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Ha'aretz
Penser
dans les termes de l’autre camp
Yitzhak
Laor
Haaretz, 7 août 2006
www.haaretz.co.il/hasite/spages/747238.html
Version anglaise : www.haaretz.com/hasen/spages/747052.html
La pensée militaire est le véritable piège
d’Israël. Tout y tourne en rond. Elle est sans issue, sauf à rêver
de mort et de destruction totale tout autour.
L’armée
israélienne n’est pas seulement le plus grand acteur local pour
l’économie et l’économie de l’imaginaire, elle a appris
avec les années à devenir l’ « idéal
du moi » de l’Israélien. C’est comme ça que
l’armée n’est pas seulement « vraiment comme nous », comme le voisin d’en face dont les
intentions sont bonnes : elle est aussi le meilleur de nous-mêmes,
elle est comme nous voudrions être si nous étions vraiment bons.
Non seulement elle est prête à offrir sa vie, mais elle pense de
façon rationnelle, intellectuelle, logique, efficace et surtout,
elle a une capacité rare de voir l’avenir. D’une manière générale,
sans elle, nous ne serions pas ce que nous sommes. Il ne se peut
pas qu’elle fasse la guerre sans raison et qu’elle bombarde
des villages où des gens et leurs enfants en bas âges se terrent
dans les caves, ni qu’elle détruise chez nous l’économie du
nord du pays, voire toute notre économie, simplement parce que
son honneur a été atteint. Car enfin, elle est bien la chair de
notre chair. Et nous ne mettrions pas nos vies en danger au profit
d’intérêts étrangers à elles.
Et
puis, lorsque cette image se brouille, on passe évidemment, comme
s’il n’y avait pas de différence, au simple soldat qui lui
aussi fait partie de l’ « idéal
du moi » : le blessé, l’homme en sueur, celui
qui délivre son copain du champ de bataille, l’éternel David
luttant contre le Goliath shiite. Ainsi, avec l’aide des médias
dont la majorité des reporters ont un comportement qui fait soupçonner
qu’ils serviraient bien aussi un régime totalitaire, l’armée
prend sur elle à la fois le rôle du héros et celui de la
victime. Pour qui écoute attentivement les émissions diffusées,
la grammaire se repère immédiatement : ce n’est que « nous »,
« à nous »,
« pour nous »
et « de nous ».
L’ennemi n’a ni visage ni nom, sauf Nasrallah bien sûr.
Ainsi, nous sommes les victimes et nous sommes les héros. C’est
le sens de l’unilatéralisme, le cri de guerre d’Israël, son
mot de passe, pour de nombreuses années : peu importe ce qui
se passe tout autour, nous avons la force, c’est nous qui clôturerons,
nous qui enfermerons, nous qui ferons barrage, nous qui
bombarderons. Nous n’avons, autrement, aucune chance. A
l’heure de la guerre, cet égoïsme national, au-delà de ses répercussions
morales, devient partie intégrante du spectaculaire processus
suicidaire de l’Etat d’Israël.
C’est
le grand piège du mode de pensée militaire, le seul mode de pensée
des Israéliens quand il s’agit du conflit : pas seulement
la foi dans la nécessité d’être supérieur – raison ou pas
raison, qu’on en soit capable ou non – mais l’incapacité
fondamentale à penser dans les termes de l’autre, non pas en
tant qu’objet que les renseignements militaires traduisent et
commentent, mais comme être humain. Dans l’armée, on comprend
l’autre camp par le biais du « jeu
de guerre » (dans le jargon raciste de tous les jours,
cela donne : « C’est le Proche-Orient. Ils ne comprennent que la force »).
Mais
que dit, en fin de compte, la logique militaire ? Nous sommes
une armée, ils sont un ennemi. Ils veulent nous tuer, autrement
dit nous devons les tuer. L’armée est incapable de penser
autrement. Elle est là pour considérer l’ennemi comme
quelqu'un qui doit mourir. Dès lors, il suffit de lui en fournir
l’occasion pour qu’elle réalise sa propre prophétie. Ceux
qui meurent au front ou à l’arrière ne font que « confirmer
les attentes », les prévisions des services de
renseignement. Des salves de Katiouchas sur le nord après un
bombardement du Liban, après l’enlèvement [des
soldats] ? Nous vous l’avions dit, dit la pensée militaire :
ils sont dangereux. C’est bien que nous nous soyons lancés dans
cette guerre, mieux vaut tard que jamais. De ce point de vue, la
pensée militaire est le vrai piège d’Israël. Tout y tourne en
rond. Elle est sans issue, sauf à rêver de mort et de
destruction totale tout autour. « Voyez,
ils veulent nous détruire ».
La
tragédie de la société israélienne tient en ceci qu’elle ne
dispose d’aucune autre pensée organisée. L’impuissance se
manifeste dans le manque de capacité à répondre à la question
adressée aux opposants à la guerre : « que
proposez-vous alors ? ». Cette question en suppose
une autre : « que proposez-vous, maintenant que la guerre a déjà commencé ? »
Il n’y a évidemment qu’une réponse : arrêter immédiatement !
Toute autre réponse permet à l’armée de continuer et
d’utiliser son chèque en blanc. Toute autre réponse signifie
que « en ce moment, il
y a un ennemi et il faut lui dicter une solution à partir d’une
position de supériorité. Après, nous verrons. » Mais
« après »
ne vient jamais, parce que quand tout est en ordre, eh bien tout
est en ordre et quand nos vies sont en train d’être détruites,
pas seulement celles des Libanais, il est interdit de parler car
il y a des funérailles ou des bombardements ou pire : que
Nasrallah, le ciel nous garde, puisse obtenir des succès de
propagande. C’est un vrai suicide. Et la force de dissuasion ?
Quelle force de dissuasion restera-t-il à Israël après cette
guerre, même en rasant le Liban ?
Tant
que l’armée n’est pas suspectée d’être une entreprise intéressée
– parmi tous ceux qui ont des intérêts dans la région et dans
l’Etat – tant qu’elle n’est pas suspectée de préférence
pour l’option militaire, puisque telle est sa mission, tant que
le mouvement de la paix se contente d’être ad
hoc au lieu d’être une opposition au mode d’être et à
la pensée israéliennes, nous n’avons aucune chance de sortir
du cycle sanglant au sein duquel nous faisons naître nos enfants.
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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