Palestine - Solidarité

   



Un grand miracle

Uri Avnery

 

Pour la première fois depuis 1974, le parti travailliste est dirigé par une personne qui n’a pas grandi dans l’armée ni dans l’establishment militaire. L’essentiel de son programme est socio-économique. Son message social est lié à son message de paix, ce qui est cohérent.

Les immigrés nord-africains des banlieues françaises sont en train d’incendier leurs villes. Les immigrés nord-africains de la banlieue israélienne ont fait cette semaine une révolution démocratique dans notre pays.

Dans les élections primaires du parti travailliste, les membres d’origine « orientale » ont massivement voté pour Amir Peretz et consacré la défaite de Shimon Pérès qui a bénéficié du soutien des membres du parti appartenant aux classes supérieures, la plupart ashkénazes.

(« Orientaux » est le terme aujourd’hui généralement accepté pour parler des Juifs venant des pays arabes et autres pays musulmans et leurs descendants, qu’on appelait d’habitude, à tort, « Séfarades ». Les « Ashkénazes » sont les immigrés venant des pays d’Europe et leurs descendants, selon le terme désignant l’Allemagne dans la littérature hébraïque médiévale.)

Il y a une semaine, cette chronique appelait les électeurs du parti travailliste à voter pour Peretz. Le quotidien Haaretz a publié cet article le jour de l’élection. S’il a pu convaincre ne serait-ce qu’une personne à changer son vote, j’en suis heureux. Parce que l’élection de Peretz est, à mon avis, un événement qui va bien au-delà des affaires du parti. Elle peut bel et bien changer l’avenir du pays.

JE ME SOUVIENS d’un débat qui a eu lieu peu de temps après la guerre du Liban de 1982. Quelques dizaines de militants chevronnés des mouvements pacifistes radicaux israéliens s’étaient retrouvés sur le toit d’un immeuble de Tel-Aviv pour discuter de la possibilité de créer un nouveau parti pour la paix, après la dissolution du parti Sheli (que j’avais représenté pendant quelques années à la Knesset).

J’avais dit que nous n’arriverions pas à provoquer un réel changement si nous ne touchions pas les Juifs orientaux. Pour cette communauté, le camp de la paix avait l’air d’une affaire d’Ashkénazes appartenant aux couches socio-économiques supérieures. Dans nos manifestations, on ne voit pas beaucoup de visages orientaux. Nous n’avons pas réussi à toucher cette moitié de la population. Aussi longtemps que cette situation durera, il n’y aura pas de paix.

Depuis lors, 23 ans ont passé et la situation n’a pas changé. Les classes populaires orientales ont boycotté la « gauche » israélienne dans son ensemble. Ils détestaient particulièrement le parti travailliste, qui représentait à leurs yeux tout ce qu’il y a de mauvais : discrimination contre les villes et les quartiers où sont concentrés les Juifs orientaux, dédain pour leur culture, soutien à une politique économique qui rend les riches plus riches. Ils méprisaient particulièrement les « hommes politiques ethniques », qu’ils considéraient comme des mercenaires de l’élite ashkénaze.

On identifie le camp de la paix à la « gauche ». Quand, une fois par an, cent mille personnes se rassemblent (comme ce soir) sur la place Rabin de Tel-Aviv en hommage au leader disparu, les Orientaux se distinguent par leur absence (excepté quelques membres des mouvements de jeunesse de la gauche). Arguments souvent entendus : « Vous ne vous intéressez qu’aux Arabes, pas à nous ! » ou « Ramallah est plus important pour vous que Ramleh ! » (Ramleh est une ville israélienne principalement peuplée de personnes venant d’Afrique du Nord.) Tout ce qui touche à l’idée de paix est ainsi considéré comme une affaire ashkénaze élitiste qui ne concerne pas les habitants des villes orientales.

Il y a plusieurs raisons à la haine profondément ancrée envers le parti travailliste chez de nombreux Orientaux, même de la deuxième ou troisième génération. L’une d’elles est le sentiment que les immigrés d’Afrique du Nord dans les années 50 ont été accueillis en Israël avec mépris par l’establishment qui, à l’époque, appartenait entièrement au parti travailliste. On attendait des immigrés qu’ils abandonnent leur héritage culturel et leurs traditions dans le « creuset » israélien qui imposait un modèle occidental laïque.

L’histoire (vraie) des immigrés marocains amenés au milieu du désert et obligés de se construire une ville nouvelle s’est transmise de génération en génération. Quand ils ont refusé de descendre du camion, le mécanisme de la benne a été actionné et ils ont été littéralement « déversés » sur le sol, comme s’il s’était agi d’un chargement de sable. Les immigrés se sont aussi sentis humiliés quand, à leur arrivée dans le pays, on a traité leurs cheveux au DDT. Certes, on a fait la même chose aux immigrés des camps de réfugiés européens, mais, dans la mémoire des immigrés orientaux, l’insulte a laissé une marque indélébile.

