitalistes. Le Mouvement
bolivarien d’Hugo Chávez et l’ALBA
sont des exemples réussis d’une
contestation de l’hégémonie
traditionnelle des élites
compradores qui gouvernent la région
au bénéfice de forces extérieures.
Silvia Cattori
: Un grand chapitre
passionnant et troublant de votre
livre est consacré à l’Afrique.
L’entrée en guerre de la France au
Mali n’a pas dû être une surprise
pour vous. La déstabilisation de ce
pays affaibli, engendrée par
l’intervention de la France en
Libye, n’ouvre-t-elle pas une grave
crise dans tous les pays du Sahel,
de l’Atlantique à la Mer rouge ?
Mahdi Darius
Nazemroaya : Dès le début
j’ai soutenu que la division du
Soudan, l’intervention française en
Côte d’Ivoire soutenue par les
États-Unis, et la guerre de l’OTAN
en Libye, faisaient partie d’une
deuxième « ruée vers l’Afrique ».
J’ai expliqué que la guerre en Libye
visait à déstabiliser d’autres
parties de l’Afrique et aurait un
effet d’entraînement sur une large
partie de ce continent incluant des
pays comme le Niger et le Mali.
Dans mon livre, j’ai examiné le
Sahel qui est constitué par les
terres intérieures de l’Algérie, du
Niger, de la Libye, et du Mali. La
guerre de l’OTAN contre la Libye a
déclenché une réaction en chaîne,
comme une démolition contrôlée, que
les États-Unis et leurs alliés
utilisent pour contrôler une vaste
portion de l’Afrique et de ses
ressources. Comme la première « ruée
vers l’Afrique » qui a été
déclenchée par une crise économique
dans les pays industrialisés de
l’Europe occidentale, ces évènements
concernent en fait le contrôle des
ressources. Alors que les États-Unis
s’impliquaient davantage en Afrique,
son gouvernement et le Pentagone se
sont mis à parler de plus en plus de
l’expansion des facilités dont
disposait Al-Qaïda en Afrique et de
la manière dont l’armée américaine
et ses alliés devaient combattre
cette organisation en augmentant
leur présence sur le continent
africain. En fait, les États-Unis
ont constitué en 2011 un budget pour
l’actuelle guerre au Mali sous le
couvert de la lutte contre Al-Qaïda
en Afrique de l’Ouest. Des intérêts
stratégiques comme l’obsession
grandissante des États-Unis pour le
Golfe de Guinée et
l’approvisionnement en pétrole en
Afrique de l’Ouest sont occultés
dans un récit qui nous parle de la
lutte contre les groupes terroristes
rangés sous le label d’Al-Qaïda.
Nous savons d’expérience que
l’Empire américain a en fait
travaillé avec ces groupes, aussi
bien en Libye qu’en Syrie. Et que
l’on cherche à pousser hors
d’Afrique la Chine, la Russie,
l’Inde, le Brésil, et d’autres
rivaux économiques du bloc
occidental, mais on n’en parle
pratiquement pas. En lieu et place,
on déguise les intérêts des
États-Unis et des ses alliés de
l’OTAN comme la France, en objectifs
altruistes visant à aider des États
faibles.
Pour en revenir au Mali. Je n’ai pas
été surpris quand le Président
François Hollande et son
gouvernement ont ordonné aux soldats
français d’envahir ce pays. Aussi
bien la France que les États-Unis
sont très au fait des réserves de
gaz et de pétrole au Mali, au Niger,
et dans l’ensemble du Sahel. Mon
livre traite de ces points et de la
création par le gouvernement
français, en 1945, d’un Bureau de
recherches pétrolières dans le but
d’extraire le pétrole et le gaz de
cette région. Quelques années plus
tard, en 1953, Paris a délivré des
licences d’exploitation à quatre
compagnies françaises en Afrique. En
raison de ses craintes, à la fois
des empiétements américains et des
demandes africaines d’indépendance,
Paris a créé l’Organisation Commune
des Régions Sahariennes (OCRS) pour
maintenir son contrôle sur les
parties riches en ressources de ses
territoires africains qui possèdent
du pétrole, du gaz, et de l’uranium.
