Entretien
de Silvia Cattori avec Pierre-Yves Salingue, Novembre 2005.
Cet
entretien comporte trois parties. (1)
1 – Les Palestiniens
pris au piège des accords d’Oslo.
2 – La solidarité :
les racines de l’impasse.
3 – Les
perspectives du combat pour la Palestine.
TROISIEME PARTIE.
Silvia
Cattori : Le tableau que vous avez dressé dans les entretiens
précédents est assez noir !
Pierre-Yves
Salingue : Il me semble que, pour les Palestiniens,
l’enjeu immédiat est celui du maintien de l’ensemble de leurs
revendications fondamentales, qui sont le ciment de leur identité
en tant que Nation palestinienne.
La deuxième Intifada n’a pas réussi à
enrayer la logique destructrice des accords d’Oslo et, avec le
soutien actif du gouvernement américain et de la Communauté européenne,
la colonisation de toute la Palestine par Israël va franchir un
seuil aussi important qu’en 1967. Ce qui s’est engagé avec le
faux retrait de Gaza va se poursuivre avec la judaïsation accrue du
Naqab, de la Galilée, l’annexion d’une bonne moitié de la
Cisjordanie, dont la totalité de Jérusalem, la fragmentation de ce
qui restera de la Cisjordanie, et des opérations de grande
envergure pour éliminer la question politique des réfugiés, où
qu’ils soient.
S.C. - Israël
est-il parvenu à ses fins ?
Pierre-Yves
Salingue : Premièrement, je ne dis pas que « le
sionisme a définitivement gagné », ce qui nécessiterait des
bouleversements de grande ampleur dans l’ensemble du Moyen-Orient.
Je dis que la cause nationale palestinienne est menacée dans son
existence par Israël et ceux qui veulent contraindre le Peuple
palestinien à renoncer à ses droits nationaux fondamentaux, au
premier rang desquels le droit à l’autodétermination et le droit
au retour. Je crois que c’est l’enjeu majeur des deux ou trois
années à venir. Deuxièmement, il est essentiel de situer la
question palestinienne dans sa dimension globale véritable.
C’est-à-dire, non pas sous l’angle d’une lutte pour le
partage d’un territoire, mais inscrite dans la lutte des peuples
arabes de la région contre l’exploitation et l’occupation
coloniale du Moyen-Orient qui s’appuie sur l’état sioniste d’Israël,
mais aussi sur des régimes arabes corrompus et dictatoriaux.
Ni la
fin de l’occupation, ni la chute du mur, ni le droit au retour, ni
le refus de l’apartheid au sein d’Israël, ni l’égalité des
droits collectifs et individuels, ni le droit à l’autodétermination,
ne peuvent se réaliser dans un Moyen-Orient soumis à la domination
d’un Etat fondé sur le nettoyage ethnique des Palestiniens
autochtones et qui a la fonction d’être le principal chien de
garde de l’Impérialisme américain. Aucune de ces exigences ne
peut être satisfaite en dehors d’un bouleversement social et
politique de grande ampleur, autrement dit en dehors d’une
transformation révolutionnaire des rapports de force dans toute la
région. L’issue d’un tel affrontement ne saurait reposer sur
les seules épaules des six millions de Palestiniens qui y vivent.
C’est pourquoi l’essor des mouvements de résistance à
l’occupation militaire de l’Irak, et des mouvements de
contestation populaire contre les régimes autoritaires en Arabie
Saoudite, en Egypte, en Jordanie, aura une importance décisive dans
cet affrontement désormais inévitable. L’évolution de la
situation en Syrie et au Liban est aussi un facteur important.
Un mouvement démocratique populaire ne se
construira pas en quelques mois, mais il me semble qu’il n’y a
pas d’autres voies. Je sais d’avance que l’on on va me
reprocher « le caractère utopique » de cette
perspective ; mais quand je vois le sort connu par les « petits
pas réalistes » de l’Etat palestinien indépendant, je me
dis qu’une révolution au Moyen-Orient n’est pas plus utopique
qu’un quelconque espoir de paix avec Israël, un Etat qui incarne
le projet sioniste dont la réalisation n’est pas encore achevée.
S.C. - Mais
alors, vous nous dites « attendons la révolution au
Moyen-Orient ». Ce n’est pas ici qu’on peut la faire
avancer, n’est ce pas ?
Pierre-Yves
Salingue : Ce n’est pas ce que je veux dire.
Certes, c’est aux Palestiniens – et aux autres peuples arabes
concernés - qu’il appartient de tirer les leçons de leur lutte
et de procéder aux changements stratégiques qu’ils jugeront nécessaires
et possibles. Mais ici, en France et ailleurs, nous pouvons aussi
servir à quelque chose. Nous pouvons agir dans nos métropoles, dénoncer
l’intervention ou la complicité de nos gouvernements dans le
maintien de la situation d’oppression et de dépendance des
peuples arabes ; dénoncer les politiques qui cautionnent et
soutiennent l’état sioniste à bout de bras et protègent les
dictateurs, arment les états arabes rentiers comme l’Egypte et la
Jordanie. Nous pouvons aider les Palestiniens à desserrer l’étau
en mettant l’Etat israélien au cœur de la cible et en organisant
des actions de longue haleine pour l’isoler, parce qu’il
s’agit d’un état voyou qui ne se comporte pas selon des normes
admises.
S.C. -
S’agissant de la politique française, il y a une question. La
France n’a-t-elle pas déjà une politique plus équilibrée,
voire plus favorable aux peuples arabes que les Etats-Unis ou la
Grande Bretagne ?
Pierre-Yves
Salingue : Il y a eu beaucoup d’illusions sur le rôle
particulier de la France, au moment de la guerre contre l’Irak. Ce
qui rendait difficile la construction d’un large mouvement
anti-guerre. La situation s’est maintenant un peu clarifiée. La
France joue un rôle non négligeable dans la région ; la
diplomatie française est en première ligne dans les derniers développements
de l’offensive impérialiste au Liban et en Syrie. Aussi, le
gouvernement français prête la main aux opérations de police à
Gaza et ses relations avec Israël se développent dans de
multiples domaines. La France a accueilli Ariel Sharon cet été.
