C’était prévisible : aussi bien le
massacre que les questions qu’il soulève. Mais derrière les
questions faciles qui se posaient d’elles-mêmes se cachaient
des questions beaucoup plus difficiles et informulées.
Le service de la sécurité générale (Shabak, ou
Shin Bet) a été prévenu depuis longtemps que le « désengagement »
de Gaza conduirait à une résurgence du terrorisme juif, visant
à empêcher l’évacuation des colonies. Le Shin Bet a aussi
esquissé trois scénarios possibles : l’assassinat du
Premier ministre, une attaque contre les mosquées du Mont du
Temple et un massacre d’Arabes.
Parmi ces trois possibilités, le massacre d’Arabes
est le plus facile et le plus efficace. Il vise à provoquer des
émeutes et à obliger la police à mobiliser des forces loin de
la zone du désengagement, les empêchant ainsi d’évacuer les
colonies.
L’acte meurtrier de Eden Nathan-Zadeh était
vraiment conforme à ce schéma. L’assassin est monté dans un
bus allant vers une ville arabe (Shefaram), a tué quatre citoyens
israéliens arabes et a été frappé à mort par la foule déchaînée.
La police a été obligée de déplacer plus de mille officiers de
la zone du désengagement dans le sud vers la Galilée dans le
nord, facilitant l’infiltration à Gush Katif de militants de
droite.
Les questions faciles se posent aussitôt. Si le
Shin Bet était suffisamment alerté du danger, pourquoi
n’a-t-il pas accru sa surveillance des gens d’extrême droite
dont l’identité et les lieux où ils se trouvent sont connus de
lui ? Après tout, le meurtrier résidait dans la colonie de
Tapuakh, repaire des militants du Kach dont les intentions meurtrières
sont notoires. L’assassin lui-même avait été arrêté
plusieurs fois dans le passé dans le cadre d’activités
d’extrême droite. Et pourquoi le service de l’armée, en dépit
du fait que les commandants du meurtrier savaient qu’il avait déserté
pour protester contre le désengagement, ne lui a-t-il pas pris
son arme ? D’ailleurs sa mère, qui prévoyait ce qui
allait se passer, avait bombardé l’armée de demandes pour que
celle-ci le cherche et lui reprenne son arme.
Voilà les questions faciles.
Mais il y a d’autres questions dont les réponses
sont plus complexes.
Pourquoi laisse-t-on les gens du Kach se pavaner
partout comme des rois dans leur royaume ? Le groupe Kach a
été officiellement déclaré organisation terroriste et mis hors
la loi il y a quelque 12 ans. Cela signifie que celui qui en fait
partie, qui le soutient ou l’aide est légalement considéré
comme un terroriste. (C’est précisément la loi en vertu de
laquelle le Cheikh Ra’ed Salah, le maire de la ville arabe
Um-al-Fahem, a été emprisonné pour deux ans.)
Kach (« Ainsi » en hébreu) est, à
tous égards, un groupe religieux fasciste. Il prône le meurtre
d’Arabes, la revanche des assassinats, l’expulsion de tous les
Arabes d’Israël et de Palestine et l’instauration d’un régime
extrémiste anti-démocratique. Il voue un culte à son fondateur,
Meir Kahane, qui a été tué par un Arabe aux Etats-Unis, et
encense Baruch Goldstein, l’homme qui a commis le massacre dans
la mosquée d’Hébron.
Mais, depuis des années maintenant, les gens du
Kach parcourent le pays sans être inquiétés et ils ont commis
des dommages incalculables aux citoyens arabes israéliens et aux
habitants des territoires palestiniens occupés. De temps en
temps, un de ces bandits est arrêté, pour être relâché
quelques jours plus tard. Si l’un d’eux est déféré devant
la justice, le procès tourne en farce. Dans ce jeu du chat et de
la souris, il n’est pas tout à fait clair qui est le chat et
qui est la souris.