L’uranium a été important pour
garantir l’indépendance de la France
vis-à-vis de Washington par la
création d’une force de dissuasion
nucléaire stratégique, en riposte au
monopole anglo-américain.
Ce n’est donc pas un hasard si les
zones du Sahel que les États-Unis et
ses alliés ont désignées comme
faisant partie de la zone où
Al-Qaïda et les terroristes sont
situés correspondent à peu près aux
frontières de l’OCRS, riche en
énergie et en uranium. En 2002, le
Pentagone a commencé d’importantes
opérations visant à contrôler
l’Afrique de l’Ouest. Cela a eu lieu
sous la forme de l’Initiative
Pan-Sahel, qui a été lancée par
l’US European
Command (EUCOM) et l’US
Central Command (CENTCOM). Sous
la bannière de ce projet de l’armée
américaine, le Pentagone a formé des
troupes du Mali, du Tchad, de la
Mauritanie, et du Niger. Les plans
visant à établir l’Initiative
Pan-Sahel remontent toutefois à
2001, lorsque l’Initiative pour
l’Afrique a été lancée à la suite
des attentats du 11 septembre. Sur
la base de l’Initiative Pan-Sahel,
la Trans-Saharan
Counter-terrorism Initiative
(TSCTI) a été lancée en 2005 par le
Pentagone sous le commandement du
CENTCOM. Le Mali, le Tchad, la
Mauritanie, et le Niger ont été
rejoints par l’Algérie, le Maroc, le
Sénégal, le Nigeria, et la Tunisie.
La TSCTI a été transférée en 2008 au
commandement de l’AFRICOM récemment
activé. Il faut relever que le
capitaine Amadou Sanogo, le leader
du coup d’État militaire qui a eu
lieu au Mali le 21 mars 2012, est
l’un des officiers maliens qui ont
été formés dans le cadre de ces
programmes américains en Afrique de
l’Ouest.
L’analyse du coup d’État de 2012 au
Mali montre qu’il s’agit d’un acte
criminel. Le coup d’État militaire a
renversé le Président Amadou Toumani
Touré sous prétexte qu’il ne pouvait
pas restaurer l’autorité malienne
sur le nord du pays. Le Président
Amadou était sur le point de quitter
son poste et n’avait pas l’intention
de rester dans la vie politique, et
les élections allaient avoir lieu
dans moins de deux mois. Ce coup
d’État a essentiellement empêché une
élection démocratique d’avoir lieu
et l’action du capitaine Sanogo a
mis fin au processus démocratique au
Mali et a déstabilisé le pays. Sa
nouvelle dictature militaire a été
reconnue par l’OTAN et par le
gouvernement installé en Côte
d’Ivoire par les Français. Les
États-Unis ont continué à financer
le gouvernement militaire du Mali et
des délégations militaires et
civiles des États-Unis et d’Europe
occidentale ont rencontré le régime
militaire de Sanogo. Peu après, la
France a déclaré qu’elle avait le
droit d’intervenir en Afrique
partout où ses citoyens et ses
intérêts étaient menacés. C’était
autant de préliminaires.
Les armes qui sont utilisées au Mali
et au Niger aussi bien par les
groupes terroristes que par les
tribus touaregs sont liées aux
actions de l’OTAN en Libye. Plus
précisément ces armes viennent des
arsenaux libyens pillés, et des
armes envoyées en Libye par les
Français, les Anglais et les
Qataris. L’OTAN a eu un rôle direct
dans ce domaine et l’on sait que les
Français ont soudoyé les groupes
touaregs et ont contribué à les
armer et à les financer durant la
guerre contre la Libye. Du reste, en
Afrique, les Français ont toujours
manipulé les Touaregs et les
Berbères contre d’autres groupes
ethniques à des fins coloniales.
