Accompagnez
moi à Gaza,
Nabil
El-Haggar[1]
J’ai
pris l’habitude, depuis quelques années, de me rendre en
Palestine, au moins une fois par an, pour donner une série de
conférences sur l’éducation, la culture, l’art et la résistance
en Palestine.
Cette
année, c’était au
tour de Gaza d’accueillir deux de mes conférences.
D’abord,
passer en Palestine
Comme
d’habitude, pour aller en Palestine, je passe par la
Jordanie, depuis Amman, puis me rends au Pont du Roi Hussein,
point de passage des frontières jordano-palestinienne, contrôlé,
côté palestinien, par les militaires israéliens.
Comme
d’habitude, une fois arrivé au poste frontière, la jeune
soldate israélienne, âgée d’une vingtaine d’années, sait,
à la lecture de mon nom qu’elle a à faire à un Français
d’origine palestinienne, ce qui est en soi incitateur d’une
punition dont le contour se précisera au fur à mesure de la
lecture d’éventuelles informations supplémentaires que le
fichier informatique lui fournira. Consultation informatique
faite, un regard haineux anime son visage et le geste d’une,
main remplie de mépris, me fait signe d’aller attendre. Puis
elle se presse d’aller consulter ses chefs.
Car
le cas des Palestiniens de la Diaspora constitue un
des cas de figures qui fâche le plus ! Dans le regard que
portent les Israéliens sur ces Palestiniens qu’ils préféreraient
ne plus jamais voir revenir en Palestine, cohabitent méfiance et
haine : c’est le « syndrome du retour ». Ils
voient en eux des Palestiniens déguisés en Occidentaux,
tentant de détourner le Droit au retour, ne serait-ce que
pour quelques jours. Aussi, ces Palestiniens suscitent auprès des
Israéliens une envie aigue de les punir d’autant plus que ces
Palestiniens semblent se croire protégés par leur statut d’« Occidentaux » !.
Alors peu importe la nationalité, aucun passeport ne peut protéger
aucun Palestinien. D’ailleurs, c’est pourquoi la peur et
l’inquiétude nous envahissent à chaque fois que l’on a à
faire aux autorités israéliennes. Car nous savons que derrière
la petite soldate, il y a une impitoyable machine prête à se
mettre en route, capable de vous humilier, arrêter, interroger et
même vous broyer si elle considère que cela peut avoir la
moindre utilité. Une telle machine fonctionne selon une logique
imprévisible dont on ne peut décoder ni deviner les tenants et
les aboutissants.
La
soldate, hautaine de ses 150 cm, revient, les yeux pétillants,
l’envie débordante de procéder à l’interrogatoire. Des
questions, généralement sans intérêt, sont alors posées, les
réponses données, elle décide de m’octroyer un visa d’une
semaine. Il s’agit d’une sortie honorable : sans grande
difficulté, l’autorisation de rester en Israël quelques jours
m’est accordée, ce qui est suffisant pour accomplir ma mission.
Je peux m’estimer heureux.
J’arrive
à Jérusalem où des amis attendent pour m’amener à Gaza.
De
Jérusalem à Gaza
La
route de Jérusalem à Gaza est très agréable, les alentours
mettent en évidence la magnifique nature de la Palestine. La
traversée d’une partie de la Palestine historique fait
ressortir toute la rancœur enfouie en moi. Je ne peux que penser
aux constantes évocations de la Palestine par mes parents. Si le
Palestinien que je suis, de retour pour quelques jours, a fini par
accepter le fait israélien, j’ai bien plus du mal à accepter
l’écart entre le « bonheur israélien » et « le
malheur palestinien ». Et ceci d’autant plus qu’il
suffit de rouler quelques kilomètres pour se rendre à l’évidence :
le bonheur des uns se nourrit du malheur des autres. Au-delà du
fait politique, ce sont d’insupportables sentiments de jalousie
et d’impuissance qui m’envahissent!. Je ne peux m’empêcher
de me dire, pourquoi, eux ont le droit de vivre ici et pas moi,
fils d’une mère et d’un père nés à quelques kilomètres
d’ici.
