SI LE PRESIDENT Bush voulait
s’occuper de l’Iran en « le bombardant jusqu’à le
faire revenir à l’âge de pierre » (comme un général
américain l’a dit un jour pendant la guerre du Vietnam), ce
serait le moment de le faire. Chacun étant captivé par la
Coupe du monde, qui le remarquerait ?
Le gouvernement israélien le sait bien. Dans
son combat contre les fusées Qassam qui tombent sur la ville de
Sderot, il a donné carte blanche aux forces aériennes. Depuis
le début de la Coupe du monde 2006, plus de 20 Palestiniens, y
compris des garçons et des filles, une femme enceinte, un médecin
et plusieurs auxiliaires de santé, ont été tués. Apparemment
personne au monde n’y fait attention. Pourquoi se préoccuper
de cela ? Après tout la Coupe du monde est plus
importante.
Quand je reviens de Jérusalem à Tel-Aviv, en général
je fais un léger détour par Abou Goush, un village arabe doté
d’une oasis unique, un café où des groupes mélangés de
jeunes Juifs et de jeunes Arabes (du sexe masculin seulement),
et quelquefois des groupes de soldats de la police des frontières,
juifs et druzes, sont assis ensemble sur des banquettes et des
fauteuils, détendus, fumant des narguilés (pipes à eau). Ils
dévorent des baklavas sucrés, discutent, rient et écoutent la
chanteuse libanaise Fairuz et le chanteur israélien oriental
Zahava Ben. Un phénomène rare en Israël.
Quand j’y suis passé cette semaine, ils étaient
tous assis, très passionnés, devant un grand écran, subjugués
par le match entre l’Argentine et les Pays-Bas. Ils
s’excitaient ensemble, se levaient ensemble, criaient
ensemble.
Quelques jours auparavant, j’avais vu la même
chose à Sarajevo. Dans les bars du centre ville, de nombreux
jeunes du coin, musulmans, croates et serbes, étaient assis
ensemble, fixant l’écran ensemble, s’excitant ensemble,
sautant ensemble, criant ensemble.
La même chose se passe au même moment dans le
monde entier, du Canada au Cambodge, de l’Afrique du Sud à la
Corée du Nord.
Est-ce bien ? Est-ce mal ?
JE NE SUIS PAS un fan de
football. Comme beaucoup de gens dans le monde qui se disent
intellectuels (quoi que cela signifie), j’ignore
habituellement ce phénomène avec un sourire condescendant, légèrement
ironique, même si je me surprends ces jours-ci à regarder le
jeu pendant de longues minutes. Quand j’étais enfant, mon père
me disait que le sport était « Goyim Naches » (du
yiddish tiré de l’hébreu qui signifie « le
divertissement des non-Juifs »), et que le seul sport juif
était la méditation sur les philosophies de Spinoza et de
Schopenhauer, ou, encore, sur le Talmud. Yeshayahu Leibovitch,
un juif orthodoxe érudit, a décrit les équipes de football
comme « onze voyous courant après un ballon ». Un
autre Juif a suggéré, au nom de la paix : « Pourquoi
se disputer ? Donnons à chaque équipe son propre ballon. »)
De ce point de vue (aussi), Israël a depuis
longtemps cessé d’être un Etat juif, au sens spirituel du
terme. Le Goy israélien est comme tout autre Goy sur terre. La
Coupe du monde le prouve.
UN PHÉNOMÈNE qui provoque
de si profondes émotions sur un milliard d’êtres humains ne
peut être rejeté d’un haussement d’épaules. Nous sommes
en présence d’un trait de caractère profondément humain.
Que signifie-t-il ? D’où vient-il ?
Konrad Lorentz, un des fondateurs de l’éthologie,
qui traite du comportement des animaux (y compris l’animal
humain), soutient que l’agressivité humaine est une caractéristique
congénitale, le produit de millions d’années d’évolution.
Les hommes des cavernes vivaient en tribus dont chacune
disposait pour sa survie d’un territoire spécifique.
L’agressivité était nécessaire pour défendre ce territoire
et en chasser les autres.
Les prédateurs dans la nature, qui possèdent
des armes naturelles - telles que dents, mâchoires ou venin -
sont généralement équipés d’un mécanisme inhibiteur qui
les empêche d’attaquer leur propre espèce. Autrement, ils
n’auraient pas survécu jusqu’à aujourd’hui. Mais les
humains n’ont pas d’armes naturelles efficaces et par conséquent
la nature ne les a pas dotés d’un tel mécanisme. Grave
erreur. Certes, les humains n’ont pas de dents ni de mâchoires
dangereuses. Mais ils ont quelque chose de plus efficace que
toute arme naturelle : le cerveau humain, qui invente les
massues, les lances, les canons et les bombes nucléaires. Ainsi
les êtres humains disposent de la combinaison mortelle de trois
attributs : agressivité innée, armes meurtrières et
absence d’inhibition concernant le meurtre de leur propre espèce.
Résultat : le goût de l’Homme pour la guerre.
Comment le surmonter ? Lorentz a trouvé un
remède : le sport et particulièrement le football. Le
football est le substitut à la guerre. Il oriente
l’agressivité humaine vers des canaux inoffensifs. C’est
pourquoi il est si important, et si positif.
AGRESSIVITÉ ET nationalisme
vont ensemble. A cet égard aussi, le football permet de sonder
les recoins de l’âme humaine.
L’animal humain a un profond besoin de
s’identifier à une collectivité. Il vit dans un groupe.