Cela en dit assez sur les hypocrisies ! Mais si on veut réellement
s’en distancier, on doit en finir avec les illusions. Ce qui doit
compter avant tout aujourd’hui, est de sortir de l’impasse des
prétendues initiatives de paix et de se situer comme un mouvement
de soutien à la lutte des Palestiniens et de comprendre que sur
leurs revendications fondamentales il n’y a pas de compromis
possible avec Israël et ses alliés.
S.C. - Pas
de compromis possible ? Qu’est ce que vous voulez dire ?
Pierre-Yves
Salingue : Que les enjeux sont trop importants pour
que l’Etat sioniste d’Israël et ses alliés fassent des
concessions sur des points majeurs. C’est pour ça que les
affirmations du genre « on peut gagner sur le mur », ou
« on peut gagner sur l’évacuation des blocs de colonie »,
sont des âneries. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas agir
sur ces questions mais qu’il ne faut pas répandre d’illusions
sur la possibilité de victoires partielles de cette importance.
Quand le mur tombera c’est que le sionisme aura perdu ! Il
faut donc comprendre que le soutien à la lutte des palestiniens est
d’abord un soutien politique ; que la dimension humanitaire
de soutien est marginale dans l’action d’un mouvement de
solidarité et qu’on ne doit pas faire de compromis dans le
soutien à la résistance des Palestiniens au motif de possibles réalisations
humanitaires.
On doit aussi bien intégrer toutes les
dimensions de la lutte palestinienne ; donc ne pas négliger
telle ou telle composante : la lutte des Palestiniens de 48 et
le droit au retour des réfugiés ne sont pas secondaires par
rapport à la lutte contre la colonisation en Cisjordanie, contre le
mur, ou contre l’étranglement de Gaza.
S.C. - L’Israélien
Ilan Pappe n’a de cesse de répéter, qu’il n’y a pas de
mouvement de paix en Israël et, comme vous, il crie que les
Palestiniens sont en danger, que l’Autorité palestinienne n’est
pas l’ANC et que l’OLP est devenue inexistante. Mais en
l’absence d’alternative sur quoi peut-on appuyer un soutien
?
Pierre-Yves
Salingue : Tout cela est vrai mais, sans vouloir brûler
les étapes, on a aujourd’hui une possibilité d’avancer.
L'appel lancé le 9 juillet 2005 par 171 organisations
palestiniennes peut être le vecteur d'une réorientation et d'une
remobilisation du mouvement de soutien. Je dirais qu'à défaut
d'une perspective stratégique plus élaborée, nous avons là une
boussole qui nous indique la direction à prendre. Le point d'arrivée
n'est pas connu, la stratégie d'ensemble n'est pas encore affirmée.
Les Palestiniens ont besoin de temps pour clarifier et construire
leurs propres outils, mais du moins avons-nous une perspective pour
aller de l'avant et agir sans être dépendant de plans sur lesquels
le mouvement de solidarité n’a aucune prise, ni de manœuvres
politiques et diplomatiques qui lui sont totalement étrangères.
S.C. - La
liste des signataires ne vous étonne-t-elle pas un peu : on y
trouve des organisations très inféodées à l’Autorité ?
Pierre-Yves
Salingue : Cet appel est le résultat d'un
compromis auquel certaines ONG proches de l'Autorité ont été
contraintes du fait de l'aggravation de la situation sur le terrain.
Il s’agissait de ne pas laisser le monopole de l'appel à des
forces qui ont pris l'initiative de la mobilisation contre le mur et
sont fortement impliquées dans la défense des droits des réfugiés.
Mais pour nous, peu en importent les motivations des uns ou des
autres ; l'essentiel est d’avoir une demande des Palestiniens
qui fixe les bases de l’action internationale. L’appel :
- affirme l'échec de toutes les tentatives
fondées sur l'appel rituel aux institutions internationales
officielles à faire respecter le droit international ;
- demande la mobilisation internationale des peuples, en référence
à la lutte contre l'apartheid sud-africain et propose de choisir
les moyens du boycott, du retrait d'investissement et des sanctions
pour isoler et contraindre Israël ;
- demande le soutien des « Israéliens honnêtes, dans
l'intérêt de la justice et de la paix ».
Pour nous ici, qui voulons participer à un
mouvement de soutien, il y a là un pas important, car, je le redis,
ce qui est décisif pour la suite, et compte avant tout aujourd'hui,
est de sortir de l'impasse des prétendues initiatives de paix. Cet
appel affirme clairement le droit des Palestiniens à l'autodétermination
et pose trois revendications majeures : la fin de l'occupation et de
la colonisation des terres arabes et le démantèlement du mur ;
l’égalité des droits des Palestiniens de 48 vivant en Israël ;
le droit au retour des réfugiés.
S.C. - Il
n’y a pas tout dans cet appel ; il comporte même quelques
ambiguïtés ?
Pierre-Yves
Salingue : On peut évidemment trouver à redire
mais ce qui est important est que cet appel donne des objectifs
et des raisons d’action à un mouvement de solidarité qui, si on
y répond favorablement, peut affirmer son soutien à la lutte de
libération, à la résistance populaire contre l’occupation
coloniale d’un Etat raciste qui pratique l’expulsion, la ségrégation
et apartheid.
S.C. -
Pensez-vous à la construction d’un nouveau mouvement ?
Pierre-Yves
Salingue : Il s'agit de proposer un cadre de
campagne unitaire permanent, qui a comme base de référence cet
appel des 171, et pour objectif de fédérer des actions de boycott,
de désinvestissement et sanctions, d’optimiser les initiatives et
utiliser au mieux les compétences des uns et des autres.