Par ailleurs, les tensions entre le
Soudan et le Sud-Soudan sont
attisées. La région soudanaise du
Darfour et la Somalie sont toujours
des points chauds. Tout cela fait
partie d’un arc africain de crise
qui est utilisé pour restructurer
l’Afrique et l’englober dans les
frontières du bloc occidental.
Silvia Cattori
: Quand sous
l’impulsion du président Sarkozy,
après 33 ans de retrait, la France
est revenue dans le commandement
militaire de l’OTAN, il n’y a eu
aucune protestation. N’est-ce pas le
signe que les citoyens ignorent, que
cette organisation menace l’humanité
et que l’appartenance de leur pays à
l’OTAN implique sa subordination à
la politique étrangère belliciste de
Washington et la perte de sa
souveraineté ?
Mahdi Darius
Nazemroaya : Je pense que
ce que le Président Sarkozy a fait
en réintégrant la France dans le
commandement militaire de l’OTAN est
largement le reflet d’un consensus
au sein de la classe politique
française. Je sais qu’à Paris de
nombreuses voix politiques l’ont
critiqué, mais si au sein de la
classe politique française
l’opposition avait été
intransigeante, elle aurait pu faire
beaucoup plus que parler.
Aujourd’hui, les membres de
l’establishment politique français,
aussi bien à « gauche » qu’à «
droite », se battent entre eux pour
savoir qui va le mieux servir les
centres impérialistes et
capitalistes à Washington et à New
York. L’establishment politique
français ne fait pas cela parce
qu’il est particulièrement
pro-américain, mais parce qu’il est
au service du système mondial
corrompu qui sert lui-même le
capitalisme global dont le centre en
voie d’affaiblissement est aux
États-Unis. Ainsi, nous avons aussi
besoin de réévaluer ce qu’est
l’anti-américanisme, ou d’où
proviennent et ce que représentent
en fait les sentiments
anti-américains.
De larges segments de l’élite de
l’Europe occidentale sont au service
de ce système mondial parce que
leurs propres intérêts y sont
investis et y sont liés. Comme les
États-Unis sont en voie
d’affaiblissement et en lutte pour
maintenir leur primauté mondiale en
tant que centre du capitalisme, de
la régulation et de l’accumulation
capitaliste, ils vont de plus en
plus déléguer leurs missions
impériales à des pays comme la
France. On verra également davantage
de compromis entre les États-Unis et
des pays alliés comme la France et
l’Allemagne. Il s’agit là d’une
décentralisation dialectique du
pouvoir des États-Unis visant à
renforcer l’hégémonie du système
mondial et à maintenir l’Empire
américain par délégation. Il faut
noter que ce système capitaliste
mondial est fragmenté en blocs,
raison pour laquelle nous voyons des
rivalités entre les États-Unis, la
Chine et la Russie.
De façon générale, la majorité des
citoyens dans de nombreuses sociétés
sont de plus en plus passifs
vis-à-vis des décisions de leurs
gouvernements et de leurs
dirigeants. C’est le reflet d’un
sentiment croissant d’aliénation, de
détachement et d’impuissance qui a
transformé les êtres humains en
marchandises et en objets. Cela fait
partie du resserrement de la
« cage d’acier »
dont je parlais plus haut, en termes
weberiens.
Silvia Cattori
: La France a été au
commencement, avec le Qatar, le
principal « parrain » de la
déstabilisation de la Syrie [3].
La Chine et la Russie ont empêché
par leurs vétos l’adoption d’une
résolution du Conseil de sécurité
qui aurait autorisé une intervention
militaire de l’OTAN comme cela a été
le cas en Libye. Mais on peut se
demander si les pays de l’OTAN et
leurs alliés arabes ne sont pas en
train de réaliser leur plan de
déstabilisation de la Syrie par
d’autres voies ? Et pensez-vous que
la Chine et la Russie pourront
durablement contenir l’OTAN tant que
les pays émergents n’auront pas leur
mot à dire et les moyens d’imposer
un véritable multilatéralisme au
Conseil de sécurité ?
