De la censure aux
bombardements
Al-Manar :
comment Israël a étranglé la voix de la Résistance libanaise
Thierry Meyssan*
La campagne pour la censure mondiale de la télévision du
Hezbollah a débuté fin 2003 à l’initiative de l’état-major
des Forces armées israéliennes. Accusé de diffuser des
programmes antisémites, Al-Manar n’a jamais été condamné
pour de tels faits, mais interdit pour des motifs d’ordre
public. Cette campagne, dont Thierry Meyssan retrace ici
l’histoire et révèle les acteurs cachés, était
explicitement conçue en vue de supprimer la voix de la Résistance
libanaise avant d’attaquer et de détruire le pays du Cèdre.
C’est un principe immuable de la
propagande : pour qu’un mensonge paraisse une vérité, il
convient d’abord de s’assurer qu’aucune voix dissidente ne
viendra le contredire, puis de le répéter inlassablement. Aussi,
avant de lancer son offensive en Palestine occupée et au Liban en
invoquant la légitime défense, Israël s’est assuré
qu’Al-Manar, la chaîne de télévision de la Résistance à
l’occupation du Sud-Liban, du Golan syrien et de la Palestine,
ne parviendrait plus en Europe, aux Amériques et en Océanie.
Il est probable que bien des
acteurs qui participèrent à cette censure n’en mesurèrent pas
les conséquences dramatiques. Mais tous voulaient empêcher un débat
contradictoire et favoriser les mensonges israéliens. Tous ont
donc une responsabilité dans les crimes qu’ils ont rendu
possibles.
En outre, l’histoire de cette
censure nous apprend beaucoup sur les filières et les méthodes
d’influence des Forces armées israéliennes en France et dans
le monde.
Prélude : « Quant on veut noyer son
chien, on dit qu’il a la rage »
Que l’on se souvienne :
Al-Manar est une chaîne de télévision créée par le Hezbollah
en 1991 et diffusée par satellite depuis 2000. Elle propose
principalement des bulletins et magazines d’information consacrés
à l’occupation militaire israélienne, entrecoupés de quelques
émissions de divertissement.
Israël et les États-Unis, mais
aussi le Canada et les Pays-Bas considèrent le Hezbollah comme
une « organisation terroriste », c’est-à-dire un
ennemi non-étatique. À l’inverse la France et les États qui
lui sont proches entretiennent des relations courtoises avec le
Hezbollah au point que le président Jacques Chirac l’ait invité
à participer au sommet de la Francophonie et que Bernadette
Chirac ait accepté d’inaugurer plusieurs de ses œuvres
charitables.
Bien qu’Al-Manar soit un média,
ou plutôt puisque Al-Manar est un média, il est devenu une cible
obsessionnelle de tel-Aviv et de Washington.
Les hostilités commencèrent le 3
mai 2003, lorsque le secrétaire d’État Colin Powell en visite
officielle en Syrie interdit l’accès d’Al-Manar à sa conférence
de presse [1].
En octobre de la même année, le département d’État des États-Unis
proteste auprès de ses homologues syriens et libanais à
l’annonce de la diffusion par Al-Manar d’un feuilleton intitulé
Al Chatat (La Diaspora).
Celui-ci présente en effet une version jugée erronée de la création
de l’État d’Israël et de nature à raviver l’antisémitisme [2].
Ne tenant pas compte de ces pressions, la chaîne commence la
diffusion de la série pendant le Ramadan, mais les autres télévisions
arabes renoncent à la reprendre [3].
En définitive, à la suite de la diffusion d’un épisode
litigieux, Al-Manar retire la série de sa programmation.
Le Middle East Media &
Research Institute (MEMRI) lance alors une campagne internationale
pour l’interdiction d’Al-Manar. Le MEMRI est un puissant
lobby, basé à Washington, qui se présente comme une initiative
civile. Il a en réalité été fondé en 1998 par les officiers
de renseignement des Forces armées israéliennes Yotam Feldner et
Aluma Solnick, sous le commandement du colonel Yigal Carmon. Il
est intégré dans un réseau d’associations néo-conservatrices
aux États-Unis [4].
Relayant cette campagne, le
Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF),
saisit à Paris le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Le
CSA est « une autorité administrative indépendante »
chargée de réguler le secteur audiovisuel. Il est présidé par
Dominique Baudis, ancien représentant en France du Carlyle Group,
le fond de placement commun des familles Bush et Ben Laden [5].
