Il y a quelques années, je discutais avec une
jeune écrivaine israélienne. J’étais frappé par le fait
que malgré ses succès et alors qu’elle était encensée par
les critiques, à un âge relativement jeune, elle semblait
exprimer un sentiment d’insécurité.
Quand je lui ai demandé pourquoi, elle s’est
effondrée. « Je ne l’ai jamais dit à personne. Toute
mon enfance a été un enfer. Je ne savais pas que mes deux
parents avaient été à Auschwitz. Ils n’en parlaient jamais.
Je savais seulement qu’il y avait un épouvantable secret qui
planait sur toute ma famille, un secret si affreux que je me défendais
même de poser des questions. J’ai vécu constamment dans la
peur, sous une menace permanente. Je ne me suis jamais sentie en
sécurité. »
Il s’agit de violence - non pas d’une
violence physique, mais une violence tout de même. Beaucoup
d’enfants israéliens ont connu cela, même quand l’Etat
d’Israël est devenu de plus en plus puissant, et que la Sécurité
- avec un grand S - est devenue son obsession.
Nous, Israéliens et Palestiniens, vivons dans
une guerre permanente. Cela dure maintenant depuis plus de 120
ans. Une 5ème génération d’Israéliens et de Palestiniens
est née dans la guerre, comme leurs parents et leurs
professeurs. Toute leur façon de voir, mentalement, s’est
trouvée structurée par la guerre dès la plus tendre enfance.
Chaque jour de leur vie, la violence a dominé leur quotidien.
De bien des manières, le conflit israélo-palestinien
est unique. Pour essayer de parler d’un processus historique
complexe en des termes les plus simples, disons le comme cela :
Il y a 120 ans, beaucoup de Juifs en Europe ont réalisé que le
nationalisme grandissant de différents peuples, presque
toujours accompagné d’un virulent antisémitisme, les menait
à la catastrophe. Ils ont décidé de devenir eux-mêmes une
nation et de créer un Etat pour les Juifs. Ils ont choisi la
Palestine, l’ancien foyer de leur peuple, comme le lieu pour réaliser
leur rêve. Leur slogan était : « Une terre sans
peuple pour un peuple sans terre ».
Mais la Palestine n’était pas déserte. Le
peuple qui y vivait s’opposait, naturellement, à e qu’un
autre peuple venant de nulle part revendique sa terre.
L’historien Isaac Deutscher a montré le
conflit de la manière suivante : une personne habite à
l’étage supérieur d’un immeuble en feu. Pour se sauver, il
saute par la fenêtre et atterrit sur un passant en dessous, qui
l’injurie méchamment. Entre les deux, une mortelle inimitié
s’ensuit. Qui a raison ?
Chaque guerre crée la peur, la haine, la méfiance,
les préjugés, la diabolisation. D’autant plus une guerre qui
dure pendant des générations. Chacun des deux peuples a
construit son propre récit - les Israéliens et les
Palestiniens - et il n’y a pas la plus petite ressemblance. Ce
qu’un enfant israélien et une enfant palestinien apprennent
sur le conflit dès ses plus jeunes années - chez lui, au
jardin d’enfants, à l’école, dans les médias - est
totalement différent.
Prenons un enfant israélien.
Même si ses parents ou grands-parents ne sont
pas des rescapés de l’Holocauste, on lui enseigne que les
Juifs ont été persécutés durant toute l’histoire - et il
apprend que l’histoire n’est rien d’autre qu’une suite
interminable de persécutions, d’inquisitions et de pogroms,
il apprend l’épouvantable Shoah.
J’ai lu une fois les comptes rendus d’une
classe d’élèves, à qui on demandait d’écrire ce qu’ils
pensaient après avoir visité Auschwitz. Environ un quart a dit :
je pense qu’après ce que les Allemands nous ont fait, nous
devons traiter les minorités et les étrangers mieux que
quiconque. Mais les trois quarts ont dit : Après ce que
les Allemands nous ont fait, notre plus grand devoir est de
garantir l’existence du peuple juif, par tous les moyens
possibles sans exception.
