« IL SEMBLE que
Nasrallah ait survécu », ont annoncé les journaux israéliens,
après que 23 tonnes de bombes eurent été larguées sur un
point de Beyrouth où le dirigeant du Hezbollah était supposé
se cacher dans un bunker.
Formulation intéressante. Quelques heures après
le bombardement, Nasrallah avait donné une interview à la télévision
Al-Jazira. Non seulement il semblait vivant, mais même calme
et confiant. Il a parlé du bombardement - preuve que
l’interview avait été enregistrée le jour-même.
Alors, que signifie « il semble que » ?
Très simple : Nasrallah prétend être vivant mais vous
ne pouvez pas croire un Arabe. Tout le monde sait que les
Arabes mentent toujours. C’est dans leur nature, comme l’a
dit un jour Ehoud Barak.
L’ASSASSINAT est un
objectif national, presque le principal objectif de la guerre.
Cette guerre-ci est peut-être la première dans l’Histoire
à être déclenchée par un Etat pour tuer une personne.
Jusqu’à maintenant, seule la mafia pensait de cette façon.
Même les Britanniques au cours de la deuxième guerre
mondiale ne disaient pas que leur but était de tuer Hitler.
Au contraire, ils voulaient l’attraper vivant afin de le
traduire en justice. C’est probablement aussi ce que
voulaient les Américains dans leur guerre contre Saddam
Hussein.
Mais nos ministres ont officiellement décidé
que l’objectif est l’assassinat. Ce n’est pas très
nouveau : les gouvernements israéliens successifs ont
adopté une politique d’assassinat des dirigeants des
groupes ennemis. Notre armée a tué, entres autres, le
dirigeant du Hezbollah Abbas Mussawi, le n°2 de l’OLP Abou
Jihad, de même que le cheikh Ahmed Yacine et d’autres
dirigeants du Hamas. Presque tous les Palestiniens, et pas
seulement eux, sont convaincus que Yasser Arafat a également
été assassiné.
Le résultat ? La place de Mussawi a été
occupée par Nasrallah qui est beaucoup plus capable. Le
cheikh Yacine a été remplacé par des dirigeants beaucoup
plus radicaux. Au lieu d’Arafat, nous avons eu le Hamas.
Comme pour beaucoup d’autres questions
politiques, un état d’esprit militaire simpliste explique
aussi cette façon de penser.
UNE PERSONNE qui
reviendrait en Israël après une longue absence et
regarderait nos écrans de télévision pourrait avoir
l’impression qu’une junte militaire gouverne Israël, à
l’ancienne manière sud-américaine.
Sur toutes les chaînes de télévision, tous
les soirs, on voit une succession de chefs militaires en
uniforme. Non seulement ils expliquent les actions militaires
du jour, mais ils font aussi des commentaires sur des sujets
politiques et exposent la ligne politique et de propagande.
Durant toutes les autres heures d’émission,
environ une dizaine de généraux retraités ressassent le
message des chefs militaires. (Certains d’entre eux ne
semblent pas particulièrement intelligents - pour ne pas dire
qu’ils semblent complètement stupides. Il est effrayant de
penser que ces gens ont un jour ont été en position de décider
qui devait vivre et qui devait mourir.)
Certes, nous sommes une démocratie. L’armée
est totalement soumise au pouvoir civil. D’après la loi, le
conseil des ministres est le « commandant suprême »
de l’armée (qui, en Israël, comprend la Marine et l’Aviation).
Mais, pratiquement, aujourd’hui,c’est le sommet de la hiérarchie
militaire qui décide de toutes les questions politiques et
militaires. Quand Dan Halutz dit aux ministres que le
commandement militaire a décidé de telle ou telle opération,
aucun ministre n’ose émettre d’objection. Certainement
pas les malheureux ministres du parti travailliste.
Ehud Olmert se présente comme l’héritier
de Churchill (« du sang, de la sueur et des larmes »).
C’est vraiment assez pathétique. Alors Amir Peretz bombe le
torse et profère des menaces dans toutes les directions.
C’est encore plus pathétique, si c’était possible. Il
ressemble à la mouche sur l’oreille d’un bœuf clamant :
« nous labourons ! »
Le chef d’état-major a annoncé la semaine
dernière avec satisfaction : « l’armée jouit du
soutien total du gouvernement ! » Voilà encore une
intéressante formulation. Elle implique que l’armée décide
de ce qu’il faut faire et que le gouvernement donne son
« soutien ». Et c’est bien sûr ainsi que cela
se passe.
