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La piqûre
Sayed Kashua (1)
[fallait-il le talent d¹un
jeune romancier, arabe de surcroît, pour dire le désarroi de
certains Israéliens devant ce qui se passe à Gaza ? Peut-être.
Attention, ironie amère et deuxième degré]
http://www.haaretz.com/hasen/spages/732917.html
Ha¹aretz, 30 juin 2006
La piqûre
par Sayed Kashua (1)
Trad. : Gérard pour La Paix Maintenant
Je hais les semaines qui commencent comme ça ! Nous ne sommes que
lundi, jour où je dois rendre cet article, et je ne sais pas quoi
écrire. Vendredi, quand mon article paraîtra, je pourrais passer
pour un parfait imbécile, à essayer de deviner comment une
semaine qui a commencé ainsi pourrait finir. Bien sûr, ce n¹est
pas un édito politique, je pourrais ne pas tenir compte de ce qui
se passe dans le monde et raconter une amusante histoire de
famille, mais ce serait dangereux de faire cela cette semaine.
Peut-être que vendredi, Gaza n¹existera plus, et alors, je ne
vous raconte pas comment je me sentirai : un crétin. Le matin où
le monde entier parlera de ce qu¹était Gaza, je serai le seul à
parler d¹une dispute avec ma femme ou d¹un tour au centre
commercial. D¹ailleurs, rien d¹assez intéressant pour que je
vous le raconte ne s¹est passé chez moi, hormis le fait que je
me suis fait piquer. Par une araignée, je crois. Ma jambe a enflé
comme un ballon et je ne pouvais pas bouger. C¹est une longue
saga en elle-même, mais pas vraiment appropriée pour ces
jours-ci.
Alors, pour être sûr, au cas où (Dieu nous en préserve) Gaza n¹existerait
plus, ou que l¹armée israélienne en a dévasté la moitié, ou
même qu¹elle l¹aurait envahie d¹ici vendredi et fait
prisonniers quelques dizaines de personnes, je vais écrire ce qui
suit : le chef d¹état-major, le ministre de la défense et le
premier ministre doivent être jugés pour crimes de guerre.
Tsahal, du haut en bas, est coupable. Le pays tout entier est
coupable. La communauté internationale doit intervenir immédiatement
pour arrêter le massacre des Palestiniens et pour apporter sa
protection aux civils palestiniens innocents.
Juste pour vous faire comprendre que j¹ai été piqué à un
point très sensible, et que toute la zone sur un rayon de 5 cm
est rouge et enflée, et que la rougeur et l¹enflure se sont
propagées aux veines adjacentes. Et ça, je peux vous dire, ça n¹est
pas beau à voir. "Va voir un médecin", a hurlé ma
femme quand elle a vu que je commençais à boiter.
Et disons, Dieu nous en préserve, que d¹ici vendredi, l¹assaut
israélien contre Gaza n¹est pas lancé, que Tsahal montre une
certaine retenue et tente de parvenir à un accord avec les
Palestiniens par les canaux diplomatiques sur les conditions de
libération du soldat kidnappé. Et disons, Dieu nous en préserve,
que jeudi soir, ou vendredi matin, ils se rendent compte qu¹il n¹y
a aucune chance de parvenir à un accord et que le feu vert est
donné à une unité d¹élite pour faire un raid sur la cachette
où, d¹après des sources fournies par le renseignement, le
soldat est détenu.
Disons que l¹opération ne se termine pas comme l¹auraient
souhaité les haut gradés, et que la tragédie israélienne
devient plus grave encore qu¹elle ne l¹était au début de la
semaine. Alors, vous, chers lecteurs, qui aimez survoler les
écrits d¹un "journaliste terroriste" qui a le culot de
pérorer sur une piqûre d¹araignée et une jambe enflée,
regretterez que je ne sois pas mort de la piqûre. Et vous
souhaiterez que la prochaine fois, une vipère particulièrement
énorme se glisse depuis les hauteurs du Mont Hebron pour venir me
piquer en plein cœur, et me causer une mort lente dans d¹atroces
souffrances. Et vous souhaiterez que le serpent ne s¹arrête pas
là, mais
qu¹il aille piquer tout le quartier, puis qu¹il continue jusqu¹à
Beit Lahia et qu¹il raye de la carte le camp de réfugiés tout
entier.