Profitant de sa cérémonie de présentation
des vœux à la presse, M. Baudis annonce avoir saisi le
procureur de la République et avoir demandé un rendez-vous au président
du directoire d’Eutelsat pour déterminer comment empêcher la
diffusion d’Al-Manar coupable, à ses yeux, d’incitation à la
haine et à la violence [6].
Une semaine plus tard, Israël célèbre
sa « Journée nationale du combat contre l’antisémitisme » [7].
À cette occasion, le général Moshe Yaalon déclare :
« Près de 60 ans après la libération d’Auschwitz,
l’antisémitisme menace toujours la vie des juifs, tout en ayant
changé de visage et de stratégie ». Il organise avec
Nathan Sharansky [8]
un visionnage par l’état-major d’extraits du feuilleton
d’Al-Manar [9].
M. Sharansky cumule les fonctions de vice-Premier ministre
d’Israël et de conseiller du président des États-Unis dont il
écrit parfois les discours.
La radio militaire israélienne
annonce alors qu’Israël a engagé diverses actions pour faire
interdire Al-Manar en Europe et range l’initiative du CSA sur
requête du CRIF comme premier résultat de cette campagne [10],
propos confirmés par le ministère israélien des Affaires étrangères.
Premier acte : l’argument antisémite
Le 31 janvier 2004, le Premier
ministre français (UMP) Jean-Pierre Raffarin, invité au dîner
annuel du CRIF, déclare avoir visionné la cassette vidéo préparée
par les Forces armées israéliennes en compagnie de son ministre
Nicole Guedj, par ailleurs conseillère du CRIF. Il annonce à son
auditoire ravi son intention de changer la législation de manière
à permettre au CSA et au Conseil d’État d’interdire
administrativement Al-Manar sans attendre que la chaîne soit jugée
ou condamnée pénalement [11].
La précipitation du Premier ministre ne s’explique que par sa
conviction que l’accusation portée contre Al-Manar est outrancière
et que la justice pénale ne prononcera aucune sanction. Pour
satisfaire ses hôtes, il choisit donc d’introduire une loi
d’exception.
Les nouvelles dispositions sont hâtivement
insérées dans une loi sur les services audiovisuels, approuvées
par les deux chambres et publiées au Journal
officiel le 10 juillet. Deux jours plus tard, le CSA saisit le
Conseil d’État pour prononcer une interdiction administrative.
Interrogé sur cette procédure, le porte-parole du ministère des
Affaires étrangères déclare : « Nul
ne doit douter de la détermination de la France à lutter contre
toutes les manifestations de racisme et d’antisémitisme »,
laissant entrevoir ce qu’il faut comprendre par « indépendance »
du CSA [12].
Interloqués par cet aveu, le
Conseil national de l’audiovisuel libanais – bientôt suivi
par toute la classe politique libanaise - appelle la France au
respect de la liberté d’expression [13].
Le Conseil libanais demande même à tous les médias arabes
d’observer une journée de solidarité avec Al-Manar, le 12 août [14].
Commentant le litige devant la presse, le ministre libanais des
Affaires étrangères Jean Obeid souligne : « Nous
ne voulons pas nous ingérer dans le travail de la justice française,
mais nous croyons que l’aspect politique domine dans cette
affaire (…). À chaque fois qu’on critique une injustice
historique commise par certains Israéliens ou juifs, c’est perçu
comme une critique au peuple juif ou à sa religion » [15].
Le président libanais en personne Émile Lahoud publie un
communiqué solennel indiquant : « Toute
mesure qui serait prise contre Al-Manar portera atteinte aux médias
libanais et les empêchera de faire parvenir leurs points de vues
à l’opinion publique française et européenne qui a commencé
à comprendre, par le biais des chaînes satellitaires libanaises,
la justesse de la cause arabe et à dénoncer les pratiques israéliennes
agressives » [16].
À ce stade de la polémique, il
est évident que la sélection d’extraits du feuilleton réalisée
par l’état-major des Forces armées israéliennes est
trompeuse. Coupées de leur contexte, les scènes paraissent
« insupportables », selon
l’expression de M. Raffarin. Mais, replacées dans le cours
de l’œuvre, elles sont caricaturales et comparables à bien des
scènes de feuilletons anglo-saxons, exceptées qu’elles ne dénigrent
pas les mêmes populations. On peut déplorer que ce feuilleton
lamentable ne soit pas à la hauteur du reste des programmes
d’Al-Manar, il ne fournit qu’un prétexte bancale, d’autant
que la chaîne a interrompu la série. L’accusation portée par
le président Lahoud est confirmée par une dépêche de l’AFP où
l’on peut lire plus franchement : « Au-delà
du feuilleton, les autorités françaises reprochent aussi à
Al-Manar de faire l’apologie du terrorisme sous couvert de
militantisme politique contre l’État d’Israël. “Il y a une
ligne éditoriale générale qui favorise énormément l’image
du martyr qui se fait sauter pour tuer des Israéliens”,
explique une source au CSA, avec notamment la diffusion
complaisante de funérailles d’auteurs d’attentats, de chants
et de clips guerriers » [17].
