Depuis quelques semaines maintenant, une lumière
rouge clignote dans ma tête, éclairant un mot en grandes lettres
gothiques : Weimar.
A l’âge de neuf ans, j’ai vu de mes propres
yeux la chute de la République allemande née après la Première
guerre mondiale. On l’appelait généralement la République de
Weimar parce que sa constitution avait été écrite dans la ville
de deux immenses personnages de la culture germanique, Goethe et
Schiller. Quelques semaines après son effondrement, nous avons
fui l’Allemagne et ainsi sauvé nos vies.
Depuis lors, les images et les bruits de la chute
de la République sont gravés dans mon esprit. J’ai lu des
centaines de livres sur cet événement. Une grande question m’a
toujours taraudé et est restée sans réponse jusqu’à ce jour :
comment une telle chose a-t-elle pu arriver ? Comment une
bande voyous à l’idéologie inhumaine a-t-elle pu s’emparer
d’un Etat qui, à son époque, était peut-être le plus cultivé
du monde ?
La veille du procès Eichmann, en 1960, j’ai écrit
un livre là-dessus, qui se terminait par la question : cela
peut-il arriver ici ?
Aujourd’hui on ne peut échapper à la terrible
réponse : oui, cela peut arriver ici. Si nous nous
conduisons comme le peuple de Weimar, nous allons subir le même
sort que le peuple de Weimar.
Dans le passé j’ai souvent hésité à utiliser
cette analogie. Nous avons un tabou concernant l’Allemagne
nazie. Etant donné que rien au monde ne peut être comparé à
l’Holocauste, aucune comparaison ne devrait être faite avec
l’Allemagne de cette époque-là.
Ce n’est que rarement que ce tabou n’a pas été
respecté. Une fois David Ben Gourion a traité Menahen Begin de
« disciple d’Hitler ». Begin, pour sa part, a appelé
Yasser Arafat « le Hitler arabe » et, avant cela, en
Israël, on appelait Gamal Abdel Nasser le « Hitler du Nil ».
Le prof. Yeshayahu Leibowitz, à sa façon provocante habituelle,
a parlé de « judéo-nazis » et comparé les unités
spéciales de l’armée israélienne aux SS. Mais c’était des
exceptions. Généralement, le tabou a été observé.
Ce n’est plus le cas maintenant. Dans leur
combat contre la démocratie israélienne « pourrie »,
les colons ont adopté les symboles de l’Holocauste. Ils portent
ostensiblement l’étoile jaune imposée par les nazis aux Juifs
avant leur extermination, remplaçant seulement le jaune par
l’orange. Ils inscrivent leur numéro d’identité sur leur
avant-bras comme les numéros que les nazis tatouaient sur les
prisonniers à Auschwitz. Ils appellent le gouvernement le « Judenrat »
comme les conseils juifs nommés par les nazis dans les ghettos,
et comparent l’évacuation des colons de Gush Katif à la déportation
des Juifs dans les camps de la mort. Tout cela est montré en
direct à la télévision.
Donc, il n’y a plus aucune raison de ne pas
appeler un chat un chat : un énorme mouvement fasciste
menace désormais la démocratie israélienne.
Ce qui s’est passé la semaine dernière en Israël
n’était pas une « protestation » légitime ni une
tentative démocratique d’influencer l’opinion publique afin
de faire changer les décisions du gouvernement et de la Knesset.
Ce n’était même pas une campagne de désobéissance civile par
une minorité essayant d’imposer le changement d’une décision
de la majorité.
C’était beaucoup plus. Le début d’une
tentative de renverser par la force le système démocratique
lui-même.
Le noyau dur des colons se confronte maintenant à
la démocratie israélienne et ce noyau dur est accepté par
pratiquement tous les colons comme leur porte-parole. Cette
semaine, nous en avons vu des dizaines de milliers et on ne pas ne
pas se rendre compte qu’il s’agit d’un mouvement révolutionnaire
avec une idéologie révolutionnaire utilisant des moyens révolutionnaires.
Quelle est cette idéologie ? Elle a été
bruyamment proclamée, encore et encore, par le porte-parole
principal du mouvement : Dieu nous a donné ce pays. Toute la
terre et ce qu’elle produit nous appartient. Quiconque en
abandonne même un mètre carré à des étrangers (ce qui veut
dire les Arabes, qui ont vécu ici depuis de nombreuses générations)
viole les commandements de la Torah. Le
respect de la Torah est obligatoire. Toutes
les décisions du gouvernement, les lois de la Knesset et les
jugements des tribunaux sont nuls et non avenus s’ils entrent en
contradiction avec la parole de Dieu, telle qu’elle nous est
transmise par les rabbins qui sont au-dessus des ministres, des
membres de la Knesset, des juges de la Cour suprême et des
commandants de l’armée. Comme dans l’Iran fondamentaliste de
Khomeiny.