Au cas où ce serait ce scénario qui prévaudrait le vendredi
matin, alors je proclamerai ce qui suit : grand chagrin, terrible
tragédie. Ce n¹est pas la voie de l¹islam. Tous les enfants
musulmans savent combien notre religion et notre prophète (qu¹il
repose en paix) sont attentifs aux prisonniers de guerre. Même si
les Palestiniens se sentent en danger, ils doivent d¹abord se
mettre eux-mêmes en danger et absolument pas sacrifier la vie du
soldat, dont ils sont responsables de la vie, et eux seuls. On
peut seulement espérer qu¹au cours de l¹action de représailles
à venir, Tsahal et les dirigeants de ce pays démontreront de la
retenue et y réfléchiront à deux fois avant de s¹embarquer
dans une quelconque action qui pourrait coûter la
vie d¹innocents habitants de Gaza. (Impossible d¹espérer zéro
victimes, mais au moins il faudrait qu¹elles soient réduites au
minimum, si possible. Et merci d¹avance à Tsahal).
La douleur s¹est aggravée et, ce matin, je ne pouvais plus
bouger la jambe. "Ca pourrait finir en gangrène", me
dit ma femme. "Il te faut un médecin." Ca m¹a fait un
petit peu plaisir de la voir si soucieuse de ma jambe, et même,
je l¹ai remerciée pour son inquiétude. Elle m¹a répondu qu¹elle
se fichait de ma jambe. Le problème était que la gangrène
pouvait se développer vers le haut. Vu l¹emplacement de la piqûre
(le haut de la cuisse), je ne me rue pas chez le médecin. J¹ai
horreur de l¹idée de me déshabiller pour une simple piqûre. Et
je suis certain que ça disparaîtra tout seul. "Porte des
shorts", me dit-elle. Et puis, elle est partie.
Qu¹arrivera-t-il d¹ici vendredi ? Qu¹écrire une semaine qui
commence de cette façon ? Peut-être suis-je pessimiste, comme d¹habitude.
Peut-être que les négociations entre Israéliens et Palestiniens
sur le soldat vont être super. Peut-être que l¹officier israélien
et son collègue palestinien vont découvrir qu¹ils partagent un
tas de choses. Ils boiront du café, ils rigoleront. Ils
inviteront des copains à se joindre à eux, ils feront libérer
le soldat. Et puisque, dans toute cette affaire, les Palestiniens
se seront révélés de si bons gars qu¹Israël, dans un geste de
reconnaissance, libérera un millier de prisonniers, ou peut-être
même tous. Et le soldat, peut-être lors de la conférence qui
suivra sa libération, déclarera qu¹en fait, il plaisantait avec
ses ravisseurs, qu¹ils se sont bien occupés de lui, et qu¹il a
mangé le meilleur houmous du monde.
Peut-être que d¹ici vendredi, les deux côtés auront compris qu¹il
est possible de se parler. Peut-être se rendront-ils compte que
les assassinats ciblés sont ridicules, et que les bombardements
le sont encore plus. Et peut-être que le Hamas s¹excusera pour
les Qassam, et que le maire de Sderot, Eli Moyal, leur pardonnera
et déclarera le jumelage de Sderot et de
Dir al-Balah. Mahmoud Darwish écrira une chanson pour Kobi Oz, et
ce sera un tube, un hymne à la paix. Si tout cela arrive d¹ici
vendredi, alors je me sentirai libre de vous raconter comment je
me suis fait piquer samedi dernier et comment ma jambe a enflé.
(1) Sayed Kashua fait partie de la jeune génération des
romanciers israéliens. Arabe et citoyen israélien, il est
journaliste à Tel-Aviv et écrit en hébreu. Récemment, son
livre "Les Arabes dansent aussi" a été publié aux éditions
Belfond. |