Le mensonge a détruit
Les habitats de la terre.
Leurs descendants se sont groupés en sectes
Qui ne peuvent fraterniser.
Si l'inimitié n'avait été dans leur nature,
Dès l'origine,
Mosquée, église et synagogues
N'auraient fait qu'une.
Abul
Ala Al-Ma'arri
Résumons l'affaire.
Un caricaturiste danois dessine le prophète Mahomet déguisé en
terroriste.
Quelque temps plus tard, des musulmans s'enflamment contre ce blasphème
et ne trouvent rien de mieux que se s'en prendre globalement à
l'Europe.
Pour protester, les caricaturistes s'enflamment pour défendre la
liberté d'instruction et ne trouvent rien de mieux que de
reproduire les caricatures à l'origine de cette inflammation.
Et tout recommence.
Summum de bêtise pourrait-on dire et répéter avec le poète arabe
Al Ma'arri
La raison essaie de polir ses adeptes
Mais la créature ne se prête guère au polissage
Le droit au blasphème
est un droit essentiel de la personne humaine. Et il n'est pas
question ici de le remettre en question. Mais ce droit ne prend sens
que s'il est universel, ce qui implique qu'il ne se réduise pas à
attaquer celui d'en face. Est-ce le cas ici ? On peut en douter.
Il y a peu, une publicité affichait un pastiche de la Cène où Jésus
et les Apôtres étaient représentés par des femmes court-vêtues
et dans des positions lascives. De plus, reconnaissons que le dessin
n'était pas mal fait. Or une association a porté plainte contre ce
qu'elle considérait, avec raison, comme blasphématoire. C'était
son droit. Mais ce qui pose problème, c'est moins sa protestation
que le fait qu'un tribunal lui ait donné raison en interdisant
l'affiche. On n'a pas beaucoup entendu les défenseurs de la liberté
d'expression ni vu la presse, à quelques exceptions près, répandre
partout l'affiche contestée.
Il y a un peu plus longtemps, un chansonnier s'est cru malin de
mettre en scène un colon israélien mêlant symboles religieux
juifs et slogans nazis. Il y eut alors une diarrhée de
protestations contre ce que l'on considérait comme un sketch
antijuif et des associations juives crurent devoir porter plainte
contre l'auteur du sketch. On n'a pas entendu beaucoup de
protestations contre cette atteinte à la liberté d'expression ni
vu beaucoup de chansonniers reprendre le sketch en question pour
afficher leur solidarité avec Dieudonné.
Je ne défendrai pas le sketch de Dieudonné que je trouve
personnellement de mauvais goût comme je trouve de mauvais goût
une caricature qui montre Mahomet en terroriste.
Alors liberté d'expression ou pas. Il faut alors être cohérent.
Si on trouve condamnable le sketch de Dieudonné, la caricature
danoise est condamnable et il est normal de poursuivre le
caricaturiste devant les tribunaux comme on a poursuivi Dieudonné.
Mais si on considère que la liberté d'expression du caricaturiste
doit être respectée, alors la liberté d'expression du chansonnier
Dieudonné doit être respectée. Et cela indépendamment du
jugement que l'on peut porter sur le sketch ou sur la caricature.
Le sketch de Dieudonné et la caricature danoise ont un point en
commun, ils mêlent le religieux et le politique. Le sketch de
Dieudonné laisse entendre que ce colon sioniste et nazi à la fois
représente le judaïsme dans son ensemble, la caricature danoise
identifie l'Islam, représenté par Mahomet, et le terrorisme
islamiste. Par ce jeu d'identification, on dépasse le blasphème
pour atteindre l'insulte. La question est alors moins celle du
blasphème ou de l'insulte que celle de la différence de traitement
dans les deux cas. Ce qui laisse apparaître qu'en Europe il est
interdit d'insulter les Juifs et permis d'insulter les Musulmans.
Deux poids, deux mesures, et l'inflammation suit.
On peut rappeler qu'il fut un temps en Europe, pas si lointain que
cela puisque les plus âgés s'en souviennent, où l'insulte
anijuive était acceptée et où on pouvait mêler l'image de
l'usurier juif prêt à saigner le monde et le Talmud. Il est vrai
que six millions de Juifs assassinés dans les camps nazis ont
conduit l'Europe à changer d'attitude envers les Juifs. Après la
judéophobie, c'est le tour de l'islamophobie et les caricatures
danoises sont l'analogue des caricatures antijuives du siècle
dernier.
Cette solidarité proclamée envers le caricaturiste danois amène
à penser que c'est l'Europe elle-même qui est islamophobe. Et de
l'autre côté, on ne s'en prive pas lorsque l'on menace les Européens
dans leur ensemble ou que l'on manifeste violemment contre les lieux
qui représentent les pays d'Europe. Amalgame contre amalgame,
d'autant plus que lorsque l'on menace des Européens venus en
Palestine, on oublie que ces Européens sont venus soutenir les
Palestiniens.
Ainsi se mettent en place les conditions du choc des civilisations,
cette idéologie proclamée par Huntington qui s'efforçait dans son
ouvrage d'en inventer les bases objectives. Mais l'on sait
aujourd'hui que, pour qu'une idéologie devienne réalité, il
suffit de mettre en place ses conditions d'existence. Et dans cette
mise en place on retrouve les deux complices que sont d'une part un
Occident enfermé dans sa volonté de dominer le monde et d'autre
part des mouvements qui, en se réclamant de l'Islam, espèrent
s'imposer dans le monde musulman pour lutter contre la volonté d'hégémonie de l'Occident.
D'un côté on identifie Islam et islamisme, désignant par ce
dernier terme une nébuleuse dans lequel on mêle les divers
fondamentalismes musulmans et des mouvements aussi divers que le
chiisme iranien, les Frères Musulmans et Al Qaida. Mais cette
confusion importe peu aux adeptes de l'islamophobie pour lesquels
Islam s'identifie à terrorisme. La caricature montrant le Prophète
déguisé en terroriste participe de cette confusion et en cela elle
participe de l'islamophobie.
De l'autre côté on identifie tout ce qui ressortit de l'Occident
à cette islamophobie, ce qui ne peut que conduire à des réactions
brutales non seulement contre l'islamophobie et ses adeptes mais
contre tout ce qui vient d'Europe. Et la fameuse solidarité avec
l'auteur des caricatures au nom de la liberté d'expression ne peut
que conforter cet amalgame.
Et ainsi le cercle se referme comme pour mieux mettre en place les
conditions pour que le choc des civilisations devienne réalité.
rudolf bkouche
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