Mahdi Darius
Nazemroaya : En premier
lieu, il faut voir que les
évènements en Syrie font partie
d’une guerre par procuration menée
par les États-Unis, l’OTAN, Israël
et les dictatures arabes (comme
l’Arabie Saoudite), contre la Chine,
la Russie, l’Iran et leurs alliés.
Deuxièmement, quand on considère les
évènements en Syrie d’un point de
vue international, on devrait penser
à la Guerre civile espagnole qui a
éclaté avant la Deuxième guerre
mondiale. De même, on peut
considérer les évènements en Libye
et en Afrique, et peut-être les
invasions antérieures de
l’Afghanistan et de l’Irak, en
pensant à l’invasion de la Chine par
le Japon ou l’invasion de la
Tchécoslovaquie par l’Allemagne
avant la Deuxième guerre mondiale.
Cela ne signifie pas que la Syrie ou
ces évènements soient nécessairement
le prélude à une Troisième guerre
mondiale, mais ils ont le potentiel
d’allumer un vaste incendie au
niveau mondial — à moins que l’on ne
pense que tous ces évènements font
déjà partie de la Troisième guerre
mondiale.
Les thèses de Giovanni Arrighi sur
les cycles systématiques
d’accumulation dans le
« système-monde »
peuvent nous aider à trouver une
base de réflexion. Son travail est
important parce que nous pouvons
l’utiliser pour lier entre eux, de
la Syrie à l’Afrique, les éléments
dont nous parlions en termes de
« totalité
fragmentée » constituant le
système mondial. Les cycles
d’accumulation étudiés par Arrighi
se rapportent à des périodes de
temps qui s’étendent sur une
centaine d’année ou plus, durant
lesquelles le centre du capitalisme
dans le système mondial se situe
dans un lieu géographique ou un pays
donné. Ses thèses sont fortement
influencées par les travaux du
savant français Fernand Braudel sur
l’expansion du capitalisme. Pour
Arrighi ces centres d’accumulation
ont été les pouvoirs hégémoniques du
système mondial en expansion. À la
dernière étape de chaque cycle, les
capitalistes déplacent leurs
capitaux de ces centres dans
d’autres endroits et finalement dans
le nouveau centre capitaliste qui a
émergé. Ainsi, chronologiquement, le
pouvoir hégémonique du système
mondial a été transféré de la
ville-État italienne de Gênes aux
Pays-Bas, puis en Grande Bretagne
et, finalement, aux États-Unis. Le
déplacement géographique du centre
du système mondial se produit au
cours d’une période de crise, au
moins pour les anciens centre
capitalistes, et dans un court laps
de temps. Nous en arrivons
aujourd’hui à la Chine. Ce qui se
passe est que le centre du capital
est sur le point de sortir des
États-Unis. Si l’on suit la tendance
soulignée par Arrighi, alors le
prochain centre d’accumulation
capitaliste du système mondial sera
la Chine. Toutefois d’autres
scénarios ne sont pas à écarter,
comme une direction globale de
toutes les principales puissances
capitalistes. En me référant aux
travaux d’Arighi, je veux dire ici
que nous avons affaire à un système
capitaliste mondial qui inclut la
Chine et la Russie. Ni les
États-Unis ni la Chine ni la Russie
ne veulent perturber ce système. Ils
sont en compétition pour en devenir
le centre d’accumulation
capitaliste. C’est pourquoi aucune
des parties ne veut une guerre
directe. C’est pourquoi les Chinois
n’ont pas utilisé la dette étrangère
américaine pour dévaster l’économie
des États-Unis ; la Chine souhaite
voir un transfert ordonné du centre
d’accumulation depuis les
États-Unis.
La Chine et la Russie ne changeront
pas leurs politiques et leurs
positions sur la Syrie ou l’Iran,
mais elles veulent éviter une guerre
qui perturbe le système capitaliste
mondial. Bien sûr, les États-Unis
essaient de maintenir leur position
en tant que centre du système
mondial, par la force brute, ou en
impliquant leurs alliés et vassaux
dans leurs opérations impérialistes,
comme au Mali et en Libye.