Le seul et véritable enjeu est de savoir si le public européen
peut ou non avoir accès au point de vue libanais.
Pour la défense des autorités
françaises, on doit néanmoins observer que des images conçues
pour un public proche-oriental et clairement lisibles par lui
peuvent être mal interprétées par un public européen ;
voire même qu’elles peuvent contribuer à exporter en Europe un
conflit proche-oriental. Ce problème n’est pas propre à
Al-Manar et se pose avec toutes les images produites dans les
zones de conflit. Il ne peut être résolu que par une éducation
des téléspectateurs adaptée à une période de mondialisation
des chaînes satellitaires.
Très rares sont les organisations
qui se mobilisent pour la liberté d’expression lorsqu’elle
s’applique aux Arabes. Le Réseau Voltaire envoie une délégation
au Liban qui apporte son soutien à Al-Manar et rencontre le cheik
Naïm Qassem, secrétaire général adjoint du Hezbollah [18].
Contre toute attente, le Conseil
d’État loin d’interdire Al-Manar se contente d’exiger que
la chaîne se mette en conformité avec la nouvelle loi. Elle dépose
alors un dossier de conventionnement auprès du CSA qui ne
trouvant aucun motif de rejet est contraint de l’accepter [19],
au grand dam du CRIF. L’association sioniste tempête en
rappelant les « promesses du Premier
ministre », montrant la considération qu’elle éprouve
elle aussi pour « l’indépendance » du CSA et des
juges administratifs. Avec un humour involontaire, le CRIF
stigmatisait des « pressions étrangères »
dans le dossier [20].
Conformément aux accords
internationaux, bien que délivrée par le CSA français,
l’autorisation d’émettre s’applique à toute l’Union
européenne.
Deuxième acte : l’argument du trouble à
l’ordre public
Montant au créneau, l’ancien
Premier ministre socialiste Laurent Fabius est invité du Forum de
Radio J, une radio créée par le Fonds social juif unifié et
domiciliée dans les locaux du CRIF. Il s’y déclare « choqué »
et s’indigne du « double langage »
du gouvernement Raffarin, montrant à son tour sa haute conception
de « l’indépendance » du CSA [21].
Rageur le CRIF publie un nouveau
communiqué : « La décision du CSA de
conventionner la chaîne de télévision du Hezbollah, Al-Manar,
équivaut à une autorisation officielle donnée par la France à
la propagande antisémite. Si le Comité interministériel de
lutte contre l’antisémitisme a encore un sens, jamais sa
convocation n’a été aussi urgente. Nous aimerions connaître
la position du Président de la République sur la situation ainsi
créée par le CSA. » [22].
Le Parti socialiste n’est pas en reste. Il qualifie Al-Manar
d’« outil de propagande au service du
terrorisme et de l’antisémitisme » [23].
Son premier secrétaire, François Hollande, écrit au CSA :
« Comment imaginer sérieusement que la chaîne
du Hezbollah, qui diffuse en boucle durant des heures des clips
incitant les enfants à la haine et au martyre, reconsidère de
fond en comble des programmes conçus pour relayer une phraséologie
incompatible avec les valeurs qui fondent l’Union européenne ? » [24]
Tandis qu’avec son notoire sens de la mesure, le Centre Simon
Wiesenthal affirme : « Le CSA et les
autres officiels qui ont accordé au Hezbollah un nouveau permis
de tuer (...) seront tenus pour co-responsables de toutes les conséquences
violentes qui pourraient en résulter » [25].
Le porte-parole du Parti
socialiste, Julien Dray, insinue que la décision du CSA aurait pu
être prise dans le cadre d’une négociation relative à la libération
des otages français en Irak ; aimable amalgame bientôt
repris dans toute la presse [26].