Les Orientaux des deuxième et troisième générations croyaient que la « gauche » avait créé un monde clos dont les portes leur étaient fermées. Ce sentiment ne disparaissait pas quand des personnes d’origine orientale accédaient à des positions élevées, entraient au cabinet du Président, devenaient ministre, professeur ou entrepreneur prospère. Les statistiques montrent que la plupart des Orientaux se trouvent dans les classes socio-économiques les plus basses, que nombre d’entre eux vivent au-dessous du seuil de pauvreté et qu’ils sont surreprésentés dans les prisons. Résultat, ils ont voté en masse pour le Likoud qui est, lui aussi, resté longtemps « à l’extérieur » de l’establishment. Encore aujourd’hui, le Likoud est perçu comme un parti d’opposition - en dépit du fait qu’il a été longtemps au pouvoir.

IL Y A, bien sûr, des raisons plus profondes à la tension entre les Orientaux et le camp de la paix. La plupart des immigrants des pays arabes n’arrivent pas avec la haine des Arabes - ils l’acquièrent ici.

C’est un phénomène bien connu dans de nombreux pays. La classe la plus discriminée de la majorité nationale fournit les ennemis les plus radicaux des minorités nationales et des étrangers en général. Ceux qui sont écrasés écrasent ceux qui sont en dessous d’eux. Après s’être vu voler leur amour-propre, ils ne peuvent retrouver le respect d’eux-mêmes qu’en appartenant à la « race des seigneurs ». Ainsi en est-il des pauvres blancs aux Etats-Unis. De même qu’en France.

De surcroît, la classe dirigeante ashkénaze méprise ouvertement les manières arabes, l’accent et la musique que les immigrés orientaux ont apportés avec eux. Cette attitude ouvertement raciste envers les Arabes devient une attitude raciste indirecte envers les Juifs orientaux. Ces derniers réagissent par la défensive en adoptant une attitude anti-arabe extrême.

Dans la discussion il y a 23 ans, je disais qu’aucun d’entre nous, Ashkénazes, ne peut apporter le changement nécessaire. Seul un authentique dirigeant oriental peut insuffler un nouvel esprit à la communauté orientale. Il peut lui rappeler que, pendant 1.400 ans, alors que les Juifs européens subissaient les pogroms, l’Inquisition et l’Holocauste, les Juifs n’étaient pas persécutés dans les pays musulmans et même, pendant de longues périodes, en Espagne et ailleurs, ils étaient partenaires dans une merveilleuse symbiose islamo-juive. Un tel dirigeant peut rendre à sa communauté la fierté de son passé et l’ambition d’entreprendre sa mission naturelle de servir de pont entre les deux peuples.

Cela ne s’est pas produit jusqu’à présent. Cela peut se produire maintenant.

L’ELECTION d’Amir Peretz change complètement la scène politique. Pour la première fois, le parti travailliste est dirigé par un authentique représentant de la communauté nord-africaine - pas un homme politique « ethnique » mais un dirigeant national fier de ses racines. Et d’ailleurs, avant l’élection, il a déclaré : « La première chose que je ferai si je suis élu sera de tordre le cou au démon ethnique. »

Pour la première fois depuis 1974, le parti travailliste est dirigé par une personne qui n’a pas grandi dans l’armée ni dans l’establishment militaire. L’essentiel de son programme est socio-économique. Il met fin à la situation anormale qui prévaut en Israël depuis longtemps où les dirigeants de la « gauche » soutiennent une politique économique très à droite. Il peut mettre fin à la situation dans laquelle l’énorme budget de la défense, associé à l’investissement massif dans les colonies, dévore les ressources nécessaires pour réduire le fossé entre les riches et les pauvres, fossé qui est maintenant plus profond en Israël que dans tous les autres pays développés.

Depuis le début de sa carrière, Peretz n’a jamais faibli dans son soutien conséquent à la paix israélo-palestinienne. Son message social est lié à son message de paix, ce qui est cohérent.

Tout cela n’est pas une raison pour danser de joie dans les rues. Il se peut que nous soyons déçus. Peretz se trouve confronté à un ensemble impressionnant de tâches : unifier son parti, se débarrasser de l’héritage de Pérès, apporter un sang nouveau au parti, gagner la prochaine élection générale, devenir Premier ministre, promouvoir une nouvelle politique sociale, faire la paix. Il doit maintenant faire ses preuves dans chacune de ces tâches, phase par phase.

Mais il y a place pour l’optimisme. Les rigidités entre les partis ont été cassées. C’est le début d’une Peretztroika. Des communautés entières peuvent maintenant changer d’appartenance politique. Une nouvelle donne politique peut émerger, une donne bien meilleure pour faire la paix.

En France, les quartiers nord-africains défavorisés s’enflamment. Dans notre pays, un membre de la communauté nord-africaine défavorisée est devenu candidat au poste de Premier ministre. Six semaines avant Hanouka, la fête juive caractérisée par l’ancien adage « Un grand miracle est arrivé ici », nous avons quelque raison d’être heureux.

Article publié en hébreu et en anglais sur le site de Gush Shalom le 12 novembre 2005 - Traduit de l’anglais "A Great Miracle" : RM/SW

 


 Source : AFPS
 http://www.france-palestine.org/article2681.html


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