Pis encore : au cours de toutes ces années,
les gens du Kach ont été traités comme des stars de télévision.
Ils expriment leur outrecuidance, lancent des messages
d’incitation et sont fréquemment interviewés, toujours avec la
mention « militant du Kach », « militant
partisan de Kahane » ou « militant de l’ancien Kach ».
Ils apparaissent aux obsèques des victimes des attentats
palestiniens et dans les procès de ceux qui défendent les
Arabes, et hurlent « Mort aux Arabes ». Ils utilisent
ouvertement la télévision comme instrument de recrutement et
intoxiquent l’esprit de futures recrues.
Il est impossible de voyager en Israël sans voir
le visage de Meir Kahane sur des posters ou des graffitis. Des
slogans comme « Kahane avait raison » ou « Mort
aux Arabes » avec l’emblème du poing menaçant,
apparaissent sur de nombreux murs dans tout le pays, en
particulier à Jérusalem, Hébron et Kiryat Arba. Personne ne
prend la peine de les enlever.
Comment est-ce possible ? Très simple :
à l’instar de certains autres pays, comme l’Allemagne dans
les années 20 et 30 (l’infortunée « République de
Weimar »), la police et les juges traitent les fascistes
comme des « patriotes mal élevés », de « bons
garçons égarés » plus en détresse qu’en colère.
La vérité toute simple est que les organes
semi-secrets du gouvernement, qui ont survécu aux activités illégales
de colonisation pendant des décennies, utilisent les gens du Kach
pour leurs projets. C’est seulement ainsi que l’on peut
expliquer l’existence au grand jour de colonies kahanistes,
parmi lesquelles l’une est la pomme pourrie (Tapuakh signifie
pomme).
Un peu plus difficile est la réponse à la
question concernant les « Juifs repentants » :
pourquoi tant de Juifs terroristes viennent-ils de ce groupe ?
C’est une secte à l’intérieur d’une secte
qui a donné naissance aux plus dangereux assassins politiques
juifs.
Le camp religieux en Israël se divise en deux
parties : les Haredim (« ceux qui craignent Dieu »),
qui continuent la tradition des Juifs orthodoxes de la Diaspora,
et le sionisme religieux qui s’est développé dans ce pays. La
grande majorité des « sionistes religieux »
constitue, dans toutes ses pratiques, une secte. Ils ont une
petite ressemblance avec le judaïsme traditionnel. On peut dire
qu’ils sont une mutation du judaïsme made in Israël.
Les Haredim ont une attitude très ambivalente à
l’égard de l’Etat d’Israël. Quand le sionisme est né en
Europe, tous les rabbins éminents ont maudit son fondateur, Théodore
Herzl, l’accusant d’essayer de remplacer la religion juive par
le nationalisme juif. Le thème central du sionisme, le « rassemblement
de tous les exilés », était une hérésie cardinale aux
yeux des orthodoxes. Désormais, les Haredim sont tout à fait prêts
à utiliser l’Etat pour leurs desseins, mais ils défendent à
leurs élèves de célébrer le Jour de l’Indépendance d’Israël
ou de saluer son drapeau. Et, alors que beaucoup de leurs adhérents
ont maintenant été atteints par le virus nationaliste, ils sont
remarquablement absents des récentes grosses manifestations
contre le désengagement. Leurs rabbins leur ont interdit d’y
prendre part.
Le « sionisme religieux », au
contraire, s’est développé au cours des années comme une
secte messianique, un peu comme les Zélotes au temps de la
destruction du Second Temple, il y a quelque 1.935 ans. Ils sont
en relation directe avec Dieu qui leur dit ce qu’ils doivent
faire. Ils « apportent la Rédemption » pour favoriser
la venue prochaine du Messie. Les colonies sont leur fer de lance.