Ce sentiment d’être une victime éternelle
persiste toujours, même après que nous soyons devenus une
nation puissante avec l’Etat d’Israël. C’est profondément
ancré dans nos consciences.
Déjà au jardin d’enfants, et puis chaque année
à l’école, un enfant Juif en Israël connaît toute une série
de congés religieux ou nationaux au cours de l’année (il y a
aucune différence entre les deux), commémorant les évènements
où les Juifs furent victimes ou ont combattu pour leur vie :
Hannuka, commémorant le combat des Maccabees contre
l’oppresseur grec ;
Purim, la victoire sur les Perses qui essayaient d’exterminer
tous les Juifs ;
La Pâque juive, pour la fuite des Israélites devant
l’asservissement en Egypte ;
Le Jour du Souvenir, consacré aux soldats israéliens morts
dans beaucoup de guerres contres les Arabes ;
Le Jour de l’Indépendance, notre combat sans merci pour notre
survie lors de la guerre de 1948 où notre Etat a été créé ;
Le Jour de l’Holocauste ;
Le 9 avril, pour les deux destructions du temple juif, la première
par les Babyloniens et 5 siècles plus tard par les Romains ;
Le Jour de Jérusalem, quand nous avons conquis la partie Est de
la ville, et beaucoup plus, lors de la guerre des Six jours ;
Seul, le Yom Kippur est un congé purement religieux, mais dans
notre esprit, il est irrévocablement lié avec l’épouvantable
guerre de 1973.
A chacune de ces occasions, année après année,
il y a des classes spéciales expliquant sa signification,
gravant son importance. Le paroxysme est le Seder, la veille de
la Pâque juive, où commémorant l’exode d’Egypte, dans
chaque maison juive dans le monde, se déroule la même cérémonie.
Chaque membre de la famille, du plus âgé au plus jeune,
interprète un rôle où chacun de ses sens - la vue, l’ouie,
le goût, l’odorat et le toucher - est sollicité. Un non
Juif, peut-être quand même laïc, n’oublie jamais cet évènement
envoûtant, vécu dans son enfance, dans la chaleur de cette
famille rassemblée.
Dans l’esprit de l’enfant, tous ces événements
s’entremêlent. Ma femme Rachel, qui pendant des années a
enseigné dans les classes primaires et secondaires, pense que
les enfants ne comprennent pas vraiment qui vient avant qui -
les Romains ou les Britanniques, les Babyloniens ou les Arabes.
L’effet cumulatif de tout cela est une vision
du monde dans laquelle les Juifs à toute les périodes, dans
chaque pays, ont été menacés d’anéantissement et ont dû défendre
leur vie. Le monde entier est, a toujours été et sera
toujours, « contre nous ». Dieu - qu’il existe ou
non - nous a promis un pays, et nul n’a de droit sur lui. Cela
vaut même pour les Arabes palestiniens qui ont vécu ici depuis
au moins 13 siècles.
Avec une telle attitude, c’est dur de
constuire la paix.
Maintenant, prenons l’enfant palestinien.
Qu’apprend-il ?
Qu’il appartient au peuple arabe, qui possèdait un glorieux
empire et une civilisation florissante au Moyen-âge, quand les
Européens n’étaient encore que des barbares, et à qui on
enseignait la science et on apportait l’instruction ;
Que les Croisés barbares ont provoqué des bains de sang
effroyables à Jérusalem et dans la Palestine envahie, jusqu’à
ils soient repoussés par le grand Muslim triomphant,
Salah-al-Din (Saladin) ;
Que les Palestiniens ont été humiliés et opprimés pendant
des siècles par des rapaces venus de l’étranger, d’abord
les Turcs, puis les colonialistes européens qui ont amené les
Sionistes en Palestine afin d’ôter tout espoir aux Arabes de
retrouver la liberté dans leurs pays ;
Que lors de la grande Nakba (Catastrophe) de 1948, la moitié
des Palestiniens a été expulsée de ses maisons et de son pays
par les Sionistes, et que depuis 1967, tous les Palestiniens ne
font que végéter, les uns comme réfugiés, les autres comme
victimes d’une occupation cruelle et interminable.