En
moins de trois heures, nous arrivons au poste d’Erez, point de
passage entre Israël et Gaza. Munis des autorisations exigées
par l’armée israélienne, le passage se fait sans trop de
difficultés. Nous entrons dans la bande de Gaza où dévastation
et désolation de tout genre sont les premiers à accueillir les
visiteurs. La vue des interminables champs dévastés, maisons détruites,
terre retournée sous les impacts des bombes, routes éventrées
sous l’action des chars vous assèchent la gorge et vous
imposent silence. Toute expression paraît inutile, seul cet
insupportable sentiment
de jalousie vous étouffe et continue de grandir en silence.
Conférences
dedans, RBG dehors
La
première des conférences est organisée par l’ONG Theatre Days
Production et le Ministère de l’Éducation palestinien, dans le
cadre d’une journée destinée aux enseignants, directeurs d’école
et cadre du Ministère sur le Drama à l’école
palestinienne. Il me revenait de conclure la journée par une conférence
sur le thème : « la culture dans la résistance ».
Il
est admis, depuis bien longtemps, que lorsqu’on intervient à
Gaza, on se doit de faire attention à ce qu’on dit et pour
avertir leurs invités, les Palestiniens ont pour habitude de
signaler qu’« on ne dit pas à Gaza tout ce qu’on dit à
Ramallah » !. Une telle précaution est d’autant plus
nécessaire depuis que le Hamas a gagné les élections
palestiniennes.
Le
public est nombreux, manifestement disposé à écouter au-delà
de ladite limite sociale et politique généralement admise.
Pendant
ce temps, les sifflements des balles se font entendre épisodiquement
sans que l’inquiétude ne se trahissent sur tous ces visages
apparemment paisibles.
C’est
en fin de journée, en allant vers le centre ville que nous découvrons
des dizaines d’hommes vêtus de treillis militaires de couleur
verte flambant neufs, le long des trottoirs, armés de
Kalachnikovs pour les uns et de fusil anti-char - le fameux RBG -
pour les autres. C’est l’annonce d’une dégradation dont
personne n’est en mesure de prévenir les conséquences.
Le
lendemain, je me rends au centre culturel Kanan où une centaine
de personnes, appartenant sans doute à l’élite laïque de
Gaza, m’attendent pour une conférence que j’ai intitulée
« De la résistance armée à la résilience culturelle ».
Mon propos rencontre, auprès des personnes présentes, un écho
manifestement très favorable. Cela se confirme au moment de la
conclusion de la rencontre lorsque j’affirme que « le salut de
la résistance palestinienne se trouverait dans notre capacité à
changer la nature de la confrontation avec Israël… tout en
ajoutant que les nouveaux résistants de la Palestine
se trouvent dans cette salle - je veux parler des militants de la
culture - et non ceux armés de RBG au coin de la rue ».
Ce
décalage entre le débat que je viens de susciter et la
confrontation inter palestinienne qui se passe
de l’autre côté de la rue me donne alors l’impression
que j’ai rendez-vous avec l’absurde.
Les
slogans
Il
n’y a pas, à Gaza, un seul centimètre carré de mur sans qui
ne soit tagué par des slogans divers. Les classiques slogans représentant
les forces et les idéologies nationalistes diverses, relatifs à
la libération nationale et exprimant la lutte contre
l’occupation, laissent de plus en plus la place à ceux du Hamas
et du Djihad. Ceux
qui s’imposent désormais sont principalement en rapport avec
Dieu, les devoirs des bons musulmans, et les moyens qui mènent au
paradis. J’en ai retenu deux : « prie avant que
l’on prie sur toi » et le deuxième : « sois
pieux, la tombe t’appelle » !
La
mission étant accomplie, le temps du retour est arrivé, le cœur
rempli de tristesse. Chaque jour palestinien est plus mauvais que
son précédent, les Palestiniens seraient en train de toucher le
fond ? Mais y a t-il une limite au fond ?
Les
Israéliens savourent chaque jour une victoire supplémentaire.
Mais y a-t-il une limite à l’ivresse que l’on savoure dans la
souffrance de l’autre ?
Le
monde libre observe cette souffrance palestinienne avec une
passivité hallucinante. Impuissant et incapable de la moindre
critique à l’égard d’Israël, puissance d’occupation, il
punit les Palestiniens pour se donner bonne conscience, moyen détourné
pour justifier son impuissance. C’est absurde et c’est tout un
peuple qui est pris en otage par cette abominable absurdité.
Erez,
le retour
Nous
arrivons au passage Erez, côté palestinien, il est midi. Les
policiers palestiniens récupèrent nos passeports. Ils sont chargés
d’appeler les Israéliens, leur indiquer noms et numéros de
passeports et doivent attendre qu’ils donnent leur autorisation
d’entamer la marche vers Israël.