Silvia Cattori
: Vous consacrez un
long chapitre (p 67 à 113) à
l’intervention de l’OTAN en
Yougoslavie. Pouvez-vous résumer
pour nos lecteurs ce à quoi cette
guerre, qui a démembré un pays et
généré tant de souffrances, devait
aboutir ?
Mahdi Darius
Nazemroaya : Le
démantèlement de la République
fédérative socialiste de Yougoslavie
a été une étape importante pour
ouvrir les portes d’une expansion
vers l’Est de l’OTAN et de l’Union
Européenne. Il a ouvert la route
pour la marche vers les frontières
de la Russie et de l’ex-Union
soviétique. L’ex-Yougoslavie était
aussi un obstacle majeur vis-à-vis
du projet euro-atlantique de l’OTAN
et de l’UE en Europe. En outre, la
guerre de l’OTAN en Yougoslavie a
permis de préparer la logistique des
guerres en Afghanistan et en Irak.
Silvia Cattori
: Denis J.Halliday [4]
écrit dans la préface de votre
ouvrage : « L’OTAN n’amène que
la destruction, la pauvreté,
l’insécurité et la misère. Elle doit
être abolie ». Quand
on sait qu’il n’y a aucun mouvement
qui s’oppose à la guerre, que des
ONG comme Amnesty, HRW, MSF, MDM,
prennent le parti de l’ingérence
militaire des grandes puissances,
comme on l’a vu en ex-Yougoslavie,
au Soudan, en Libye, en Syrie, que
peut-on suggérer à toute une
jeunesse en quête de justice et
désireuse d’agir pour un monde
meilleur ? Que peuvent faire
concrètement les peuples européens
contre la machine destructrice de
l’OTAN ?
Mahdi Darius
Nazemroaya : Comme je l’ai
dit, nous en sommes arrivés à la
situation décrite par George Orwell
dans son roman
“1984”. Amnesty
International,
Human Rights Watch, et une
grande partie des ONG de l’industrie
humanitaire sont des outils de
l’impérialisme pratiquant les deux
poids deux mesures. Les
organisations d’aide étrangère sont
profondément politiques et
politisées. Cela ne signifie pas que
tous leurs employés soient de
mauvaises gens qui ne veulent pas
aider le monde. Bon nombre de leurs
employés et des bénévoles sont des
gens estimables ; ils ne comprennent
pas tous les faits et ils ont de
bonnes intentions. Ces gens ont été
trompés ou aveuglés par la pensée de
groupe institutionnelle. Leurs
esprits devraient être débarrassés
de tous les préjugés et de la
désinformation dont ils ont été
nourris ; une véritable tâche de
dévouement.
Les citoyens des pays de l’OTAN
doivent travailler à se positionner
eux-mêmes pour informer leurs
sociétés respectives sur l’OTAN et
finalement les influencer pour
qu’elles se retirent de cette
organisation. Cela peut être fait de
diverses manières. Mais cela
commence par une compréhension de ce
qu’est l’OTAN et une connaissance
non censurée de son histoire.
Je ne suis pas une autorité morale
ou un stratège. Se maintenir
soi-même sur la bonne voie est déjà
un défi assez difficile, je pense.
Je n’ai aucun droit à pontifier sur
la façon dont les gens devraient
vivre. Je vais toutefois vous dire
ce que je pense personnellement. À
mon avis, le plus gros problème pour
beaucoup de gens est qu’ils veulent
changer le monde à une beaucoup trop
grande échelle sans s’attaquer aux
problèmes immédiats dans leurs
propres vies. Je trouve que la
meilleure manière de changer le
monde est de commencer par de petits
pas dans notre vie de tous les
jours. Je parle ici d’ « échelle »
et pas de « changement graduel » ou
de « rythme ». Faire un monde
meilleur commence par votre
environnement immédiat. Le
changement commence avec vous-même
et ceux qui vous entourent, tout
comme le devrait la charité.