Ce tohu-bohu n’est pas sans
effet. Le 30 novembre, le CSA saisit le Conseil d’État au titre
de la nouvelle loi pour avoir diffusé des propos troublant
l’ordre public et avoir manqué d’honnêteté dans le
traitement de l’information. La chaîne avait en effet, au cours
d’une revue de presse, cité un article affirmant :
« On a assisté, durant les dernières années,
à des tentatives sionistes pour transmettre des maladies
dangereuses, à travers les exportations aux pays arabes comme le
sida. Cet ennemi n’aura aucun scrupule à commettre des actes
qui pourraient porter atteinte à la santé des citoyens arabes et
musulmans » [27].
Interpellant le ministre de la
Communication à l’Assemblée nationale, le député Rudy
Salles, président du groupe d’amitié parlementaire France-Israël,
reprend l’argument du trouble à l’ordre public :
« Cette chaîne diffuserait en arabe mais
aussi en français. Imaginez l’effet que pourrait produire dans
nos villes et nos banlieues ses messages de haine et de violence
contre les juifs ». Ce à quoi le ministre répond que
l’Assemblée ayant adopté une nouvelle loi, elle sera appliquée
avec sévérité [28].
Mais craignant que le Conseil d’État
peine à se laisser convaincre d’interdire une chaîne de télévision
pour avoir réalisé une revue de presse, le groupe UMP à l’Assemblée
nationale propose immédiatement de durcir la nouvelle loi [29].
Lors d’une autre séance de questions au gouvernement, le député
UMP Pierre Lellouche, par ailleurs président de l’Assemblée
parlementaire de l’OTAN, interpelle à son tour le ministre de
la Communication en ces termes : « La
chaîne Al-Manar appartient au groupe terroriste du Hezbollah, qui
est à l’origine des attentats de la rue de Rennes et des
Galeries Lafayette à Paris en 1985 et 1986, et a kidnappé
plusieurs citoyens français, notamment Jean-Paul Kaufmann et
Marcel Fontaine. Cette chaîne diffuse quotidiennement des appels
au meurtre des juifs d’Israël et, accessoirement, des chrétiens.
Il y a un an, elle avait diffusé en France un feuilleton intitulé
Al-Shatat, Diaspora en français, qui, reprenant la propagande
nazie du « Protocole des sages de Sion », montrait le
complot juif mondial en l’illustrant notamment par l’égorgement
d’un jeune enfant chrétien, dont le sang servait à fabriquer
des galettes azymes pour la Pâque juive. Ce feuilleton avait
conduit le président du CSA, M. Baudis, a saisir la justice
et le procureur de la République au mois de janvier dernier.
Depuis lors, aucune nouvelle de cette plainte (…). Pourquoi
sommes-nous arrivés aujourd’hui à conventionner une chaîne
terroriste ? » [30]
Une intervention qui fit sensation à défaut de respecter
l’honnêteté de l’information. En effet, aucune enquête
judiciaire n’a jamais lié les attentats de 1985 et 1986 au
Hezbollah ; Jean-Paul Kaufman et Marcel Fontaine étaient détenus
par le Jihad islamique ; Al-Manar n’appelle pas au meurtre
des juifs et des chrétiens, mais à la lutte contre
l’occupation militaire et la Collaboration ; le feuilleton Diaspora
ne s’inspire pas du Protocole des sages de Sion ;
quant à la plainte du CSA, ce n’était qu’un signalement au
procureur de la République lequel a ouvert une instruction confiée
au juge Emmanuelle Ducos et n’ayant pas trouvé motif suffisant
à poursuites. Peu importe, chahuté par les socialistes et l’UMP,
le ministre Renaud Donnedieu de Vabres s’exclame : « S’il
faut des moyens juridiques supplémentaires [pour interdire
Al-Manar], le Premier ministre et le Gouvernement
vous les proposeront » [31].
Lors d’un débat télévisé,
sur France 3, le vice-président du Réseau Voltaire Issa
El-Ayoubi plaide face à Pierre Lellouche pour qu’une sanction pénale
soit prononcée à propos du feuilleton, si matière il y a, mais
qu’aucune sanction collective ne soit appliquée discrétionnairement
à l’ensemble de la chaîne. Mais l’heure n’est plus au débat
et l’animateur met un terme à la discussion [32].
Plus personne ne cache que le but
est d’interdire Al-Manar pour l’empêcher de diffuser ses
bulletins d’information, que l’on votera n’importe quelle
loi et trouvera n’importe quel prétexte pour cela. Le président
du CSA, Dominique Baudis, ne cherchant plus à préserver la
fiction de son indépendance, se rue chez le Premier ministre pour
convenir avec lui d’une solution [33].
