Le
rapport remis par Rufin au Ministre de l'Intérieur s'appuie sur une
double imposture : d'une part Rufin isole l'antisémitisme parmi les
diverses formes de racisme, d'autre part, en dénonçant ce qu'il
appelle l'antisionisme radical, il entretient la confusion
entre antisionisme et antisémitisme, appelant à la pénalisation
de l'antisionisme.
Outre
le fait que ce rapport demandé par le Ministre de l'Intérieur
prend un certain caractère officiel, il faut replacer le contenu du
rapport dans son contexte, d'une part la distinction dans l'opinion
occidentale entre l'antisémitisme et les autres formes de racisme,
d'autre part la dangereuse équation : juif = israélien = sioniste
qui conduit à tous les amalgames, permettant ainsi de dénoncer
comme antisémite toute critique non seulement du sionisme mais
encore de la politique israélienne. C'est parce que le rapport
Rufin conforte ces deux aspects de la vulgate contemporaine que l'on
peut parler d'une double imposture. Il est alors nécessaire de
revenir aux sources de cette double imposture.
De l'antisémitisme et
du racisme
Première
imposture
: Rufin dissocie l'antisémitisme des autres formes de racisme, en
cela il conforte l'idée que la lutte contre l'antisémitisme est
plus importante que les autres luttes antiracistes. Idée ancienne
qui remonte au milieu du XXème siècle lorsque l'Europe découvre
avec stupeur moins le génocide des Juifs que le fait qu'un tel génocide
se soit passé en Europe. Alors que les crimes des colonisateurs,
perpétrés hors d'Europe contre des peuplades supposées sauvages,
semblaient plus acceptables.
Victimes
exemplaires, les juifs sont reconnus européens, d'autant qu'au même
moment le sionisme atteint son objectif, la création d'un Etat juif
en Palestine. Que la création de l'Etat d'Israël soit cause d'une
autre injustice perpétrée contre les habitants de la Palestine n'émeut
guère l'Europe, au contraire l'Etat d'Israël apparaît comme la
juste réparation de l'antisémitisme européen, lequel ne se réduit
pas aux crimes nazis, même si cet Etat s'est construit aux dépens
d'une population qui n'est en rien responsable des crimes européens.
Au contraire l'Etat d'Israël réalise, ce qui n'était peut-être
qu'une argument de circonstance de Herzl, le bastion avancé de
l'Europe (et plus généralement de l'Occident issu de l'Europe)
contre la barbarie.
C'est
dans cette perspective qu'il faut comprendre le texte de Rufin ; la
lutte contre l'antisémitisme, avec plus de soixante ans de retard,
permet à l'Europe une déculpabilisation à peu de frais.
L'antiracisme
au contraire ne concerne que les anciens colonisés qui, même
lorsqu'ils possèdent la nationalité française, ne sont pas
reconnus comme européens.
Ils restent les "autres" pour lesquels on peut compatir,
mais sans plus. C'est cela qu'il faut lire dans un rapport qui, en
distinguant l'antisémitisme des autres formes de racisme, ne peut
que conduire à un ressentiment, de la part des parias
d'aujourd'hui, contre les anciens parias qui, bien qu'intégrés
dans la nation, continuent à jouer les victimes. Mais peut-être
est-ce un des non-dits de la priorité accordée à la lutte contre
l'antisémitisme. C'est ici que se place la première imposture du
rapport, l'antiracisme n'y apparaît que comme un prétexte pour,
non seulement lutter contre l'antisémitisme, mais pour désamorcer
les critiques contre la politique israélienne et le sionisme,
critiques assimilées à l'antisémitisme. C'est ici que nous
arrivons à la seconde imposture, celle de l'amalgame.
Antisémitisme et
antisionisme
Seconde
imposture
: l'amalgame devenu classique entre l'antisionisme et l'antisémitisme.
En
distinguant trois formes d'antisémitisme, Rufin met l'accent sur le
troisième qui lui paraît le plus dangereux.
Rappelons
sa classification :
-
antisémitisme comme pulsion, celui des auteurs de violences
-
antisémitisme comme stratégie, celui des manipulateurs, idéologues,
réseaux politiques, terroristes
-
antisémitisme par procuration, celui de ceux qui "par leurs
opinions – ou leur silence – légitiment les passages à l'acte
– tout en se gardant bien de les commettre eux-mêmes"
Nous
insisterons ici sur le troisième cas qui est au centre de
l'imposture que constitue l'amalgame. Que signifie l'antisémitisme
par procuration ? qui sont les manipulateurs qui conduisent à des
actes dont ils se gardent bien ?
Tout
en reconnaissant le droit à la critique de la politique israélienne
(merci pour eux !), Rufin met l'accent sur l'antisionisme radical
qui conduit, selon lui, à l'antisémitisme.
Rufin
précise sa pensée lorsqu'il dénonce en vrac "l'esprit de
Durban" et "une mouvance d'extrême gauche
altermondialiste et verte", y compris les "voix juives
dissidentes" qui donnent à cet antisionisme radical des "cautions
de respectabilité" suggérant que cet antisionisme "n'est
pas assimilable à un antisémitisme". Sans parler de
l'allusion au terrorisme islamiste qui renvoie au mauvais pamphlet
de Taguieff, La nouvelle judéophobie.
Et
Rufin conclut :
"Ainsi se trouve
constitué l'une des mécaniques les plus redoutables aujourd'hui
qui fait d'un antisionisme en apparence politique et antiraciste
l'un des facilitateurs du passage à l'acte, l'un des instruments de
l'antisémitisme par procuration".
On
comprend alors que devant cette nouvelle forme d'antisémitisme
sournois, Ruffin demande des sanctions pénales. Ainsi pourrait-on
faire taire toute critique du sionisme avec l'aide de la loi.
Bien
entendu, aucune analyse du sionisme et de l'antisionisme ne soutient
le texte de Rufin, il suffit de dire que "l'antisionisme
radical enferme les Juifs dans un piège redoutable". Rufin
retourne ici le problème : si c'était le sionisme qui enfermait
les Juifs dans un piège encore plus redoutable, celui de n'être
plus que les complices d'une politique criminelle envers les
Palestiniens et suicidaire pour les Juifs à commencer par les Juifs
israéliens.
Cela
Rufin est incapable de le comprendre, il faudrait de sa part une
analyse plus fine du mouvement palestinien, de sa lutte conte un
mouvement sioniste qui dépossédait les Palestiniens de leur terre
en se proposant de créer sur celle-ci un Etat étranger. Il
faudrait qu'il prenne en compte l'injustice de 1948, mais on ne peut
lui demander d'être plus intelligent que la moyenne de la classe
politique française.
Rufin
pouvait-il dépasser le pseudo-sentimentalisme, à sens unique, qui
anime son texte, cette défense bienveillante des Juifs qui ne
pourraient que manifester leur sympathie pour un Etat qui représente
le refuge dernier, "cet Etat où les juifs du monde entier
peuvent trouver la sécurité", alors qu'Israël est devenu
aujourd'hui le lieu du monde où les Juifs ne sont plus en sécurité.
En cela le sionisme a échoué et ce n'est pas en pénalisant ceux
qui le critiquent qu'on le sauvera, tout au plus augmentera-t-on un
ressentiment antijuif qui ne pourra que conforter ce que Rufin croit
combattre.
Rudolf
Bkouche
|