S.C. -
Les organisations au sein du collectif national, vont-elles répondre
à l’appel ?
Pierre-Yves Salingue : Pour
le moment, on ne peut pas dire que ce soit l’enthousiasme.
Plusieurs organisations ont publié l’Appel sur leur site, comme
l’AFPS et les Missions civiles. D’autres ont publié des
documents ou ont adopté des résolutions qui s’y réfèrent, et là
ça devient très éclairant.
S.C. -
C’est-à-dire ? Il y a des critiques, des refus ?
Pierre-Yves Salingue : C’est
plus adroit que ça. Vu l’état de décomposition de la direction
palestinienne - dont on attend en vain un quelconque signe d’appel
à la mobilisation - il ne leur est pas possible d’ignorer cet
appel des 171. Pour autant, vu son contenu subversif, au regard des
canons habituels du soutien à « la recherche d’une paix
juste entre Israéliens et Palestiniens », il semble
difficile pour nombre d’entre eux, de le soutenir intégralement.
En effet, les ONG palestiniennes appellent au boycott, aux sanctions
et aux retraits des investissements. Ils nomment cela des « mesures
punitives non violentes » et demandent qu’elles soient développées
et maintenues « jusqu’à ce qu’Israël honore son
obligation de reconnaître le droit inaliénable des Palestiniens à
l’autodétermination et respecte entièrement les préceptes
du droit international » en mettant fin à son
occupation et à sa colonisation de toutes les terres arabes ;
reconnaissant les droits fondamentaux des citoyens
Arabo-palestiniens d’Israël à une égalité absolue ;
respectant, protégeant et favorisant les droits des réfugiés
palestiniens à revenir dans leurs maisons et propriétés. Il n’y
a pas eu de réaction du Collectif national français. Pas un mot
sur les tracts diffusés à l’occasion d’un meeting du collectif
à Paris en novembre, pas de proposition de campagne centralisée.
On en reste au mur … Mon opinion est que certains vont choisir ce
qui leur plait dans l’appel et éliminer ce qui leur pose problème.
De cette manière cela ne sera qu’une activité parmi d’autres.
S.C. - Par
exemple ?
Pierre-Yves
Salingue : Le ton a été donné à la Conférence
internationale de la société civile à l’appui de la paix au
Moyen-Orient, qui s’est tenue à l’UNESCO mi juillet 2005. Dans
sa résolution finale il y a l’affirmation d’un engagement à «faire
pression sur Israël pour qu’il mette fin à l’occupation »
Depuis, les résolutions, déclarations et autres engagements à répondre
à l’appel des Palestiniens se sont succédés : réunion de
l’ECCP en octobre à Bruxelles, conférence des « Femmes en
Noir » à Jérusalem en août, déclaration finale des
« Juifs européens pour une paix juste » adoptée en
septembre etc. Il y a bien quelques nuances entre ces différentes
structures, notamment sur l’emploi du terme boycott, mais on peut
noter une forte convergence : ils veulent limiter l’objectif à la
question de l’occupation de 1967 : les formules « depuis
38 ans », « commencée il y a 38 ans » en sont
l’indication claire ; en conséquence ces déclarations
opèrent une sélection parmi les droits reconnus aux Palestiniens.
S.C. -
Comment ?
Pierre-Yves
Salingue : En se limitant à une lutte dont
l’objectif est « la fin de l’occupation», cette « sensibilité »
écarte les autres revendications pourtant clairement affirmées
dans l’appel. D’une part ils substituent « fin de
l’occupation » à ce qui est écrit dans l’Appel : «Fin
de la colonisation de toutes les terres arabes ». De cette
manière ils écartent notamment les questions du Golan, de la
Galilée et du Naqab. Quant aux revendications « Egalité
absolue pour les citoyens arabo-palestiniens d’Israël »
et « respect du droit au retour des réfugiés palestiniens à
revenir dans leurs maisons et propriétés », elles
disparaissent totalement de ces textes qui prétendent « répondre
à l’appel ».
S.C. - Mais
c’est scandaleux, ça dénature totalement le contenu politique de
cet appel !
Pierre-Yves
Salingue : Oui. Et je fais l’hypothèse que, faute
de pouvoir ignorer totalement cet appel, ces « tendances »
s’arrogent le droit de ne retenir que ce qui leur convient et qui
correspond à leurs références politiques.
S.C. - Une
manière de garder le verrou sans en avoir l’air ? Mais ces
intervenants, qui en sommes nuisent la cause des Palestiniens,
ont-ils un lien particulier avec Israël ?
Pierre-Yves
Salingue : Souvenez-vous de leur règle absolue :
« On ne touche pas à l’Etat d’Israël ! »
Toutes ces ambiguïtés ne sont ni nouvelles ni exceptionnelles.
Cette prétention à écarter du soutien certains droits revendiqués
par les Palestiniens s’accompagne souvent d’une autre arrogance
de la part de ce « camp de la paix » qui prétend
exprimer « ce que les Palestiniens veulent vraiment ».
Un exemple typique qui illustre ces procédés est une récente
interview du militant Michel Warshawski au Manifesto. Il dit :
« Nous Israéliens nous ne pouvons pas faire autrement que
soutenir la volonté de la majorité des Palestiniens de constituer
leur état sur les territoires de la Cisjordanie et de Gaza ».
Extraordinaire, non, de la part de l’auteur d’un livre paru en
français sous le titre «Le défi binational » ? On se
demande d’où Michel Warshawski sort « la majorité »
dont il nous parle, dès lors que « les Palestiniens »
n’ont jamais été consultés à ce sujet. Aussi, on ne peut qu’être
surpris de la superbe ignorance qu'il manifeste à l’égard de
l’Appel des 171 ONG et associations palestiniennes qui ne
mentionnent nullement la revendication de l’état palestinien indépendant.