Les « Juifs repentants » sont une
secte encore plus extrémiste. Le judaïsme traditionnel traite
les prosélytes avec méfiance (« les prosélytes font du
mal à Israël comme de la gale » dit le Talmud) et leur
attitude envers les Juifs laïques qui deviennent soudainement
pieux n’est pas très différente. Beaucoup des « rabbins
de la Repentance » prêchent un credo nationaliste, détaché
de ce monde, mystique, extrême et débridé, qui nie complètement
le système démocratique et appelle à un « Etat basé sur
la foi ».
Il a été le terreau de la plupart des
terroristes juifs des dernières années, les membres des divers
« groupes clandestins juifs » et aussi du meurtrier de
Shafaram.
Et la question est : pourquoi permet-on à
ces rabbins, dont la plupart sont employés au gouvernement, de répandre
leur message venimeux, d’empoisonner l’esprit des jeunes, de
les monter contre les élus et de miner le système démocratique ?
Une autre question importante concerne la relation
qu’il y a entre le meurtrier et les opposants au désengagement,
et en particulier ce qu’on appelle le Conseil Yesha. (Yesha est
l’acronyme hébraïque de « Judée, Samarie et Gaza ».
Le Conseil Yesha est la direction auto-désignée des colons et il
conduit la lutte actuelle contre le retrait de Gaza.)
Quand l’un des leaders Yesha était interrogé
sur ce retrait à la télévision, il explosait de colère. La
question même est une insulte, répondait-il, qui offense leur
honneur, et fait d’eux des criminels. Vraiment ?
En réalité les dirigeants Yesha sont très
malins. Ils savent que si leurs partisans s’affrontent aux
soldats ou à la police, ils perdront tout le soutien qu’ils ont
dans la population. Ils prêchent la non-violence dans tous les médias
en toutes occasions. Leur principal slogan est « Nous vous
aimons ». Lors des deux dernières grosses manifestations,
ils ont réussi à contrôler leurs troupes. Mais si on regardait
leurs manifestations à la télévision, on y voyait les gens du
Kach faisant flotter les bannières de Kahane. La présence de
Juifs repentants, facilement reconnaissables à leurs vêtements
et à leur façon d’être, était très perceptible. Les
dirigeants Yesha semblaient n’avoir aucune objection à leur présence.
Ainsi, les dirigeants Yesha ne se sont jamais démarqués
des messages d’incitation exprimés par les rabbins extrémistes
qui insultent le Premier ministre, le gouvernement et la Knesset
dans un langage qui instille des idées désastreuses dans
l’esprit de leurs partisans. Ils ne peuvent pas arguer qu’ils
ne sont pas conscients des conséquences possibles :
l’assassinat de Yitzhak Rabin est un avertissement que personne
ne peut ignorer.
Quand les dirigeants Yesha sont apparus à la télévision
immédiatement après le massacre de Shefaram, ils ont prononcé
les paroles de condamnation d’usage, mais ils ont aussitôt dévié
sur le conflit du désengagement et accusé Ariel Sharon de tous
les crimes.
Les gens de Tapuakh clament que le meurtrier n’était
pas dans leur colonie ces derniers temps, mais qu’il était
parti à Gush Katif. Dans la lettre que le meurtrier a écrite à
son commandant avant de déserter, il a déclaré qu’il n’était
pas prêt à prendre part à l’évacuation des colons de là-bas.
Et, plus important : le timing du massacre lui-même ne
laisse aucun doute sur le fait qu’il était dirigé contre le désengagement.
Aucun blanchiment verbal ne peut exonérer le
Conseil Yesha de la responsabilité de cet acte et des actes qui
suivront certainement. Plus la campagne de « désobéissance
civile » de l’extrême droite prouvera son échec, plus la
droite encore plus extrême déviera vers la violence meurtrière.
Est-ce par hasard que Yesha rime avec Pesha, le
mot hébreu pour dire crime ?
Article publié le 6 août 2005, en hébreu et en anglais, sur le
site de Gush shalom - Traduit de l’anglais "A Massacre
Foretold" : RM/SW