|
Les inculpés du 11 novembre
Deux ou trois choses que j'avais à vous
dire
Yldune Lévy
Yldune Lévy - Photo Tarnac9
Dimanche 21 juin 2009
C’est un homme, dans un bureau, comme tant
d’autres hommes dans tant d’autres bureaux auxquels il ressemble
sans ressembler à rien. Celui-là dispose d’un pouvoir spécial,
certainement dû au fait que son bureau occupe le dernier étage
d’une quelconque tour d’un palais de justice.
On dit qu’il instruit, qui ? quoi ? Il
instruit. Il écroue. Il interroge. Il rend des ordonnances, de
pâles ordonnances, où quelques articles de loi, une poignée de
formules convenues et de considérations vagues se concluent par
d’impénétrables mesures de contrôle judiciaire. Benjamin,
certainement trop apprécié comme épicier à Tarnac, sera assigné
à résidence chez sa mère en Normandie, où il n’a jamais vécu, à
30 ans. Manon et moi, qui partagions tout à Fleury, n’avons plus
le droit de nous voir maintenant que nous sommes "libres".
Julien peut se mouvoir dans toute la couronne parisienne, non
traverser Paris, au cas où lui viendrait la tentation de prendre
d’assaut l’Hôtel de Ville, sans doute.
Tel ami qui le visitait au parloir de la
Santé doit se garder de le croiser désormais, sous peine de
réincarcération. L’homme au bureau construit un dédale de murs
invisibles, un labyrinthe d’impossibilités factices où nous
sommes censés nous perdre, et perdre la raison. Il y a un ordre
dans cet écheveau d’absurdités, une politique de désorientation
sous les accents neutres du judiciaire.
On nous libère en prétextant
qu’il n’y a pas de "risque de
concertation frauduleuse" pour
ensuite nous interdire de nous voir et nous exiler ici ou là,
loin de Tarnac. On autorise un mariage tout en en faisant
savamment fuiter le lieu et la date. On fragnole (1), à coup
sûr, mais pas seulement.
C’est par ses incohérences qu’un ordre révèle
sa logique. Le but de cette procédure n’est pas de nous amener à
la fin à un procès, mais, ici et maintenant, et pour le temps
qu’il faudra, de tenir un certain nombre de vies sous contrôle.
De pouvoir déployer contre nous, à tout instant, tous les moyens
exorbitants de l’antiterrorisme pour nous détruire, chacun et
tous ensemble, en nous séparant, en nous assignant, en
starifiant l’un, en faisant parler l’autre, en tentant de
pulvériser cette vie commune où gît toute puissance.
La procédure en cours ne produit
qu’incidemment des actes judiciaires, elle autorise d’abord à
briser des liens, des amitiés, à défaire, à piétiner, à
supplicier non des corps, mais ce qui les fait tenir :
l’ensemble des relations qui nous constituent, relations à des
êtres chers, à un territoire, à une façon de vivre, d’oeuvrer,
de chanter. C’est un massacre dans l’ordre de l’impalpable. Ce à
quoi s’attaque la justice ne fera la "une" d’aucun journal
télévisé : la douleur de la séparation engendre des cris, non
des images. Avoir "désorganisé le
groupe", comme dit le juge, ou
"démantelé une structure anarcho-autonome
clandestine", comme dit la
sous-direction antiterroriste, c’est dans ces termes que se
congratulent les tristes fonctionnaires de la répression, grises
Pénélope qui défont le jour les entités qu’ils cauchemardent la
nuit.
Poursuivis comme terroristes pour
détention de fumigènes artisanaux au départ d’une manifestation,
Ivan et Bruno ont préféré, après quatre mois de prison, la
cavale à une existence sous contrôle judiciaire. Nous acculer à
la clandestinité pour simplement pouvoir serrer dans nos bras
ceux que nous aimons serait un effet non fortuit de la manoeuvre
en cours.