À l’issue de cette réunion, Jean-Pierre Raffarin annonce son
intention de relancer le processus législatif en passant par l’Union
européenne [34]
et « conseille » au CSA de résilier sine
die son conventionnement [35],
suscitant en retour les félicitations du ministre israélien des
Affaires étrangères [36].
Sur ce, le Premier ministre reçoit
une délégation de l’American Jewish Committee (AJC), une
puissante organisation néo-conservatrice états-unienne dont fait
partie M. Sharansky et qui travaille en étroite
collaboration avec le CRIF. Ensemble, ils coordonnent une stratégie…
européenne. Dans un communiqué, l’AJC félicite M. Raffarin
et précise : « Al Manar et d’autres
chaînes diffusant des messages pareillement antisémites, anti-américains
et anti-occidentaux, ne sauraient avoir une place dans une Europe
qui promeut la tolérance, le pluralisme et la paix » [37].
Pour donner le coup de grâce, une troisième saisine du Conseil
d’État est enclenchée, cette fois par le CRIF au titre de la
nouvelle loi [38].
Une vive émotion secoua le monde
arabe. Manifestations et colloques au Liban et en Égypte.
Interventions politiques de tous bords, jusqu’au secrétaire général
de la Ligue arabe, Amr Moussa [39].
Le Conseil national libanais de l’audiovisuel annonce des
mesures de réciprocité, c’est-à-dire la suppression des
privilèges accordés aux médias français au Liban si Al-Manar
est interdit en France [40].
En définitive, l’arrêt du
Conseil d’État tombe le 13 décembre 2004. La chaîne est
interdite, mais pas pour antisémitisme imaginaire. « Il
ne saurait être exclu que la réitération d’émissions
ouvertement contraires aux dispositions de l’article 15 de la
loi du 30 septembre 1986 [protection de l’enfance et de
l’adolescence] ait des incidences néfastes sur
la sauvegarde de l’ordre public ». En d’autres
termes, la chaîne est censurée par ce que les informations
qu’elle diffuse sont susceptibles de révolter des jeunes gens
qui troubleraient alors l’ordre public [41].
Le ministre israélien des Affaires étrangères exulte :
« Nous ne pouvons que nous féliciter de
cette mesure prise contre cette chaîne qui diffuse des discours
de haine féroce contre les juifs, les chrétiens et les pays
occidentaux » [42].
Avec les ambiguïtés dont elle
est coutumière, l’association Reporters sans frontières (RSF)
déplore la méthode employée contre Al-Manar pour mieux accuser
la chaîne de diffuser « des propos antisémites
inacceptables » [43].
On a appris depuis comment la NED/CIA finance cette association
sensée défendre la liberté de la presse [44].
Techniquement pour qu’Eutelsat
cesse de diffuser Al-Manar en Europe, il aurait fallu couper en même
temps Sharjah TV, Quatar TV, Saudi Arabian TV, Kuwait Space
Channel, Jamahirya Satellite Channel, Sudan TV, Oman TV, Egyptian
Satellite Channel. Soucieuse de ne pas faire porter aux autres le
poids la censure dont elle est victime, Al-Manar jette l’éponge
et résilie ses contrats [45].
La chaîne reste néanmoins accessible sur Internet et via ArabSat
2B à 30.5 degrés est, Badr 3 à 26 degrés est et NileSat 102 à
7 degrés ouest.
Pour faire passer cette décision
dans le public, le ministère de la Communication organise une
campagne dénommée « Vivre ensemble ». Les établissements
culturels et l’audiovisuel public délivrent des messages
expliquant que « La haine et l’intolérance
n’ont pas droit de cité », ce qui a conduit à
interdire Al-Manar. Pour l’édification des jeunes révoltés,
Arte rediffuse la série Holocauste [46].
Pendant ce temps, le président de
l’UMP, Nicolas Sarkozy, entreprend une tournée triomphale en
Israël où il rencontre Ariel Sharon et de nombreux responsables
politiques. Il se vante d’avoir, avec son parti, joué un rôle
central dans la censure de la voix du Hezbollah [47].
Troisième acte : la généralisation de la
censure
Pendant que la classe dirigeante
française bataillait pour fabriquer un cadre juridique permettant
de censurer Al-Manar, un processus identique se déroulait en
Australie à l’initiative du député travailliste Robert Ray.
Il avait abouti à l’interdiction sur le satellite TARBS.
