IRIS
Fares Mabrouk:
« Nous vivons la vraie indépendance de la Tunisie »
Jeudi 3 février 2011
Fares Mabrouk est un entrepreneur
tunisien, spécialisé notamment dans le
mobile banking
et la logistique pétrolière. Diplômé de la Kennedy School à
Harvard, il a été attaché de cabinet au Ministère tunisien de
l’Energie et de l’Industrie. Il est également chercheur à
l’Université de Yale, aux Etats-Unis, et directeur de l’Institut
arabe d’études politiques, qu’il a par ailleurs fondé. Il a
notamment été un acteur de l’offensive internet pendant la
révolution de Jasmin. Entretien
On a beaucoup parlé des réseaux sociaux comme d’un
élément essentiel de la révolution tunisienne. Dans quelle
mesure ont-ils joué sur le mouvement ? Quel fut l’impact réel
des révélations Wikileaks ?
Internet et les réseaux sociaux ont effectivement joué un
rôle essentiel pour mobiliser les Tunisiens. Dans un pays où la
presse était muselée et les médias strictement contrôlés par
l’Etat, les Tunisiens ont trouvé à travers ces outils le moyen
d’exprimer leur frustration, une sorte de caisse de résonnance à
leurs revendications.
Au début de la révolte les gens étaient mobilisés contre
l’injustice des inégalités. A fur et à mesure que les langues se
déliaient, la mobilisation augmentait, les gens prenant de plus
en plus de risque, et enfin les revendications ont évolué
jusqu’à aboutir au départ de Ben Ali.
Les révélations Wikileaks ont apporté une preuve officielle, en
tous cas perçues comme telles, des abus et aberrations que tous
les Tunisiens soupçonnaient. Pourtant, je ne pense pas que ces
révélations aient joué un rôle déterminant dans la mobilisation
des Tunisiens.
Si Internet et les nouvelles
technologies de la communication ont été des acteurs influents
de la révolte, les nouveaux acteurs politiques ont-ils prévu de
les intégrer dans leurs actions futures ?
On observe des tentatives, souvent maladroites des partis
politiques, de mobiliser sur internet ou de rallier les leaders
d’opinion du web tunisien. L’erreur, à mon sens, est que
l’approche est uniquement marketing. Les partis politiques
considèrent le web comme un segment ou au mieux comme un média
et non pas comme une culture.
Aucun de ces partis n’a intégré dans son programme des volets
répondant aux attentes et aspirations des cyber-citoyens.
Nous sommes en attente des programmes électoraux, peut être nous
parlerait-on de Tunisie 2.0, comme il a été question de
révolution 2.0
Vous avez exprimé des réserves dès la
formation du nouveau gouvernement. Pourquoi ? Comptez-vous jouer
un rôle dans le processus démocratique qui débute dans votre
pays ?
Lorsque viendra le jour des débats politiques et des
confrontations d’idées, chacun de nous jouera un rôle dans la
Tunisie démocratique. Pour l’heure, il nous faut passer ce cap
d’incertitude et nous diriger le plus rapidement possible vers
des élections, seules capables de restaurer la légitimité et la
crédibilité de l’Etat.
Je me suis opposé et reste très sceptique quant au gouvernement
dirigé par Mohamed Ghannoushi.
J’estime que ce gouvernement n’est pas en mesure de gérer la
transition avec à sa tête un homme qui a été durant 23 ans et
sans interruption ministre de Ben Ali.
En tant que Premier ministre, Ghanoushi avait et a toujours la
charge de la commission supérieure des investissements, de la
commission d’assainissement des entreprises publiques ainsi que
des privatisations. Je ne vois pas la commission anti corruption
ou celle chargée d’enquêter sur les événements travailler dans
la transparence lorsque la première personne à interroger est à
la tête du gouvernement. Je ne mets pas nécessairement en cause
l’intégrité de Ghannoushi, la justice statuera, mais je pense
que sa présence à la tête du gouvernement discrédite davantage
cet Etat fragile et que nous ne pouvons nous permettre cela en
ce moment.
Une des leçons à tirer de cette révolution est le rejet du
modèle économique qui consistait à favoriser les régions
côtières au détriment des régions du centre. La présence dans ce
gouvernement des mêmes ministres qui ont été à l’origine de
cette politique montre bien que le message n’a pas été compris
ou qu’il a été sciemment ignoré. Un gouvernement illégitime et
faible peut faire l’affaire de certains partenaires sociaux ou
partis politiques mais constitue un risque en cette période de
trouble.
Le gouvernement doit clarifier son message et sa mission. Nous
n’avons toujours pas de date pour les élections présidentielles
ni une feuille de route claire pour y arriver. Ce manque de
clarté fragilise d’autant plus le gouvernement.
Etes-vous optimiste quant aux mois à
venir ? Quels sont, selon vous, les pièges à éviter pour la
Tunisie ?
Je reste très optimiste pour la Tunisie. Je vois chaque jour
naitre et se développer des initiatives, des projets, des
partis, des mouvements. Les Tunisiens, portés par le désir de
renouveau, veulent contribuer à l’essor national et s’y
attellent.
J’ai l’impression ou plutôt la conviction que nous vivons la
vraie indépendance de la Tunisie.
Au lendemain des élections, que j’espère pour le plus tôt, la
Tunisie connaitra telle l’Espagne durant la Movida ou le
Portugal après sa révolution des œillets une période faste de
développements économiques, culturels et artistiques.
Pour l’heure, il nous faut rassurer et nous rassurer, maitriser
nos peurs, dépasser les tensions internes qui subsistent et se
forment au sein de notre société. Il nous faut apprendre à vivre
ensemble dans la diversité et exprimer nos différences à travers
les débats et les élections à préparer. Telle est la mission, et
uniquement, du gouvernement de transition.
Quel peut être le rôle de l’Europe
dans l’avenir de la Tunisie ?
Un nouvel ordre est en train de s’imposer dans le monde
arabe. L’Europe et la France semblent s’en accommoder. L’idée
d’un statut avancé pour la Tunisie est très favorablement
accueillie à Tunis et peut constituer le socle pour un nouveau
départ et pour une nouvelle forme de collaboration et de
partenariat. Il ne faut pas craindre ces changements ; ils sont
portés par une volonté de justice et d’éthique et prouve la
maturité et la sagesse du peuple tunisien.
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Publié le 3 février 2011 avec l'aimable autorisation de l'IRIS.
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