En
attendant, nous entendons le
bruit sourd d’un bombardement à quelques kilomètres de là sur
la plage, la peur gagne les esprits ! À ce moment nous ne
savons pas encore que quelques jours plus tard, c’est toute une
famille palestinienne, de huit personnes, qui sera massacrée sur
cette plage par un bombardement.
Pendant
que nous attendons, une escorte de plusieurs voitures remplies
d’hommes armés, arrive au poste palestinien pour accueillir et
amener un responsable palestinien des renseignements
venant de Ramallah pour une visite à Gaza. Décidément,
les Palestiniens vont de plus en plus mal : ce responsable
traverse seul Israël et dès son arrivée à Gaza, sera escorté
par plus d’une quinzaine d’hommes armés !
À
ce moment, nous ne savons pas encore que celui-ci sera assassiné
le lendemain dans l’explosion d’un ascenseur à gaza.
Deux
heures viennent de passer, les Palestiniens nous indiquent que
nous pouvons nous diriger vers le passage d’Erez.
Le
Mad Max erezien
Tous
ceux qui veulent revenir en Israël doivent emprunter un tunnel
constitué par deux murs, en béton armé de 8 mètres de haut, de
cinq à six mètres de large, couverts par des parois
transparentes. Nous commençons la marche vers sa Majesté Israël.
Nous
marchons longuement, le tunnel nous semble interminable, un
sentiment d’angoisse me serre la gorge, je me demande ce qu’il
m’adviendra dans le cas d’un malaise? Je regarde les
innombrables caméras qui nous observent et me rassure en me
disant que les vivants de l’autre côté, verraient et
viendraient sans doute à mon secours ! Le doute persiste, je
me dis que là où nous sommes, ce n’est pas encore Israël,
c’est un non man’s land, les secours israéliens
interviendraient-ils ?
Enfin,
après avoir marché cinq cents, peut-être six cents mètres nous
arrivons devant un grand portail métallique de même hauteur que
le tunnel.
Une
dizaine de personnes attendent devant le portail, en silence.
Je
pose la question, qu’attendez vous ? « Nous attendons
la Voix », répondent-ils. La Voix, quelle voix ?
« La voix qui sortira du haut du tunnel pour vous
donner des instructions ».
En
effet, un peu plus tard, nous attendons la Voix électronique qui
hurle en hébreu et en anglais: « deux », ce qui
veut dire que deux personnes sont autorisées à passer. Les deux
premières personnes sont prêtes, un désagréable signal électrique
qui annonce l’ouverture du portail se déclenche. Les deux
personnes passent, le portail se referme derrière elles. Une
heure après, c’est à mon tour de passer, cinq mètres plus
loin, un deuxième portail métallique se dresse, et derrière ce
dernier, quatre couloirs de moins d’un mètre de large montrent
le chemin à suivre jusqu’à l’étape suivante. Devant chaque
couloir un tourniquet est en place.
J’attends,
je suppose que l’électronique finira par m’indiquer ce que je
devrai faire le moment venu. La Voix indique « un »,
ce qui veut dire que je dois me placer devant le couloir no 1.
Quelques minutes passent, un bruit digne des lourdes portes derrière
lesquelles on enfermait les fous furieux dans les hôpitaux
psychiatriques des années soixante, m’agresse l’oreille, pour
me signaler que le tourniquet est débloqué. Le paradoxe est que
je me trouve, malgré tout, content d’entendre ce bruit sans
lequel j’aurais pu rester coincé des heures durant.
Je
pousse le tourniquet en faisant attention à ce que ma valise ne
reste pas coincée entre les barres du tourniquet, non que je sois
expert en tourniquet, mais je viens d’apprendre la leçon en
observant une dame accompagnée par ses trois enfants, qui a mis
plus de 15 minutes pour faire échapper ses enfants et ses deux
valises pris au piège du tourniquet. Croyez-moi, ce n’est pas
facile.
Je
marche une cinquantaine de mètres dans le couloir métallique et
j’arrive devant un deuxième tourniquet qui marque le passage
par un troisième portail métallique.
Derrière
le portail, on aperçoit le tapis à scanner les bagages et une
cabine circulaire à hauteur d’homme, avec une double enveloppe
de matière transparente.
