Palestine - Solidarité

   



Un drôle d’anniversaire 
Uri Avnery

 

Hier, la veille de mon 82e anniversaire, j’ai eu une fête très inhabituelle. Les émotions étaient intenses, les larmes coulaient comme jamais auparavant, il y avait un long cortège. Tout cela a eu lieu dans un village de Cisjordanie appelé Bil’in.

Il est vrai que les larmes étaient causées par des gaz. L’émotion était à son comble parce que nous avions été brutalement attaqués par la police des frontières. Le défilé avait était organisé pour protester contre la barrière de séparation, qui coupe presque toutes les terres du village pour agrandir l’énorme colonie de Modi’in Ilit.

Depuis des mois déjà, des militants pacifistes israéliens se joignent aux villageois tous les vendredis dans une marche de protestation vers le site du mur, faisant de Bil’in un symbole de résistance non violente. Le site a déjà été nivelé mais le mur lui-même n’a pas encore été construit dans ce secteur. La manifestation de la semaine dernière ayant été attaquée par l’armée avec une brutalité particulière, nous avons donc décidé de revenir en force cette semaine. Nous étions plus de deux cents à protester, venant de l’ensemble du pays, appartenant à divers mouvements pacifistes. Avant notre départ, nous avions entendu à la radio que le village avait été envahi à l’aube, qu’un couvre-feu avait été imposé et que des affrontements violents avaient lieu. Comme toutes les routes vers le villages avaient été bloquées, nous avons dû nous en approcher par des voies détournées.

Laissant nos bus à la limite de la colonie, nous avons commencé à nous frayer un chemin à travers un paysage palestinien typique - collines escarpées couvertes de rochers glissants de toutes tailles, d’oliviers, d’épais buissons et de ronces. La température avait atteint 30° à l’ombre, mais aucune ombre à l’horizon. Je n’aimais pas marcher dans cet endroit déjà quand j’étais soldat, et maintenant, 57 ans plus tard, encore moins.

Pendant deux heures interminables, nous avons monté et descendu, glissant sans arrêt, nous soutenant les uns les autres. Nous formions un groupe disparate - jeunes des deux sexes, personnes âgées et différentes générations entre les deux. Alors que j’étais presque au bout du rouleau, j’ai atteint le site de la barrière, une longue et brillante cicatrice se déroulant comme un serpent à travers la vallée. Rachel [épouse de l’auteur, ndt], pourtant pas une poule mouillée, vivait la triste expérience de ses jambes refusant tout simplement d’obéir à son cerveau. Elle était incapable de bouger. Mais elle y est quand même arrivée.

Le premier groupe a traversé le couloir marquant le site du mur et grimpé sur la colline suivante vers le village, où il a été encerclé par la police des frontières devant la mosquée. Moi et le groupe suivant avons été stoppés à l’endroit du site du mur par des soldats et des policiers, qui nous ont rappelé que nous étions entrés dans une « zone militaire fermée ». Utilisant les menaces et la séduction et, se rendant compte du piteux état dans lequel nous étions après la marche dans les rochers, ils ont proposé de nous reconduire sur la Ligne verte dans leurs véhicules blindés, nous transformant ainsi en « détenus ». Sauf quelques-uns proches de l’évanouissement, nous avons refusé.

La vie est pleine de surprises. Soudain une jeep de l’armée s’est avancée et on nous a offert de l’eau glacée. Comme nous en étions à divers degrés de déshydratation, nous avons accepté. (Je me représentais un soldat offrant à une fille un verre d’eau froide en lui demandant : « Avec ou sans gaz ? »)

Ainsi réconfortés, nous nous sommes dispersés parmi les oliviers et avons commencé à marcher vers le village. C’était une montée escarpée sur les rochers, encore pire qu’avant. A mi-chemin, j’ai été dépassé par deux jeunes officiers. « Ne voudriez-vous pas revenir avec nous ? » ont-ils demandé poliment. J’ai décliné l’offre avec la même civilité. Et alors l’incroyable est arrivé. Ils m’ont salué de la main et ont disparu.