Là où l’Appel parle de droit à l’autodétermination et
revendique l’égalité des droits et le droit au retour des réfugiés,
Michel Warshawsky interprète : « Ils veulent leur état,
même petit », écartant ainsi la problématique d’une lutte
commune d’Israéliens et Palestiniens pour « l’égalité
absolue » des droits et la question des réfugiés et de leur
droit au retour. On a vu ce même tour de passe-passe se répéter
à la réunion de l’ECCP à Bruxelles, le 8 octobre 2005, où
Pierre Galand a parlé d’unanimité des participants sur le fait
que l’objectif final de la solidarité était « Un état
palestinien indépendant vivant aux côtés d’Israël … ».
De même, dans un récent article publié sur le site de l’AFPS,
Michèle Sibony, vice-présidente de l’UJFP, proclame la nécessité
pour le mouvement de solidarité d’affirmer son statut « d’acteur
politique à part entière », et de ne pas se cantonner à la
solidarité. La formule est assez surprenante car, en choisissant
d’être un mouvement de soutien à la recherche d’une « paix
juste » par la négociation, le mouvement de solidarité a
fait un choix très politique : celui de ne pas être un
mouvement de soutien à la lutte de libération des Palestiniens.
Passons. Mais ici la revendication de Michèle Sibony d’être
reconnu comme « un acteur politique à part entière »
prend un sens très particulier. Il ne s’agit pas de soutenir la
lutte des Palestiniens pour l’obtention de leurs droits nationaux.
Il s’agit pour Michèle Sibony de revendiquer que cette lutte soit
menée selon « une véritable stratégie commune,
collectivement établie de façon tripartite et appliquée chacun à
sa place. » Les choix des outils de cette stratégie sont
aussi à déterminer en commun et, ajoute-t-elle, s’il y avait un
appel tripartite aux sanctions, « cela n’aurait-il pas plus
d’efficacité qu’un appel des Palestiniens enfermés, qui résonne
sur les incertitudes et les impuissances de l’Europe et les peurs
de la société israélienne ». Michèle Sibony appelle cela
« la triangulation stratégique ». Les éléments de
cette stratégie politique triangulaire seraient « les
Palestiniens, les anticolonialistes israéliens et le mouvement de
solidarité extérieure». Mais qui sont « les Palestiniens » dans
son esprit ? Abu Mazen et Dahlan qui vendent la Palestine ou ceux
qui ont signé l’appel au boycott? Les « anticolonialistes
israéliens »? Lesquels ? Antisionistes, non sionistes,
post sionistes, sionistes favorables à l’état palestinien, qui
aura son mot à dire dans cette « triangulation » ?
Quant au mouvement de solidarité au niveau international on suppose
que ses représentants sont déjà désignés. D’ailleurs peut-être
les trouve-t-on déjà dans les conférences internationales, européennes
ou euro méditerranéennes où ils/elles censurent les appels qui ne
leur conviennent pas ? Donc, selon Michèle Sibony, il faut que
les Palestiniens partagent l’élaboration de la stratégie ;
et le choix des outils et ce « partage » devra
s’effectuer dans un cadre prédéterminé qui est « la fin
de l’occupation commencée en 67 » et « la lutte
contre le gouvernement israélien d’aujourd’hui ».
S.C. - En
sommes, ces donneurs de leçons ne veulent-ils pas mettre en
tutelle les Palestiniens qui ne seraient plus libres de choisir
leurs objectifs et les moyens pour y parvenir ?
Pierre-Yves
Salingue : Tout à fait. La déclaration de Michèle
Sibony est un exemple achevé du type de soutien dont les
Palestiniens qui ont organisé cet appel ne veulent plus. Ces
Palestiniens disent « ceux qui veulent être solidaires
doivent reconnaître l’ensemble des droits nationaux légitimes du
Peuple palestinien, sans marchandages et hors toute logique de
bradage ». Et ici ceux qui dictent la ligne à suivre leur répondent :
« On vous soutient si on est partie au choix des objectifs et
des moyens employés et, en plus, on fait le tri dans vos
revendications »
S.C. -
C’est incroyable ! Il faudrait développer davantage
la critique de ce type de position, sinon le mouvement de solidarité
ne changera jamais et les Palestiniens seront une nouvelle fois
abandonnés !
Pierre-Yves
Salingue : Il est urgent de le faire en effet.
J’ai aussi pris connaissance d’un article au titre prometteur :
« Comprendre le sens et tirer les conséquences de l’appel
de la société civile palestinienne… ». C’est le texte
d’une conférence organisée par «Les Missions civiles » et
l’UJFP. L’auteur, José Luis Moragues, pose une question intéressante :
« Quel est l’obstacle à s’emparer de cet appel ? »
Je me suis dit « tiens, lui aussi
constate que le contenu de cet appel fait peur », mais en fait
ce n’est pas du tout ça. Certes, J.L. Morales qualifie l’appel
palestinien d’exceptionnel et d’historique, mais lui aussi évacue
les revendications et objectifs autres que la fin de l’occupation
de 1967.
S.C. - On a
parlé beaucoup du présent, du passé aussi, mais l’avenir, à
moyen terme, verra-t-il l’explosion d’une troisième Intifada,
comme en l’entend prédire ici ou là ?
Pierre-Yves
Salingue : Je suis très réservé à l’égard de
cette prédiction, surtout quand elle est faite par des gens qui
n’ont pas participé à la première Intifada et qui ont condamné
la seconde. Evidemment, on peut supposer que la répression et les
humiliations de l’occupant sont tellement insupportables que cela
va forcément susciter des réactions d’exaspération, des actes
isolés de revanche. De même, on peut prévoir qu’il y ait des
actions de révolte contre des agents de l’Autorité
palestinienne, de ces « petits chefs » du Fatah, qui se
sont permis bien des abus durant ces années de domination sans
partage. Mais l’on ne peut appeler cela « Une troisième
Intifada ». Je crois vraiment qu’il y a une tendance à
sous-estimer la gravité et l’ampleur des coups reçus par les
Palestiniens tout au long des cinq dernières années. Quel serait
en France l’état des forces et de combativité si ce qu’on
nomme ici « le mouvement social » comptait 50 000
morts et 150 000 prisonniers après cinq ans d’affrontements
quotidiens ? Je crois aussi que c’est sous-estimer les
Palestiniens que de raisonner exclusivement en termes d’Intifada.