Une grande partie de ce camp adhère ouvertement
aux enseignements de Meir Kahane, dont le visage a été montré
partout sur les chemises, les drapeaux et les posters des colons
en marche. Kahane a publiquement prêché ce que beaucoup de
colons, et peut-être la plupart d’entre eux, disent en privé :
que Dieu non seulement nous a promis ce pays, mais qu’il nous a
également ordonné (dans le livre de Joshua) d’éradiquer les
habitants non juifs. Si on ne peut pas les faire partir par la
terreur (transfert volontaire), on doit les éliminer. Selon les
paroles d’un des rabbins à la télévision cette semaine,
s’ils ne veulent pas partir, ils doivent en « payer le
prix ». Cela concerne bien sûr également le million et
quart d’Arabes citoyens d’Israël.
Un des leaders de la marche, Tsviki Bar-Hai, a déclaré
à la télévision : « La nature même de l’Etat est
ce pour quoi nous nous battons. »
Quatre-vingt dix pour cent des nombreux milliers
de colons vus à la télévision cette semaine portaient la kippa,
et beaucoup d’entre eux avaient barbe et papillotes. Les femmes
portaient de longues jupes et avaient les cheveux couverts.
Beaucoup parmi eux sont des « Juifs convertis » ou
appartiennent au « camp national-religieux » - une
secte nationaliste-messianique qui croit qu’elle ouvre la voie
à la « rédemption ». Cela doit être clairement
compris : en Israël, la religion juive a entrepris une
mutation qui l’a fait complètement changer de visage.
Il n’existe aucune définition scientifique
reconnue du « fascisme ». Je le définis comme ayant
les caractéristiques suivantes : la croyance dans un peuple
supérieur (master Volk, peuple élu, race supérieure), une
totale absence d’obligations morales envers les autres, une idéologie
totalitaire, la négation de l’individu excepté comme élément
de la nation, mépris pour la démocratie et culte de la violence.
Selon cette définition, une importante proportion des colons sont
fascistes.
On a dit de la République de Weimar qu’elle
n’avait pas été renversée par les « chemises brunes »
mais qu’elle s’était effondrée d’elle-même parce que, à
l’heure de vérité, presque personne n’était prêt à se
lever pour la défendre.
La semaine dernière, des milliers de « chemises
orange » ont marché vers Gush Katif, comme un lointain écho
de la « Marche sur Rome » de 1920 des « chemises
noires » de Benito Mussolini qui ont renversé la démocratie
italienne. Quelque 20.000 soldats et policiers ont été mobilisés
pour les arrêter. L’armée et la police ont gagné, puisque les
chemises orange n’ont pas atteint la bande de Gaza. Mais,
pendant trois jours, sous un soleil brûlant, les rebelles ont
fait une démonstration publique de leur détermination, de leur
unité et de leur discipline.
C’était une cacophonie. Les colons, hommes et
femmes, criaient ; leurs enfants conditionnés hurlaient ;
les bébés, le visage rouge, en sueur, pleuraient dans les bras
de leur mère ; les dirigeants faisaient des discours ;
les officiers de l’armée et de la police aboyaient des ordres.
Une seule voix était absente : la voix du peuple israélien.
Pendant ces trois jours fatidiques, pas un des
intellectuels en vue, aucun écrivain comme S. Yishar, Amos Oz,
A.B. Yehoshua ou David Grossman, aucun professeur important, aucun
poète ni artiste n’a élevé la voix contre les colons et leurs
alliés. Les nombreuses personnalités qui auparavant étaient
tombées dans le piège de la « conciliation » avec
les colons et des « pactes culturels » avec les
religieux extrémistes de droite n’ont pas osé se dégager de
ce piège et souligner le grand danger que court l’Etat démocratique.
Une de leurs excuses était qu’ils ne souhaitaient pas être
considérés comme soutenant Ariel Sharon.
Aucune des grandes organisations officielles -
depuis l’association du Barreau et les chambres de commerce,
jusqu’à l’association des journalistes et le corps enseignant
- n’ont estimé nécessaire de faire entendre leur voix pour défendre
la démocratie, alors que les militants orange inondaient toutes
les chaînes de télévision, lesquelles n’ont rien fait pour présenter
d’autres points de vues. Le Silence des Agneaux. Le Silence de
Weimar.
J’espère que tout cela changera quand la
confrontation atteindra son point culminant. J’espère que la démocratie
israélienne trouvera en elle-même la force cachée qui manquait
si tragiquement à Weimar. Mais cela n’arrivera pas si des gens
courageux ne donnent pas l’alarme, et si la majorité
silencieuse n’abandonne pas son silence et ne manifeste pas sa
position par la voix et par la couleur.
Autrement, la « Marche sur Gush Katif »
ne sera qu’un avant-goût de la « Marche sur Jérusalem ».
Article publié en hébreu et en anglais le 23 juillet 2005 sur le
site de Gush Shalom - Traduit de l’anglais « The March
of the Orange Shirts » : RM/SW