L’homme ancien vivait dans une tribu. Depuis lors, les formes
sociales ont changé à de nombreuses reprises. Le « nous »
a changé de temps à autres, en même temps que les structures
sociales. Les peuples vivaient dans des cadres ou structures
religieux ou ethniques, dans une société féodale, dans des
monarchies, etc. Dans le monde moderne, ils vivent en nations.
Le fait de s’identifier à une nation est une
nécessité absolue pour l’homme moderne (à de très rares
exceptions près). Le football est une expression de cette
identification d’une façon qui, du dehors, ressemble beaucoup
à la guerre. C’est pourquoi le drapeau national et l’hymne
national jouent un rôle central dans le football. Les foules
brandissent des drapeaux, se peignent le visage des couleurs
nationales, crient des slogans nationalistes, donnent une
expression émotionnelle à ce phénomène.
Quelquefois, cela devient tout à fait ridicule,
comme cela nous est arrivé la semaine dernière. Israël ne
participe pas à la Coupe du monde car il a été éliminé
avant qu’elle commence réellement. Mais un membre de l’équipe
du Ghana, qui joue pour l’équipe Hapoel de Tel-Aviv, a, pour
une raison quelconque, brandi le drapeau israélien sur le
terrain - et l’ensemble de l’Etat d’Israël a explosé de
joie : Nous y sommes ! Nous sommes à la Coupe du
monde !
Une apparition moins ridicule : pour la
première fois depuis la destruction du Troisième Reich, des
foules d’Allemands ont brandi leur drapeau national avec un
enthousiasme proche de l’extase. Certains observateurs ont
parlé de renaissance du nationalisme allemand et de tout ce qui
s’ensuit. Pourtant je crois que c’est quelque chose de
positif. Un pays ne peut pas avoir une vie normale si ses
citoyens ont honte de lui. Cela peut causer un trouble mental
collectif et donner naissance à des tendances dangereuses.
Maintenant, grâce au football, les Allemands peuvent brandir
leur drapeau.
Le nationalisme dans le football domine tous les
autres sentiments. Un exemple classique : à la fin du XIXe
siècle, Vienne a eu un maire, Karl Lueger, un antisémite qui
ne mâchait pas ses mots. Mais quand l’équipe juive « Hakoah
Vienna » a joué contre une équipe hongroise, le maire a
été vu saluant les garçons de Vienne. Quand on lui a fait
remarquer qu’ils étaient Juifs, il a lancé la célèbre
phrase : « c’est moi qui décide qui est juif. »
Quand un Franco-Algérien est devenu la vedette
de l’équipe de France, les racistes français l’ont acclamé
jusqu’à l’enrouement. La même chose s’est passée en
Israël quand un Arabe a joué dans notre équipe nationale.
RÉCEMMENT, un intellectuel
européen m’a dit : il y a des blagues sur les Polonais,
les Allemands, les Français, ou toute autre nation européenne.
Mais il n’a jamais entendu de blague sur les Européens, ce
qui prouve que l’Européen n’existe pas encore.
Je voudrais appliquer le même critère au
football. Chaque pays d’Europe a une équipe nationale. Mais
il n’y a pas d’équipe européenne. Tant qu’une équipe
d’Europe, sous le drapeau européen, ne jouera contre pas l’équipe
d’Asie ou d’Afrique, il n’y aura pas de conscience
populaire européenne. (Un utopiste peut tout à fait rêver
d’un match entre l’équipe de la Terre et l’équipe de
Mars ou de la planète X.)
Mon ami palestinien Issam Sartaoui, qui a été
assassiné il y a 23 ans à cause de ses contacts avec nous,
m’a dit un jour : Il n’y aura pas de paix jusqu’à ce
que l’équipe d’Israël joue contre l’équipe de Palestine
- et que nous gagnerons. »
C’EST, bien sûr, une façon
de voir les choses.
Un brillant rédacteur publicitaire a couvert
Tel-Aviv d’affiches reproduisant un message d’une femme à
son mari : « Itzif, demande au gardien de but du Brésil
de préparer ton café. Je suis sortie au drugstore avec les
copines. Gali. » Dans un dessin humoristique, une femme
demande à son mari rivé à la TV pour regarder la Coupe du
monde : « Es-tu sûr de ne pas vouloir venir avec moi
à la foire du livre ? »
Le football est une affaire d’hommes
braillards, même s’il y a aussi des fans chez les femmes. De
ce point de vue également, c’est un substitut à la guerre,
et peut-être aussi à l’ancienne passion de l’homme pour la
chasse. (Aux Etats-Unis, le football européen - appelé soccer
- est préféré par les femmes parce que le football américain
est beaucoup plus violent.)
En football, les hommes sont capables de faire
des choses qui, dans un autre contexte, seraient taboues :
ils s’étreignent, s’embrassent, grimpent les uns sur les
autres. Cela exprime, sans doute, des besoins profonds, et ne
heurte personne.
A tous ces points de vue, le football est une
chose positive qui en remplace beaucoup d’autres, négatives.
Pourvu, bien sûr, que le Président Bush ne saisisse pas
l’occasion pour attaquer l’Iran et que nous n’en
profitions pas pour lâcher des bombes sur des enfants à Gaza.
Article publié en hébreu et en anglais sur le site de Gush
Shalom le 25 juin 2006 - Traduit de l’anglais « Mon
Dieu, Mondial ! » : RM/SW