Tout enfant palestinien grandit avec la
conscience profonde du ressentiment et de l’humiliation, d’être
la victime d’une épouvantable injustice, de pouvoir racheter
son peuple par un combat violent, l’héroïsme et le sacrifice
de soi.
Comment faire la paix entre ces deux peuples
pris dans leurs propres récits contradictoires, apparemment irréconciliables ?
Certainement pas par des manœuvres
diplomatiques. Elles peuvent aider dans une situation,
temporairement, mais ne peuvent à elles seules mettre fin au
conflit. Ce qui est advenu des accords d’Oslo montre bien que
sans une transaction sur les causes originelles du conflit imprégnées
dans l’esprit des deux peuples, tout accord ne représente
qu’un couvre-feu de courte durée.
La paix est un état d’esprit. La principale tâche
des négociateurs pour la paix est d’abord psychologique :
rencontrer les deux peuples, chacun individuellement, voir leur
propre version avec une œil nouveau, et - encore plus important
- comprendre le fait que les deux versions ne sont que les deux
côtés d’une même pièce de monnaie.
Il s’agit surtout d’une entreprise d’éducation.
A ce titre, elle est d’une difficulté fantastique, parce elle
doit être comprise d’abord par les enseignants, qui eux-mêmes
sont imprégnés de leur propre vision du monde.
Laissez-moi vous raconter une petite histoire.
Rachel enseignait dans sa classe l’histoire de la Bible,
comment Abraham a acheté une parcelle de terre à Hébron à
Ephron, son propriétaire, afin d’enterrer son épouse, Sarah.
D’abord, Ephron lui avait proposé la parcelle pour rien, et
ce n’est seulement qu’après bien des supplications, qu’il
a donné un prix, 400 pièces d’argent, en disant « Qu’y
a-t-il entre moi et eux ? » (Genèse 23).
Rachel a expliqué à ses enfants que cette façon
de négocier était celle des Bédouins, dans le désert, encore
maintenant. Il est grossier de commencer une négociation
directement, brutalement, en donnant un prix, une autre façon
est de faire d’abord une proposition comme si c’était un
cadeau. Ainsi, la transaction rend les échanges et la vie plus
civilisés.
Pendant la récréation, Rachel a demandé au
professeur d’une classe de même niveau, comment elle avait
expliqué ce chapitre à ses élèves. « Simple » a
répondu l’autre ; « Je leur ai dit que c’était
un exemple typique de l’hypocrisie arabe. Vous ne devez pas
croire un mot de ce qu’ils disent. Ils vous proposent un
cadeau et ils exigent un prix élevé ! »
Pour que la paix devienne possible, vous devez
changer toute les mentalités. C’est ce que mes amis et moi-même,
du bloc pour la paix, Gush Shalom, essayons de faire.
Est-ce possible ?
En intervenant ici, (à cette conférence) au cœur
de ce qui était autrefois la capitale de la Prusse, je me suis
rappelé de mon enfance, quand j’étais élève dans cette
Prusse de l’époque, alors gouvernée par les sociaux-démocrates.
Une fois, quand j’avais 9 ans, dans le Hanovre
d’avant Hitler, le professeur parlait de la statue d’Hermann
l’Angelot, dans la forêt de Teutoburger. « Avec son
seul visage, Hermann fait face à l’ennemi juré (Erzfeind). »
disait-elle. « Les enfants, qui est l’ennemi juré ? ».
Tous répondaient à l’unisson « la France ! la
France ! ». Aujourd’hui, après des siècles de
guerres, l’Allemagne et la France ne sont pas seulement des
alliées, mais des partenaires dans la glorieuse entreprise de
l’Europe unifiée.
Si cela a pu arriver ici, la paix est possible
partout.