Une, deux, trois…
En fait, beaucoup de Palestiniens qui ont
participé à la première Intifada et qui ont connu ou participé
à, la deuxième, des jeunes qui s’y sont engouffrés avec
l’espoir que cette fois ils iraient « jusqu’à la victoire »
ne peuvent pas envisager la simple répétition d’une forme de révolte
sans tirer les leçons du passé.
La première Intifada, qui était une explosion révolutionnaire,
a débouché sur les accords d’Oslo, la colonisation galopante, le
quadrillage militaire du territoire et la mise en place de tout le
lot de corruption et d’arrivistes.
La deuxième Intifada n’a pas connu de mobilisation
massive, laissant la place à des actions armées réalisées par
une minorité militante qui, certes, avait la sympathie de la
majorité de la population. Toutefois, si cette Intifada a eu
l’immense mérite de remettre en avant les valeurs de résistance
contre la colonisation et contre les dérives de la collaboration de
l’Autorité avec l’occupant, elle n’a pas pu empêcher la
poursuite de la dégradation de la situation et, au final, ce sont
des milliers de morts, de blessés, de prisonniers ainsi que la généralisation
de la terreur et des punitions collectives.
S.C. - Mais
« la libération de Gaza » n’est-elle pas une petite
victoire ?
Pierre-Yves
Salingue : Les militants du Hamas disent, en effet,
que les Israéliens ont été chassés de Gaza et que maintenant
c’est au tour de la Cisjordanie. Je constate que, quelques
semaines à peine après l’évacuation des 8000 colons israéliens
de Gaza, l’explosion de joie parfaitement compréhensible de ses
habitants passée, le sentiment le plus souvent exprimé est
« C’est pire qu’avant ». Il n’y a pas de travail,
les ressources s’effondrent, la dépendance à l’égard des différents
donateurs s’accroît, ainsi que l’insécurité liée aux rixes
inter-palestiniennes. Qu’est ce qu’une victoire qui débouche
sur une situation qualifiée par ceux qui la vivent de « pire
qu’avant » ?
S.C. - Y
a-t-il un débat politique interne ?
Pierre-Yves
Salingue : Le débat entamé chez les Palestiniens
sur l’avenir de l’OLP n’est pas une simple discussion sur des
formes organisationnelles, c’est un débat politique qui les
confronte nécessairement aux questions centrales de leur lutte.
Quant à l’avancée des plans sionistes de colonisation de toute
la Palestine, la fin de l’Autorité palestinienne, le fait
accompli de l’éradication de la possibilité d’un état indépendant
« à côté d’Israël », les conséquences sociales de
la situation économique désastreuse dans laquelle se débattent
les Palestiniens, tous ces constats sont sur leurs lèvres. Les
paramètres d’une lutte ne sont pas intangibles, on peut vouloir
garder les objectifs et rester fidèle à ses valeurs, mais la stratégie
déployée et les moyens mis en œuvre doivent tenir compte des
changements de la réalité matérielle.
S.C. - Vous
referez-vous au débat sur une stratégie non violente ?
Pierre-Yves
Salingue : Il est évident qu’il y a un débat nécessaire
sur l’opportunité de l’action armée qui, dans les
circonstances actuelles, ne peut prendre d’autres formes que celle
des attaques isolées réalisées par des petits groupes ou « des
bombes humaines » avec toutes les conséquences répressives
à l’encontre de la population palestinienne. Je ne confonds pas
ce débat nécessaire avec celui, que je trouve personnellement très
fumeux, sur une opposition de principes entre action violente et
action non violente. Compte tenu des enjeux du pouvoir sioniste, il
me paraît évident que même toute action non violente se trouvera
confrontée à ses ripostes violentes. Tout est dans le rapport de
force. Si ont est dix témoins de la destruction d’une maison par
un bulldozer, on est impuissant et on est non violent : par
contre si on est dix mille, c’est une autre affaire. Face à un
pouvoir qui utilise des avions de combat et des chars contre des
familles désarmées, la non violence par principe, est une stratégie
perdante. Le problème à résoudre est comment construire le
rapport de forces qui va vous permettre de paralyser autant que
possible l’adversaire surarmé et ainsi réduire ses possibilités
de recours à une violence extrême massive ? Mais, pour
construire ce rapport de force, et lors des affrontements finaux,
vous ne pouvez pas éluder le problème du recours à un certain
degré de violence, y compris parfois le recours aux armes. Si,
demain, des centaines de milliers de Palestiniens marchent sur Jérusalem
ou si des milliers de villageois prennent d’assaut les terres volées
par les colons ça modifiera les termes de la confrontation et aussi
ceux du débat sur violence/non violence !
Mais je ne crois pas que ce moment là soit
arrivé en Palestine. Je suis donc favorable à des actions qui
contribuent à redonner confiance aux gens et à montrer l’intérêt
de l’action collective. Et aujourd’hui je ne crois pas que ça
se fera principalement par le recours aux armes.
S.C. - Si ce
n’est pas une « troisième Intifada » et si l’heure
n’est pas à l’usage des armes, alors quoi ?
Pierre-Yves
Salingue : Je devrais répondre que : « C’est
aux Palestiniens de décider ». En plus, je le crois vraiment.