C’est
peut-être l’un des rares endroits où il est préférable de ne
pas arriver le premier. Ce qui permet, à chaque étape, de procéder
à un apprentissage accéléré en observant, à travers les
divers portails, les gens qui précédent.
En
ce qui me concerne, c’est la dame et ses trois enfants qui, me
précédant, font office de formateurs.
D’abord,
il faut attendre que la Voix vous autorise à poser un seul bagage
à la fois sur le tapis. Celui-ci se met en marche, et si tout va
bien, la Voix vous autorise à poser le deuxième bagage et ainsi
de suite. Autrement, le bagage vous est retourné sur le tapis et
la Voix vous somme de le déposer. Il faut en déduire qu’il
vous appartient de faire en sorte que votre bagage soit accepté
par le scanner, autrement, il vous est retourné autant de fois
qu’il faudra, sans qu’aucune personne ne puisse intervenir
directement. Après quelques aller-retour, la dame réussit à
faire passer ses bagages.
La
famille se place devant ce monstre transparent qui me fait penser
aux cabines de décontaminations dans les laboratoires à haut
risque. La porte de la cabine s’ouvre, la dame fait l’erreur
de passer avant ses enfants ! C’est trop tard, aucun retour
en arrière n’est toléré, elle est dedans, elle doit y rester,
c’est la Voix qui le dit et manifestement, personne n’a intérêt
à contredire la Voix.
Sur
le sol de la cabine, deux empreintes de pieds sont peintes en
rouge, elles indiquent les endroits où vous devez vous placer. On
écarte les jambes, la Voix dit « Levez les mains »,
après un court silence, elle ajoute « n’ayez pas peur ».
Du coup, la peur vous envahit ! La porte se referme derrière
moi. Un son, aussi particulier que désagréable, qui fait penser
aux machines de lavage automatique de voitures, me remplit les
oreilles. Sans tarder, l’enveloppe mobile de la cabine se met à
tourner rapidement, tout en dégageant un léger nuage dont je ne
saurais probablement jamais de quoi il est constitué et encore
moins si des effets secondaires sont à craindre.
Le
corps (et peut être l’esprit aussi) est scanné, la porte de
sortie de la cabine s’ouvre. Je peux récupérer ma valise dont
le tapis s’est débarrassée.
Quant
à la dame et ses enfants qui me précédaient, mis à part le
plus petit d’entre eux, ils ont passé le test de la cabine sans
encombre. Le petit garçon, âgé à peine de 6 ans a, lui eu
beaucoup plus de peine.
La
porte s’ouvre, sa mère de l’autre côté lui crie de passer.
Il passe et la porte referme derrière lui. De là où je
suis, derrière le portail, je ne peux plus entendre ce qui se
passe dans la cabine. Mais de longues minutes passent sans que
l’enfant ne puisse avancer, tandis que les gesticulations de la
mère indiquent clairement que l’enfant ne parvient pas à
suivre les instructions qui lui sont données par la Voix.
D’ailleurs, je crois qu’il était matériellement impossible
à cet enfant de placer ses pieds sur les empreintes! Bref, aucune
aide ne lui est portée ! Il réussit tout de même à passer
après une attente de plus de dix minutes, seul enfermé dans
cette cabine pour le moins grotesque. Ce qui me frappe est le fait
qu’à aucun moment l’enfant n’a exprimé la terreur qu’il
vivait dans cette cabine !
À
force de subir la barbarie de l’occupation, les enfants de la
Palestine ont perdu une partie de leur sensibilité. Ils ne sont
plus tout à fait des enfants, et c’est insupportable.
Après
la cabine et le tapis, au bout du couloir, je vois un humain, en
l’occurrence, une soldate. Je n’ai jamais pensé que je puisse
un jour éprouver de la satisfaction à voir un soldat israélien.
Après cette promenade dans le royaume Mad Maxien et son ambiance
apocalyptique, je suis presque soulagé de voir cette personne,
simplement parce qu’elle semble humaine !
Juste
avant d’être dirigé vers le royaume d’Israël pour le contrôle
des passeports, je lis un slogan inscrit en arabe sur un mur :«
souriez, la vie vous sourira » !
Je
me rappelle alors d’un autre slogan inscrit sur un mur au
passage entre Jérusalem et Ramallah, où, là-bas aussi, des
heures d’attente sont nécessaires pour passer. On pouvait lire :
« Nous vous souhaitons une heureuse attente ».
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