Ladite "affaire de Tarnac", l’actuelle chasse
à l’autonome ne méritent pas que l’on s’y attarde, sinon comme
machine de vision. On s’indigne, en règle générale, de ce que
l’on ne veut pas voir. Mais ici pas plus qu’ailleurs il n’y a
lieu de s’indigner. Car c’est la logique d’un monde qui s’y
révèle. A cette lumière, l’état de séparation scrupuleuse qui
règne de nos jours, où le voisin ignore le voisin, où le
collègue se défie du collègue, où chacun est affairé à tromper
l’autre, à s’en croire le vainqueur, où nous échappe tant
l’origine de ce que nous mangeons, que la fonction des
faussetés, dont les médias pourvoient la conversation du jour,
n’est pas le résultat d’une obscure décadence, mais l’objet
d’une police constante.
Elle éclaire jusqu’à la rage d’occupation
policière dont le pouvoir submerge les quartiers populaires. On
envoie les unités territoriales de quartier (UTEQ) quadriller
les cités ; depuis le 11 novembre 2008, les gendarmes se
répandent en contrôles incessants sur le plateau de Millevaches.
On escompte qu’avec le temps la population finira par rejeter
ces "jeunes" comme s’ils étaient la cause de ce désagrément.
L’appareil d’Etat dans tous ses organes se dévoile peu à peu
comme une monstrueuse formation de ressentiment, d’un
ressentiment tantôt brutal, tantôt ultrasophistiqué, contre
toute existence collective, contre cette vitalité populaire qui,
de toutes parts, le déborde, lui échappe et dans quoi il ne
cesse de voir une menace caractérisée, là où elle ne voit en lui
qu’un obstacle absurde, et absurdement mauvais.
Mais que peut-elle, cette formation ?
Inventer des "associations de malfaiteurs", voter des "lois
anti-bandes", greffer des incriminations collectives sur un
droit qui prétend ne connaître de responsabilité
qu’individuelle. Que peut-elle ? Rien, ou si peu. Abîmer à la
marge, en neutraliser quelques-uns, en effrayer quelques autres.
Cette politique de séparation se retourne même, par un effet de
surprise : pour un neutralisé, cent se politisent ; de nouveaux
liens fleurissent là où l’on s’y attendait le moins ; en prison,
dans les comités de soutien se rencontrent ceux qui n’auraient
jamais dû ; quelque chose se lève là où devaient régner à jamais
l’impuissance et la dépression. Troublant spectacle que de voir
la mécanique répressive se déglinguer devant la résistance
infinie que lui opposent l’amour et l’amitié. C’est une
infirmité constitutive du pouvoir que d’ignorer la joie d’avoir
des camarades. Comment un homme dans l’Etat pourrait-il
comprendre qu’il n’y a rien de moins désirable, pour moi, que
d’être la femme d’un chef ?
Face à l’état démantelé du présent, face à la
politique étatique, je n’arrive à songer, dans les quartiers,
dans les usines, dans les écoles, les hôpitaux ou les campagnes,
qu’à une politique qui reparte des liens, les densifie, les
peuple et nous mène hors du cercle clos où nos vies se
consument. Certains se retrouveront à la fontaine des Innocents
à Paris, ce dimanche 21 juin, à 15 heures. Toutes les occasions
sont bonnes pour reprendre la rue, même la Fête de la musique.
Etudiante,
Yldune Lévy
est mise en examen dans l’"affaire de Tarnac".
(1) Il manque assurément au vocabulaire
français un verbe pour désigner la passion que met un assis à
rendre, par mille manœuvres minuscules, la vie impossible aux
autres. Je propose d’ajouter pour combler cette lacune à
l’édition 2011 du Petit Robert le verbe "fragnoler" d’où
découlent probablement le substantif "fragnolage", l’adjectif "fragnolesque"
et l’expression argotique "T’es fragno !" dont l’usage est
attesté et ne cesse de se répandre
Le site du
Comité de soutien aux inculpés du 11
novembre
|