Aujourd’hui, le peuple palestinien est confronté à un grand défi,
sans doute le plus important depuis la NAQBA. Géographiquement, il
est plus éclaté que jamais. Il est par ailleurs soumis à un
ensemble d’attaques qui visent à détruire les bases de
l’existence même de la question nationale palestinienne. La
dimension de la libération nationale est niée et on tente d’y
substituer une série de questions particulières : celle des réfugiés
qu’on voudrait traiter sous un aspect strictement humanitaire,
pays d’accueil par pays d’accueil ; celle des
« arabes israéliens » qu’on voudrait traiter sous le
seul aspect de droits individuels en niant jusqu’à leur identité
palestinienne ; celle des habitants de Gaza etc. Si cette manière
de régler les choses l’emportait, si la dimension nationale de la
question palestinienne devait disparaître, alors là, plus rien ne
pourrait s’opposer à la volonté sioniste de terminer le
nettoyage ethnique commencé en 1948. Il suffirait à Israël
d’attendre le « moment opportun ». La condition
absolue du maintien de cette dimension nationale est la réalisation
d’un front autour des revendications qui fondent le combat
national palestinien : l’autodétermination et le retour des
réfugiés.
S.C. -
N’est-ce pas là une rupture radicale avec la thèse de l’Etat
indépendant sur une partie du territoire de la Palestine
historique ?!
Pierre-Yves
Salingue : Oui, c’est un point fondamental
et ça aura beaucoup de conséquences. La disparition de la
perspective de l’Etat indépendant permettra d’y voir plus
clair. Beaucoup de questions clé étaient relativisées et la
recherche de solutions renvoyée à plus tard : « Quand
on aura notre Etat ». Désormais la réalité va s’imposer :
il n’existe qu’un Etat, l’Etat sioniste qui s’étend de la
mer au Jourdain. Sur ce territoire qui se confond avec celui de la
Palestine historique, les Palestiniens sont une très forte minorité
et ce rapport numérique va évoluer en leur faveur, sauf expulsion
massive. Tant que l’Etat sioniste ne peut pas les chasser, l’Etat
sioniste va chercher à les isoler, à les enfermer dans des réserves,
à discriminer ceux qui vivront encore hors des réserves, et à
contrôler ceux qui chercheront à en sortir. Tel est désormais le
cadre, certes contraint, dans lequel les Palestiniens doivent développer
leurs luttes.
S.C. - Et la
lutte sera inévitable sur de nombreux points je suppose ?
Pierre-Yves
Salingue : Pas par choix idéologique, par nécessité !
Parce qu’un ouvrier doit pouvoir aller travailler pour nourrir sa
famille, parce que le paysan doit pouvoir accéder à son champ et
doit pouvoir vendre ses produits pour avoir un revenu, parce qu’il
faut que les enfants accèdent à l’éducation, parce qu’il faut
que la population accède aux soins, etc. La logique de ces
aspirations élémentaires ne pourra que heurter de front le projet
des « réserves pour Palestiniens » ; elle induit nécessairement
des situations qui vont faire surgir des revendications démocratiques
comme la liberté de circuler, le refus des discriminations dans
l’accès au travail, et à la construction. Dans une telle
situation il devient possible de poser différemment la question des
colonies, du mur, des prisonniers palestiniens. S’agissant du mur
par exemple, dans l’opinion publique internationale la seule
justification qui tient à peu près la route est : « Chacun
son Etat, chacun chez soi et le mur pour marquer la limite ».
Mais s’il n’y a plus de perspective d’Etat palestinien que
veut-il dire « chez soi » pour eux ?
Ces sujets ne pourront être renvoyés à la
pseudo « négociation finale » mais vont être des
questions de vie quotidienne, des questions démocratiques et des
exigences sociales immédiates, partagées entre tous les
Palestiniens résidant sur le territoire d’un seul Etat, l’Etat
sioniste qui s’est agrandi par annexions successives et qui tente
de les rejeter.
S.C. - Donc
les Palestiniens n’ont plus le choix ?
Pierre-Yves
Salingue : Ils ont besoin d’un cadre de
revendications démocratiques et d’exigences sociales qui
convergent dans une lutte globale pour l’égalité absolue de
leurs droits, contre toute discrimination fondée sur
l’appartenance à un groupe national, nié par l’Etat israélien.
Parlons clair : il ne s’agit pas ici d’avoir la moindre
illusion sur le fait que l’égalité pourrait être réalisée
dans le cadre de l’état sioniste qui pourrait progressivement se
réformer ou se démocratiser. Les revendications démocratiques et
les revendications sociales doivent donc être articulées avec les
objectifs de libération nationale dans le cadre d’un programme de
transformation radicale et non d’aménagement de l’Etat
sioniste. Mais ce n’est qu’au travers de luttes collectives que
les Palestiniens retrouveront confiance et reconstruiront les outils
dont ils ont besoin. Ce n’est qu’au travers de mobilisations
pour leurs droits et la satisfaction de revendications sociales que
les déshérités, les plus opprimés des Palestiniens et notamment
les femmes palestiniennes, pourront s’extraire des cadres
oppressifs dans lesquels la colonisation et la répression les ont
renvoyés après que leur mobilisation leur ait permis quelques
avancées. C’est aussi au travers de ces luttes qu’il est
possible de faire converger les Palestiniens de Cisjordanie et de
Gaza avec les Palestiniens de 48 et de Jérusalem.
Par ailleurs la mise en évidence du système
de ségrégation raciale israélienne permettra de mieux mobiliser
l’opinion internationale contre la politique raciste d’un état
aujourd’hui largement perçu comme un îlot de démocratie au
Moyen Orient. La légitimité internationale de ces revendications
donnera aux Palestiniens de la diaspora et au mouvement de solidarité
une plus grande capacité de les relayer.