AUJOURD’HUI, il n’est
un secret pour personne que cette guerre est planifiée depuis
longtemps. Les correspondants militaires rapportent fièrement
cette semaine que l’armée s’entraîne pour cette guerre
dans tous ses détails depuis plusieurs années. Il y a
seulement un mois, il y a eu un grand exercice militaire pour
faire la répétition de l’entrée des forces terrestres au
Sud Liban - à un moment où les hommes politiques et les généraux
déclaraient que « nous ne reviendrons jamais dans le
bourbier du Liban. Nous n’y réintroduirons jamais nos
forces terrestres. » Maintenant nous sommes dans le
bourbier et d’importantes forces terrestres opèrent dans la
région.
Ceux de l’autre côté se préparent aussi
à cette guerre depuis des années. Non seulement ils ont
construit des caches d’armes pour des milliers de missiles,
mais ils ont aussi préparé un système élaboré de bunkers,
tunnels et grottes de style vietnamien. Nos soldats sont
aujourd’hui confrontés à ce système et paient un prix élevé.
Comme toujours, notre armée a méprisé « les Arabes »
et sous-estimé leurs capacités militaires.
C’est un des problèmes de la mentalité
militaire. Talleyrand n’avait pas tort quand il disait que
« la guerre est une chose trop sérieuse pour être
laissée aux militaires. » La mentalité des généraux,
qui résulte de leur éducation et de leur profession, est par
nature orientée vers la force, elle est simpliste,
unidimensionnelle, pour ne pas dire primitive. Elle est basée
sur la croyance que tous les problèmes peuvent être résolus
par la force, et que si cela ne marche pas, alors il faut
encore plus de force.
Le planning et l’exécution de la guerre
actuelle l’illustrent bien. Ils sont basés sur l’hypothèse
que si l’on cause des souffrances terribles à la
population, celle-ci se soulèvera et demandera le départ du
Hezbollah. Une compréhension minimale de la psychologie de
masse conduirait à la conclusion contraire. L’assassinat de
centaines de civils libanais, appartenant à toutes les
communautés ethnico-religieuses, la transformation de la vie
des autres en enfer, et la destruction de l’infrastructure
vitale de la société libanaise provoqueront une lame de fond
de colère et de haine - contre Israël et non pas contre ceux
qu’ils voient comme des héros qui sacrifient leur vie pour
les défendre.
Le résultat sera un renforcement du
Hezbollah, pas seulement aujourd’hui, mais pour des années.
Cela sera peut-être le principal résultat de la guerre, plus
important que tous les succès militaires, s’il y en a, et
pas seulement au Liban mais dans le monde arabe et musulman.
Confrontée aux horreurs montrées sur toutes
les télévisions et les écrans d’ordinateurs, l’opinion
mondiale est aussi en train de changer. Ce qui était considéré
au début comme une réponse justifiée à la capture de deux
soldats apparaît maintenant comme les actions barbares
d’une machine de guerre brutale. L’éléphant dans un
magasin de porcelaine.
Des milliers de listes de distribution électroniques
ont fait circuler des séries de photos de bébés et
d’enfants mutilés. A la fin, il y a une photo macabre :
de charmants enfants israéliens écrivant « greetings »
sur des obus qui sont prêts à être tirés. Puis apparaît
un message : « Merci aux enfants d’Israël pour
ce gentil cadeau. Merci au monde qui ne fait rien. Signé :
les enfants du Liban et de Palestine. »
La femme qui est à la tête du Haut
commissariat pour les Droits de l’homme des Nations unies a
déjà qualifié ces actes de crimes de guerre - ce qui peut
dans l’avenir signifier des problèmes pour des officiers de
l’armée israélienne.
EN GÉNÉRAL, quand ce
sont des officiers de l’armée qui déterminent la politique
d’un pays, de sérieux problèmes moraux apparaissent.
Dans une guerre, un commandant est obligé de
prendre des décisions dures. Il envoie des soldats à la
bataille, sachant que beaucoup ne reviendront pas et que
d’autres seront mutilés pour la vie. Il s’endurcit le cœur.