Imaginez si la plupart des gens
faisaient cela ; le monde serait
changé par petites étapes qui
aboutiraient collectivement à un
changement monumental. Rien de tout
cela ne peut non plus se faire sans
patience et détermination, et je
souligne encore une fois qu’action
et connaissance ne devraient pas
être séparées. Je ne sais que dire
de plus.
Silvia Cattori
: En mettant
ensemble les pièces du puzzle vous
démontrez magistralement dans votre
livre comment ces guerres en série,
menées sous des prétextes
humanitaires, s’inscrivent dans une
stratégie de « destruction
créative » conçue
par « les néoconservateurs et
leurs alliés sionistes »,
et comment – de la Yougoslavie, à
l’Afghanistan, à l’Irak et à la
Libye – elles sont toutes liées. Des
personnalités de premier plan, comme
l’ancien Secrétaire général adjoint
de l’ONU Denis J. Halliday qui a
préfacé votre ouvrage, vous donnent
entièrement raison : l’OTAN est bel
et bien le principal danger pour la
paix du monde. Mais vous savez qu’en
Europe, notamment dans les pays où,
comme en France, les organisations
juives ont une forte emprise sur les
politiques et les médias, dénoncer
la stratégie des néoconservateurs et
de leur allié Israël [5],
ou dénoncer les
révolutions colorées suffit à vous
faire cataloguer comme «
théoricien du complot »
et à vous écarter du
débat. Que peut-on faire à votre
avis pour modifier cette
désespérante situation ?
Mahdi Darius
Nazemroaya : Mon expérience
(au Canada) est différente. On ne
m’a jamais qualifié de théoricien du
complot. Je pense que la censure des
médias et le mépris systématique
sont des tactiques clés utilisées
contre ceux qui remettent en
question le récit dominant ou les
opinions énoncées par les forces
hégémoniques qui dominent la
société. L’objectif visé en
diabolisant des personnes ou des
groupes sous le qualificatif de
« théoriciens du
complot » est de les discréditer
et de les neutraliser. Cela se
produit généralement quand ils ont
beaucoup attiré l’attention et quand
ils ont aussi quelques idées fausses
qui peuvent être ridiculisées et
liées à leurs positions. Néanmoins,
ceux qui se voient qualifiés de
théoriciens du complot ne devraient
pas laisser cette accusation les
dissuader de maintenir leurs
positions et de continuer à
s’adresser aux gens. Car la
démoralisation fait partie de la
tactique utilisée pour réprimer les
points de vue et réflexions «
dérangeantes ».
Les groupes et les lobbies sionistes
ont une présence forte et
disproportionnée dans le domaine
politique et dans les médias de
plusieurs pays, mais il faut
reconnaître qu’ils ne sont pas
homogènes et qu’ils ne sont pas les
seuls facteurs influents ; ils font
partie d’un bloc d’intérêts pour qui
il est important d’empêcher qu’un
discours critique n’ébranle les
forces hégémoniques qui dominent
aujourd’hui la société. Et les
lobbies sionistes ne sont pas tous
liés à Israël. Il arrive qu’un
groupe sioniste travaille à
introduire et à imposer à Israël des
projets externes. Les motivations de
ces groupes ne sont pas toutes les
mêmes, mais elles font partie du
programme dominant qui s’est
développé en ce que les renommés
sociologues Giovanni Arrighi et
Immanuel Wallerstein ont appelé
« système-monde »
[ou « économie-monde
»].
À
mon humble avis, être entendu est la
chose la plus importante. Internet
et les réseaux sociaux ont contribué
à ce processus. Je pense que, pour
être entendu, il est également
important de proposer des analyses
rigoureuses et bien articulées.
C’est une tâche difficile qui doit
être accomplie, et qui fait partie
d’un processus culturel plus large
incluant l’éducation et la
rééducation. Modifier les forces
hégémoniques dominant la société ne
peut se faire qu’en établissant de
nouveaux courants de pensée pouvant
contester leur hégémonie. La
critique ne suffit pas non plus, une
alternative et un meilleur programme
doit être articulé et proposé. La
critique en elle-même est inutile si
l’on n’offre pas parallèlement un
programme alternatif. Pensée et
action doivent également être liées
dans un processus pratique.