À la requête du Premier ministre
israélien Ariel Sharon, une cellule de coordination est créée
à Washington pour étendre la censure au monde entier : la
Coalition against terrorist media (CATM). Elle est installée dans
les locaux de la Foundation for the Defense of Democracies, une
puissante organisation sioniste [48].
La documentation de cette fondation ne laisse aucun doute sur la
finalité de cette campagne : il s’agit de couper la voix
du Hezbollah dans la perspective d’une intervention militaire au
Liban. Et parmi les responsables de la fondation, on retrouve des
auteurs du plan d’attaque du Liban comme Richard Perle [49]
et des miliciens libanais de sinistre mémoire comme Walid Phares [50].
Jusque-là, les Français et les Australiens ne savaient peut-être
pas tous quels crimes ils préparaient, désormais nul ne
l’ignore.
Transformé en estafette de l’état-major
des Forces armées israélienne, le gouvernement français met en
œuvre la stratégie convenue avec l’American Jewish Committee :
il fait inscrire la question de la censure de ce type de chaîne
à l’ordre du jour du Conseil des ministres européens [51].
Le dossier est pris en main par la commissaire européenne chargée
de la Société de l’information et des Médias, Viviane Reding.
Elle travaille en collaboration avec le bureau bruxellois que
l’ancien président tchèque Vaclav Havel a ouvert pour la
Foundation for the Defense of Democracies.
Aux États-Unis, le département
d’État inscrit la chaîne de télévision sur sa liste des
« organisations terroristes » [52].
C’est le premier média a être ainsi qualifié et, à moins de
considérer que les scoops d’Al-Manar sont «
de vrais bombes », on ne comprend pas ce que cela peut
vouloir dire. Quoi qu’il en soit, Intelsat et Globecast (une
filiale de France-Télécom) cessent de diffuser Al-Manar en Amérique
du Nord [53].
Pour l’ancien Premier ministre
libanais Salim El-Hoss, les États-Unis ont manipulé toute cette
affaire pour interdire l’expression d’un point de vue en
Europe et en Amérique. « Washington
qualifie de “terrorisme” le droit à la résistance contre
l’occupation israélienne et de “légitime défense” le
terrorisme israélien et l’usurpation par Israël d’une terre
qui appartient à un autre peuple », poursuit-il [54].
En rétorsion, la plupart des opérateurs libanais du câble
cessent de transmettre la chaîne francophone TV5.
En juillet 2005, c’est au tour
du ministre de l’Industrie et du Commerce espagnol de retirer le
signal d’Al-Manar du satellite public Hispasat dirigé vers l’Amérique
latine. Puis, le Centre Simon Wiesenthal intervient auprès du
gouvernement français pour que Globast (autre filiale de France-Télécom)
coupe son signal vers l’Asie. En janvier 2006, le ministre de la
Justice des Pays-Bas ordonne de couper le signal d’Al-Manar sur
New Skies Stallite, qui émettait encore vers les États-Unis. En
mars 2006, le département du Trésor des États-Unis géle les
avoirs des sociétés liées à Al-Manar dans les banques états-uniennes.
Quatrième acte : l’élimination physique
Le 12 juillet 2006, le Hezbollah
capture deux soldats israéliens lors d’une escarmouche dans la
zone des fermes de Chaaba. Ce territoire est reconnu comme
libanais par la communauté internationale, mais occupé par Israël
qui, lui, le considère comme syrien. Cet incident sert de prétexte
à une vaste offensive militaire contre le Liban. Dès le début
des opérations, le 13 juillet, l’aviation israélienne bombarde
les studios d’Al-Manar à Beyrouth pour éteindre à jamais la
voix du Hezbollah [55].
Le raid fait trois blessés graves.
Cependant, la Résistance
libanaise continue à émettre en différé et par intermittence
depuis des lieux tenus secrets [56].
Le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah parvient
ainsi à s’adresser à ses concitoyens et à donner des
nouvelles du front. Pour en finir, les Forces israéliennes
bombardent le 22 juillet toutes les stations de diffusion de
toutes les chaînes du pays pour être sûrs qu’aucune ne
relaye le signal d’Al-Manar [57],
mais Arabsat continue à émettre.
En outre, Al-Manar continue à
être visble sur son site internet. Par mesure de précaution,
le Hezbollah utilise un centre serveur en Inde. Mais, utilisant
une prérogative gouvernementale, le gouvernement indien
soucieux de ne pas compromettre son récent contrat nucléaire
avec les États-Unis, a déconnecté le site afin de «
préserver de bonnes relations avec un État ami ». Le
site a néanmoins ressurgit.