Comme le général Amos Yaron l’a dit à ses officiers après
le massacre de Sabra et Chatila : « Nos sentiments
se sont émoussés ! »
Des années du régime d’occupation dans les
territoires palestiniens ont causé une terrible insensibilité
quand il s’agit de vies humaines. L’assassinat de dix à
vingt Palestiniens chaque jour, y compris femmes et enfants,
comme cela se passe maintenant à Gaza, ne trouble plus
personne. Cela ne mérite même pas les gros titres. Petit à
petit, on n’entend même plus d’expressions routinières
comme « Nous regrettons... Nous n’avions pas
l’intention... L’armée la plus morale du monde... »
et toutes les phrases banales.
Aujourd’hui cet engourdissement se révèle
au Liban. Des officiers des forces aériennes, calmes et à
l’aise, sont assis face aux cameras et parlent de « nombreuses
cibles » comme s’ils parlaient d’un problème
technique et pas d’êtres humains. Ils parlent de chasser
des centaines de milliers d’êtres humains de leurs maisons
comme d’un succès militaire important et ne cachent pas
leur satisfaction face aux êtres humains dont la vie a été
brisée. Le mot le plus populaire chez les généraux en ce
moment est « pulvérisé » nous pulvérisons, ils
vont être pulvérisés, des quartiers sont pulvérisés, des
immeubles sont pulvérisés, des gens sont pulvérisés.
Même le lancement de roquettes sur nos villes
et villages ne justifie pas cette ignorance des considérations
morales de la guerre. Il y avait d’autres façons de répondre
à la provocation du Hezbollah, sans transformer le Liban en
champ de ruines. Cet engourdissement moral se transformera en
dégât politique grave à la fois immédiat et à long terme.
IL EST PRESQUE banal de
dire qu’il est plus facile de commencer une guerre que de la
finir. Chacun sait comment elle commence. Il est impossible de
savoir comment elle finira.
Les guerres ont lieu dans le royaume de
l’incertitude. Des choses imprévues surviennent. Même les
plus grands capitaines de l’Histoire ne pouvaient contrôler
les guerres qu’ils avaient déclenchées. La guerre a ses
propres lois.
Nous avons déclenché une guerre de quelques
jours. Elle est devenue une guerre de quelques semaines.
Maintenant ils parlent de mois de guerre. Notre armée a
commencé une action « chirurgicale » par nos
forces aériennes, après quoi elle a envoyé de petites unités
au Liban. Maintenant des brigades entières y combattent et
des réservistes sont rappelés en grand nombre pour une
invasion totale style 1982. Certains prévoient déjà que la
guerre peut conduire à une confrontation avec la Syrie.
Pendant tout ce temps, les Etats-Unis ont
utilisé leur puissance pour empêcher l’arrêt des hostilités.
Tous les signes indiquent qu’ils poussent Israël vers une
guerre avec la Syrie - pays qui a des missiles balistiques
avec des ogives chimiques et biologiques
Une seule chose est déjà certaine au onzième
jour de la guerre : rien de bon n’en sortira.
Quoiqu’il arrive, le Hezbollah en sortira renforcé. Si,
dans le passé, il y a eu des espoirs que le Liban devienne
peu à peu un pays normal, où le Hezbollah serait privé
d’un prétexte pour maintenir sa propre force militaire,
nous avons désormais fourni à l’organisation la
justification parfaite : Israël détruit le Liban, seul
le Hezbollah se bat pour défendre le pays.
En ce qui concerne la dissuasion : une
guerre dans laquelle notre énorme machine militaire ne peut
vaincre une petite organisation de guérilla en onze jours de
guerre totale n’a certainement pas réhabilité son pouvoir
dissuasif. De ce point de vue, désormais la durée et les résultats
de cette guerre seront de peu d’importance ; le fait
que quelques milliers de combattants aient tenu tête à
l’armée israélienne pendant onze jours et plus a déjà été
imprimé dans la conscience de centaines de millions d’Arabes
et de musulmans.
De cette guerre, rien de bon n’adviendra, ni
pour Israël, ni pour le Liban, ni pour la Palestine. Le
« Nouveau Moyen-Orient » qu’elle dessinera sera
le pire endroit où vivre.
Article publié, en hébreu et en anglais, le 23 juillet, sur
le site de Gush Shalom - Traduit de l’anglais « Is
Beirut Burning ? » : RM/SW