Enfin, et là on touche à quelque chose de
particulièrement sensible, c’est seulement au travers de la lutte
pour la satisfaction de besoins sociaux et pour des exigences démocratiques,
que devient envisageable le rapprochement de toutes les victimes de
la mondialisation capitaliste, travailleurs palestiniens et
travailleurs juifs, notamment les Mizrahim, eux aussi victimes de ségrégation
et de surexploitation d’un capitalisme israélien totalement intégré
au dispositif impérialiste.
S.C. -
Fonder les bases de la capacité de vivre ensemble n’est-ce
pas le rêve de tous les partisans de la réconciliation ?
Pierre-Yves
Salingue : J’y crois davantage par la lutte
commune des exploités et des opprimés que par le dialogue
des élites. Et je crois aussi que c’est seulement par ces luttes
convergentes communes que la réalité des choses, masquée depuis
la tragique décision de partage de l’ONU en 1947, réapparaîtra :
le vrai combat n’est pas entre les juifs et les Arabes. Les intérêts
qui s’opposent sont d’un côté ceux des opprimés, juifs et
arabes, et de l’autre côté ceux de l’impérialisme et des
bourgeoisies locales, qu’elles soient israéliennes ou arabes. Des
deux côtés il y a des juifs et des Arabes. Seule la lutte
collective peut amener des millions de gens à cette prise de
conscience.
S.C. - Ce
qui veut dire que vous soutenez la perspective d’un Etat unique ?
Pierre-Yves
Salingue : L’objectif d’une Palestine laïque et
démocratique me paraît être le plus approprié pour éclairer le
sens du combat. Malgré tout, il s’agit d’une formulation qui me
laisse insatisfait, d’une part parce qu’elle n’indique pas le
contenu social de cet « état démocratique » et
d’autre part parce qu’elle semble impliquer la possibilité
d’une solution dans un cadre « palestino israélien ».
Or, je pense que seul un mouvement révolutionnaire massif et démocratique
de l’ensemble des peuples de la région peut défaire simultanément
l’Impérialisme et la mondialisation capitaliste qu’il veut
imposer, l’Etat sioniste qui en est le meilleur chien de garde
et les régimes despotiques arabes qui vivent de la rente pétrolière
ou des rétributions de l’impérialisme. Aucune solution ne me
paraît possible dans le cadre restreint d’un affrontement entre
Palestiniens et Israéliens.
J’ai tendance à penser qu’un tel mouvement
ouvrira d’autres perspectives politiques que celles limitées à
la création d’une Palestine démocratique, d’une Jordanie démocratique,
d’un Liban démocratique etc. Pour défaire l’Impérialisme à
l’échelle régionale je ne vois pas d’autre issue qu’une révolution
socialiste démocratique. Je ne dis pas que c’est pour demain ;
j’affirme que je ne vois pas d’autre possibilité d’aboutir à
ce à quoi les peuples aspirent : la paix.
Mais si tel était le cas, je crois que la
marche des évènements bousculerait rapidement les frontières de
petits états, totalement artificielles et héritées des découpages
des impérialismes français et britanniques au début du 20ème siècle.
S.C. - Votre
témoignage est sans doute une contribution utile, et permet
d’ouvrir le débat. Mais êtes-vous conscient que ceux qui ont une
emprise sur le mouvement, ont les moyens de vous faire taire et de
vous isoler ? Pourquoi prenez-vous un tel risque ?
Pierre-Yves
Salingue : De quoi parlons-nous ? D’un peuple
spolié, réprimé et sous la botte. De femmes et d’hommes
victimes d’un nettoyage ethnique commencé il y a 57 ans, victimes
d’un Etat fondé sur une idéologie réactionnaire raciste et protégé
par la communauté de bandits qui dirige le monde et a décidé de
mener une guerre totale aux peuples qui résistent.
D’enfants qui lancent des pierres à des chars et qui demain
lanceront des bombes si les défenseurs de la civilisation qui prétendent
vouloir nous protéger des barbares ne les ont pas tués avant, avec
les armes que leur fournissent les puissances capitalistes
occidentales.
Il y a tous justes cinq ans, au tout début de
la deuxième Intifada, j’ai décidé de partir en Palestine.
Quelques mois après ce premier séjour j’ai décidé d’y
retourner, animé d’une volonté que je m’expliquais mal :
j’étais certain que l’armée israélienne allait réoccuper les
camps de réfugiés et je voulais être avec celles et ceux que
j’avais rencontrés fin 2000. J’y suis resté jusqu’en juin
2002, pendant toute l’opération « Rempart »
notamment. J’ai partagé avec les Palestiniens « ordinaires »
des moments intenses qui ont changé mon regard sur la vie : la
fascination exercée par le bruit lancinant des drones survolant les
camps la nuit ; les plaisanteries échangées sur les toits des
maisons, dans l’attente de l’appel téléphonique qui donnerait
le nom des nouvelles victimes ; le surgissement des F16
invisibles dans l’obscurité ; l’approche interminable des
hélicoptères Apache et la montée de la tension qui précède le déclenchement
des tirs de missiles ; les nuits dans les maisons des camps
avec les enfants terrorisés et leurs mères, inquiètes du sort de
leurs maris ou de leurs frères arrêtés ou en fuite, craignant
l’arrivée des « valeureux soldats de Tsahal » qui perçaient
les murs, fracassaient les portes, brisaient les meubles et les
jouets. J’ai vu mourir des jeunes sous leurs tirs, j’ai participé
à des funérailles de combattants - qui n’avaient que des armes dérisoires
pour se défendre des agressions violentes d’Israël - ou de mères
de famille tuées dans leur cuisine.
A Bethlehem comme à Jénine, j’ai longuement
discuté avec des militants de toutes les factions palestiniennes et
je les ai vus partir à la mort, sans haine et sans illusions. Ils
avaient l’âge de certains qui, ici en France, écrivent des poèmes
sur « la réconciliation ». J’ai arpenté la
Cisjordanie, partageant avec les Palestiniens les « surprises »
quotidiennes que leur réservent les soldats israéliens, jamais à
court d’imagination pour leur pourrir l’existence, entre deux séances
de tir ; c’est dans ces « taxis collectifs », que
j’ai entendu proférer des jugements sévères à l’encontre de
tel ou tel Palestinien, profiteur ou corrompu. Comparés à la
vigueur des termes utilisés par ces paysannes ou ces ouvriers, mes
propos à l’égard de l’Autorité palestinienne relèvent du
langage diplomatique.