Pour comprendre ce qui se passe
au Liban et en Palestine occupée, le monde doit se contenter
des informations des grandes agences de presse soumises à la
censure militaire israélienne [58].
Les efforts déployés depuis trois ans par Israël pour tuer
Al-Manar sont proportionnés aux crimes qu’il veut cacher.
* Thierry
Meyssan
Journaliste et écrivain, président du Réseau
Voltaire
[1]
« La TV du Hezbollah indésirable au point presse de
Powell », Reuters, 3 mai 2003.
[2]
« Un documentaire de la TV du Hezbollah accusé d’antisémitisme »
par Karim Marouni, Reuters, 29 octobre 2003.
[3]
« Un feuilleton d’Al-Manar TV accusé d’antisémitisme »,
Le Monde, 6 décembre 2003.
[4]
« Les
marionnettistes de Washington » par Thierry Meyssan, Voltaire,
13 novembre 2002.
[5]
« Le
Carlyle Group, une affaire d’initiés », Voltaire,
9 février 2004.
[6]
« Le CSA veut empêcher la diffusion d’Al Manar. »,
Reuters, et « CSA - M. Baudis dénonce la diffusion
par satellite de “propos intolérables” », AFP, 20
janvier 2004.
[7]
La « Journée nationale du combat contre l’antisémitisme »
a été fixée par le gouvernement israélien le 27 janvier,
date anniversaire de la libération du camp d’extermination
d’Auschwitz.
[8]
« Natan
Sharansky, idéologue de la démocratisation forcée »,
Voltaire, 24 février 2005.
[9]
« Israël dénonce une résurgence de l’antisémitisme »
par Marius Schattner, AFP, 27 janvier 2004. Le montage vidéo de
l’état-major a servi de base à la publication en avril 2004
du DVD Beacon of Hatred : Inside
Hizballah’s Al-Manar Television et d’un livret de
retranscription par le The Washington Institute for Near East
Policy.
[10]
« Israël veut l’interdiction de diffusion de la TV du
Hezbollah en Europe », AFP, 30 janvier 2004.
[11]
« Le gouvernement va interdire les chaînes par satellite
diffusant des programmes antisémites », Associated Press,
31 janvier 2004.
[12]
Point de presse du ministère des Affaires étrangères, 28
juillet 2004.
[13]
« Soutien de l’audiovisuel libanais à la TV du
Hezbollah poursuivie en France », AFP, 30 juillet 2004.
[14]
« Journée de solidarité le 12 août avec la TV du
Hezbollah », AFP, 2 août 2004.
[15]
« L’interdiction de la TV du Hezbollah en France est
“politique” (ministre) », AFP, 5 août 2004.
[16]
Communiqué de la présidence du Liban, 12 août 2004.
[17]
« Al-Manar, chaîne ennemie d’Israël qui verse aussi
dans l’antisémitisme », AFP, 20 août 2004.
[18]
« CSA :
le censeur supérieur de l’audiovisuel », Voltaire,
20 août 2004.
[19]
« Le CSA aurait décidé d’autoriser Al Manar (presse) »,
AFP, 18 novembre 2004.
[20]
« Feu vert à Al Manar : le Crif dénonce des
“pressions” étrangères », AFP, 22 novembre 2004.
[21]
« France/Al Manar-Fabius demande des explications au
gouvernement », Reuters, 21 novembre 2004.
[22]
« Al-Manar : déclaration du Président du CRIF Roger
Cukierman », CRIF, 23 novembre 2004.
[23]
« Le PS “s’indigne” du feu vert accordé par le CSA
à la TV Al Manar », AFP, 23 novembre 2004.
[24]
« Al Manar : M. Hollande demande des éclaircissements
au CSA », AFP, 26 novembre 2004.
[25]
« Protestations de plusieurs associations au feu vert donné
à Al Manar », AFP, 23 novembre 2004.
[26]
Par exemple, « Bienvenue sur Al-Manar, chaîne judéophobe »,
Libération, 26 novembre 2004.
[27]
« Al Manar : le Conseil met la chaîne en demeure et
saisit le Conseil d’État », Communiqué 568 du CSA, 30
novembre 2004.
[28]
Assemblée nationale, 23 novembre 2004.
[29]
« Affaire Al-Manar : les députés UMP souhaitent
renforcer la législation », Associated Press, 30 novembre
2004.
[30]
Assemblée nationale, Deuxième séance du 30 novembre 2004.