J’ai continué à grimper, atteignant le village juste au moment où j’ai ressenti que je n’aurais pas pu faire un pas de plus. En approchant de la mosquée, j’ai senti l’âcre odeur des gaz lacrymogènes. J’avais déjà un demi-oignon dans la main - paradoxalement, les oignons, qui généralement font pleurer, ont un effet inexplicable sur les gaz lacrymogènes en rendant ceux-ci presque supportables. J’en ai gardé un dans ma main pendant toute la journée.

Notre groupe a été reçu avec beaucoup d’enthousiasme par nos camarades qui avaient déjà atteint la mosquée, ainsi que par les villageois. L’endroit ressemblait à un champ de bataille - des jeeps blindées tournaient en rond, l’explosion régulière des grenades assourdissantes et des bombes lacrymogènes faisait une musique de fond à laquelle on ne prêtait plus attention. Et, de temps en temps, un barrage de gaz nous faisait reculer dans les cours des maisons.

Que devions-nous faire ? Nous avions atteint le village contre toute attente, nous avions manifesté notre solidarité, la radio avait relaté les événements toutes les heures. Pourtant, nous avons décidé que notre tâche n’était pas terminée. Il fallait que nous marchions vers le Mur avec les villageois, et nous voulions prouver que même la brutale occupation du village ne pourrait pas nous en empêcher. Donc, nous avons repris notre marche, par le même chemin que celui par lequel nous étions arrivés. Assez bizarrement, l’endroit était vide. Nous avons marché pendant quelques centaines de mètres et puis nous avons grimpé de nouveau vers le village, glissant sur les mêmes rochers que nous avions déjà maudits.

Si nous pensions en avoir fini, nous avions tort. Alors que nous attendions devant la mosquée d’être transportés par des véhicules palestiniens, une longue colonne de jeeps blindées est apparue et s’est déployée autour de nous. Les soldats en sont sortis, brandissant leurs fusils et tirant du gaz dans toutes les directions. C’était une démonstration de force non provoquée et tout à fait injustifiée et qui bien sûr a été accueillie par une pluie de pierres lancées par des jeunes du village.

Finalement, nous sommes partis, conduits par des Palestiniens par les routes intérieures jusqu’à nos bus. Là, je n’ai regretté qu’une chose : la veille j’avais acheté quelques bouteilles de vin pour fêter mon anniversaire dans le bus du retour. Ayant entendu les nouvelles le matin et craignant la violence, j’en ai déduit qu’une telle fête serait inopportune. Et j’avais tort. Les militants, fatigués à mort mais heureux d’avoir accompli leur mission, semblaient tout prêts à faire la fête. Mais le vin était resté à la maison.

Maintenant je me retrouve avec huit bouteilles de merlot français à boire.

 

Article publié en hébreu et en anglais le 10 septembre 2005 sur le site de Gush Shalom - Traduit de l’anglais « An Odd Birthday Party » : RM/SW


Source : AFPS
http://www.france-palestine.org/article2204.html


Avertissement
Palestine - Solidarité a pour vocation la diffusion d'informations relatives aux événements du Proche Orient.
L' auteur du site travaille à la plus grande objectivité et au respect des opinions de chacun, soucieux de corriger les erreurs qui lui seraient signalées.
Les opinions exprimées dans les articles n'engagent que la responsabilité de leur auteur et/ou de leur traducteur. En aucun cas Palestine - Solidarité ne saurait être tenue responsable des propos tenus dans les analyses, témoignages et messages postés par des tierces personnes.
D'autre part, beaucoup d'informations émanant de sources externes, ou faisant lien vers des sites dont elle n'a pas la gestion, Palestine - Solidarité n'assume aucunement la responsabilité quant à l'information contenue dans ces sites.

Retour  Ressources  -  Débat  -  Communiques  -  Accueil