A Rafah, assises sur les ruines de leurs
maisons détruites, les femmes que j’ai rencontrées ne m’ont
parlé ni de coexistence pacifique ni de la France des droits de
l’homme et je dois avouer que je n’ai pas pensé à leur parler
du « primat du droit sur la force ». En revenant à Gaza
ville, j’ai vu la résidence luxueuse de Dalhan, épargnée, elle,
par les missiles israéliens qui ne ratent pourtant que rarement
leurs cibles.
Ma communauté de destin avec les Palestiniens
a été définitivement scellée par deux évènements. L’un a été,
un jour d’octobre 2001, ma rencontre inopportune avec quelques
projectiles tirés par un soldat israélien dans le camp de réfugiés
d’Aïda. Je puis en parler parce que ce jour là j’ai eu plus de
chance qu’Abdelkader, mort aux côtés de mon fils Julien et dont
la vie, stoppée à 24 ans, illustre tragiquement le titre du film
que celui-ci a réalisé : « Palestine :
vivre libre ou mourir ».
Il y a eu une autre rencontre, bien plus
opportune pour moi. Je veux parler de la femme palestinienne
qui est devenue ma compagne : j’ai appris d’elle ce qu’est la
vraie résistance à l’oppression. Un enfant franco palestinien
est né de cette union et son existence est là pour me rappeler
chaque jour les horreurs dans lesquelles vivent ses cousins et
cousines de Palestine. Un jour, il partagera leur sort commun. Si
rien ne change, il ne lui restera que la voie de la lutte.
C’est pour toutes ces raisons que j’ai
choisi mon camp, celui de la résistance du peuple palestinien, que
je ne confondrai jamais avec le prétendu « camp de la
paix », cet ectoplasme qui sert d’alibi aux démissions et
aux lâchetés d’élites politiques et intellectuelles qui déploient
beaucoup d’efforts pour mettre en scène leur compassion
pour les victimes et qui veillent à contenir leur révolte
dans des limites qui préservent l’oppresseur d’avoir trop à
perdre.
Dans ce combat je ne me sens pas isolé. La pièce
n’est pas jouée. Celles et ceux qui résistent vaincront.
(1) Résumé.
La première partie de cet entretien - précédée
d’une rapide appréciation de la situation actuelle de la lutte
des Palestiniens pour leurs droits - livre une analyse concernant la
façon dont la direction de l’OLP, en s’engageant dans les
accords d’Oslo, a été conduite à détruire le mouvement de libération
nationale et à y substituer un organe d’auto gouvernement
totalement dépendant des subsides internationaux, structurellement
lié à l’Etat sioniste et essentiellement chargé d’assurer la
sécurité d’Israël en contenant les aspirations palestiniennes
exprimées par la 1ère Intifada. A l’ombre de négociations
interminables l’Autorité palestinienne a favorisé le développement
d’une élite pendant que la colonisation s’intensifiait, détruisant
chaque jour davantage les conditions d’existence des Palestiniens.
La deuxième Intifada n’a pas suffi à enrayer cette dérive. Pour
Pierre-Yves Salingue le constat d’échec est cinglant, l’hypothèse
d’un Etat palestinien indépendant, formé sur une portion de la
Palestine historique, est définitivement close.
La deuxième partie analyse comment le
mouvement de solidarité qui s’est construit depuis la deuxième
Intifada a refusé d’être un mouvement de soutien à la lutte de
libération nationale des Palestiniens. Encouragé par l’Autorité
palestinienne il s’est cantonné à n’être qu’un mouvement
« pour la Paix » par la négociation, réduisant la
lutte des Palestiniens à la fin de l’occupation de la Cisjordanie
et de Gaza. En acceptant, voire en défendant, l’Etat sioniste
d’Israël tel qu’il est, ce mouvement ne pouvait qu’écarter
le droit au retour des réfugiés et devait ignorer l’existence
des Palestiniens de 1948. La disparition de l’illusion de l’état
palestinien indépendant aux côtés de l’état sioniste plonge ce
mouvement dans une crise d’orientation majeure.
La troisième partie confronte le lecteur à
deux questions difficiles mais essentielles pour qui veut agir pour
soutenir le combat des Palestiniens. En premier lieu, que peut-on
faire aujourd’hui dans la durée pour soutenir une lutte dont
personne ne peut croire qu’elle serait susceptible de s’achever
rapidement ? Pour Pierre-Yves Salingue l’appel lancé le 9
juillet par 171 organisations palestiniennes est une boussole pour
le mouvement de solidarité s’il veut sortir de l’impasse dans
laquelle il a été fourvoyé par les divers partisans des prétendues
initiatives de paix. Loin de s’en tenir à un traitement des symptômes
les plus récents de la colonisation sioniste cet appel identifie
les exigences d’une paix durable qu’on ne saurait réduire à la
fin d’une occupation qui concernerait à peine 20 % de la
Palestine. Cet appel inquiète ceux qui avaient accueilli avec
soulagement les renoncements des négociateurs de l’Autorité
palestinienne. Au sein même du mouvement de solidarité, on assiste
à une nouvelle tentative de réduire les exigences palestiniennes
à ce qui est jugé conforme au respect des « droits de l’Etat
d’Israël ». La fin de l’entretien traite des perspectives
d’évolution du combat palestinien compte tenu, d’une part, du
renforcement de l’occupation sioniste de la Palestine et,
d’autre, part de l’affirmation croissante du projet impérialiste
de contrôle de la région du Moyen Orient.
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