[31]
Ibid.
[32]
Paradoxallement, cet animateur fera par la suite l’objet
d’une condamnation pénale pour avoir inscrit à l’écran
des propos racistes à l’encontre de Dieudonné. Il ne démisionnera
pas de ses fonctions et personne ne demandera l’interdiction
de la chaîne publique.
[33]
« Le président du CSA à Matignon ce mercredi à la suite
de l’affaire Al Manar », AFP, 1er décembre 2004.
[34]
« Images racistes : Raffarin veut renforcer le
dispositif législatif », AFP, 1er décembre 2004.
[35]
« Al-Manar/Raffarin - La convention avec le CSA sera résiliée »,
Reuters, 2 décembre 2004. Voir aussi la réponse Jean-Pierre
Raffarin à une question orale du sénateur Ladislas
Poniatowski, Sénat, 2 décembre 2004.
[36]
« Israël félicite Paris pour la résiliation de la
convention avec Al-Manar », AFP, 2 décembre 2004.
[37]
« Le Comité juif américain félicite le premier ministre
français d’avoir suspendu la chaîne TV du Hezbollah »,
PR Newswire, 3 décembre 2004.
[38]
« CRIF - Al Manar : Le Conseil d’Etat à nouveau
saisi », News Press, 6 décembre 2004.
[39]
« Manifestations de solidarité tous azimuts avec Al-Manar »,
AFP, 6 décembre 2004.
[40]
« Al-Manar : Beyrouth menace les médias français de
mesures réciproques », AFP, 10 décembre 2004.
[41]
Ordonnance du juge des référés du 31 décembre 2004, Conseil
d’État n° 274757.
[42]
« Israël se félicite de l’interdiction de la diffusion
d’Al-Manar », AFP, 13 décembre 2004.
[43]
« Pour RSF, la méthode employée pour interdire Al Manar
n’est pas la bonne », AFP, 14 décembre 2004.
[44]
« Quand
Reporters Sans Frontières couvre la CIA » par Thierry
Meyssan et « Le
financement de Reporters sans frontières par la NED/CIA »
par Diana Barahona et Jeb Sprague, Voltaire,
25 avril 2005 et 7 août 2006.
[45]
« En mettant fin à ses émissions, Al Manar calme le jeu »,
AFP, 14 décembre 2004.
[46]
« Audiovisuel et culture mobilisés pour promouvoir la tolérance »,
AFP, 15 décembre 2004.
[47]
« Reçu en Israël en homme d’Etat, M. Sarkozy
s’est posé en héraut de la lutte contre l’antisémitisme »,
Le Monde, 17 septembre.
[48]
« Les
trucages de la Foundation for the Defense of Democracies »,
Voltaire, 2 février 2005.
[49]
« Les
néo-conservateurs et la politique du “chaos constructeur” »
par Thierry Meyssan, Voltaire, 25 juillet 2006.
[50]
Commentateur sur Fox News, Walid Phares est l’ancien chef des
Gardiens du Cèdres, une milice pro-israélienne coupable
d’atrocités contre les réfugiés palestiniens pendant
l’occupation du Liban.
[51]
« Al Manar : Paris souhaite que la question soit
abordée au niveau européen », AFP, 14 décembre 2004.
[52]
« USA - Al Manar dans le collimateur du département d’Etat »
et « USA-El Manar rangée parmi les “organisations
terroristes” », Reuters, 17 décembre 2004.
[53]
« Globecast retire Al Manar de son offre satellitaire aux
Etats-Unis », AFP, 18 décembre 2004.
[54]
« Le Liban fustige les mesures de Washington et Paris
contre Al-Manar », AFP, 18 décembre 2004.
[55]
« La télévision du Hezbollah touchée par un raid israélien
(Hezbollah) » et « Raid israélien contre la télévision
du Hezbollah : 3 blessés (Hezbollah) », AFP, 13
juillet 2006.
[56]
« Al-Manar, la télévision du Hezbollah qui ne veut pas
se taire », AFP, 31 juillet 2006 ; « La télévision
du Hezbollah émet toujours », Le Figaro,
1er août 2006 ; « Al-Manar, la voix du Hezbollah qui
fait écran à Israël » par Jean-Pierre Perrin, Libération,
4 août 2006.
[57]
« Israël impose la loi du silence au Libanais »,
AFP, 22 juillet 2006.
[58]
« Les
agences de presse occidentales victimes consentantes de la
censure militaire israélienne », Voltaire,
18 juillet 2006.
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