Silvia Cattori
: Votre livre
va-t-il être traduit en français ?
A-t-il eu la couverture médiatique
lui permettant de toucher un large
public ?
Mahdi Darius
Nazemroaya : Mon livre
devait être traduit en français en
trois volumes par un éditeur en
France, mais malheureusement
l’accord a fait long feu. En notre
temps où la durée d’attention
s’amenuise, peu de gens sont
intéressés à lire un livre de plus
de 400 pages. Très peu d’attention
lui a été accordée de la part des
grands médias. Il y a plusieurs
mois, Le Monde
Diplomatique à Paris a contacté
mon éditeur aux États-Unis, ainsi
que la maison qui le diffuse en
Grande Bretagne, pour leur demander
l’envoi d’un exemplaire. Je ne sais
pas si Le Monde
Diplomatique a réellement
l’intention de faire une recension
d’un livre aussi critique et, très
honnêtement, je ne m’en soucie pas
vraiment.
Mon ouvrage a eu de bonnes critiques
disant que c’est un livre à lire
absolument. Il est diffusé dans les
universités et les collèges. On en
trouve des exemplaires dans les
bibliothèques de diverses
institutions comme l’Université de
Harvard et l’Université de Chicago.
Il est référencé à la Haye et dans
la prestigieuse collection de la
Bibliothèque du Palais de la Paix
aux Pays-Bas qui tient à jour les
livres relatifs aux lois
internationales.
Sur Amazon au Royaume Uni, il est
classé comme l’un des meilleurs
livres sur l’OTAN et je crois qu’il
est en train de prendre un bon
départ.
Silvia Cattori
[1]
Publié d’abord sous le titre
« La mondialisation de
l’OTAN »puis sous le titre modifié
«
La mondialisation de la puissance
militaire : l’expansion de l’OTAN »
. Cet article a été traduit en de
nombreuses langues, y compris en arabe
par la chaîne qatari d’information
Al-Jazeera.
[2]
La
« cage d’acier »
(ou
« cage de fer »)
est un concept sociologique introduit
par Max Weber qui se réfère à la
rationalisation accrue de la vie
sociale, en particulier dans les
sociétés capitalistes occidentales.
Ainsi la
« cage d’acier
» enferme les individus dans des
systèmes fondés uniquement sur
l’efficacité, le calcul rationnel et le
contrôle.
[3]
Voir :
« Gérard Chaliand dit quelques vérités
sur la Syrie » :
http://www.silviacattori.net/article3350.html
« Syrie : Les victimes de l’opposition
armée ignorées » :
http://www.silviacattori.net/article3416.html
[4]
L’Irlandais Denis J. Halliday a passé
une bonne partie de sa carrière auprès
des Nations Unies, impliqué dans des
actions d’aide humanitaire. En 1997, il
fut nommé Sécrétaire général adjoint et
directeur du programme humanitaire en
Irak. Un an plus tard, après 34 ans de
service au sein des Nations Unies,
Halliday a annoncé sa démission en
raison des sanctions économiques
imposées à l’Irak, qu`il a qualifiées de
« génocide ». En 2003, il a reçu Le
Gandhi International Peace Award. Depuis
son départ des Nations Unies, Denis
Halliday a participé de manière active
dans plusieurs actions contre la guerre
et les crimes contre l’humanité. Il est
présentement membre de l’Initiative de
Kuala Lumpur en vue de « criminaliser la
guerre ».
[5]
Par exemple, l’écrivain israélien Israël
Shamir, a été accusé d’antisémitisme par
Olivia Zemor, Nicolas Shahshahani et
Dominique Vidal pour avoir affirmé en
2003 cette vérité : qu’Israël et le
lobby juif avaient joué un rôle
prépondérant dans la guerre qui devait
démembrer l’Irak un pays qu’Israël
voulait mettre à genoux.
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