Ce n’est pas une question vaine ;
l’agenda de ses successeurs est construit entièrement sur son
programme et les comportements le montrent. Il faudrait mesurer
leurs réussites et leurs échecs à l’aune du projet qu’il
avait élaboré.
Avant que Sharon n’ait sa seconde attaque, son
plan pour « enrayer la menace démographique » -
qu’on connaît sous le nom de « désengagement » -
avait bénéficié d’une popularité sans précédent, étant
fondé sur le voeu d’une majorité d’Israéliens pour que
les Palestiniens s’en aillent, même au prix d’une partie du
pays.
Le centre gauche en Israël avait soutenu l’évacuation
de Gaza et ceci avait encouragé Sharon à entreprendre une démarche
politique brisant l’échiquier traditionnel des partis et la
division idéologique entre faucons et colombes. Sur les ruines,
il a créé un parti populiste doté d’une vague identité
permettant à des équipes politiques diverses, et même opposées,
de coexister. Ce parti, sur lequel beaucoup avaient fondé leurs
espoirs, avait été conçu pour gagner assez de sièges à la
Knesset afin de pouvoir contrôler l’Etat, avec peu de
partenaires, et de transformer le gouvernement en un régime présidentiel
péroniste. Ceci fait, le second « grand projet » de
Sharon aurait pu être mis en œuvre : le « projet
des cantons ».
Ce projet, qu’il avait conçu après l’échec
de son premier « grand projet » en 1982, visait à régler
la menace démographique par le « désengagement »
des centres de population palestinienne de Cisjordanie et de la
Bande de Gaza, en les concentrant dans des enclaves d’environ
3 000 km carré (50 % environ des Territoires occupés) et en
les contrôlant depuis l’extérieur. Le projet devait être réalisé
unilatéralement, sous le prétexte « il n’y a personne
pour discuter » ; et en effet, il est évident
qu’il n’y avait aucune chance pour que les Palestiniens
acceptent un tel projet, ou même commencent à en discuter.
***
Si Sharon sortait de son coma, il serait
certainement déçu que son héritier n’a pas atteint le
premier objectif tactique : gagner la force politique décisive
et croissante qui permettrait au Kadima de contrôler le pays de
façon nette. Mais peut-être verrait-il le résultat comme une
bénédiction cachée. Car si Kadima a besoin maintenant d’un
partenaire important, ce partenaire - le « gauchiste »
Amir Peretz - ne fera qu’effacer toute distinction entre
gauche et droite, et renforcer le soutien à son projet de
cantons.
Quel dommage que Sharon ne puisse voir Peretz,
un partisan des accords de Genève, s’installer comme ministre
de la Défense pour superviser la construction du mur de séparation,
l’organisation des check-points, la mise à la diète de la
Bande de Gaza, les assassinats ciblés. Sharon glousserait en
entendant dire que Peretz est capable de contrôler l’armée
et la direction des colons. Si Sharon lui-même et son prédécesseur,
Ehud Barak, ont été incapables de contenir « les réactions
locales », comment ferait Peretz, qui n’a aucune expérience ?
Les ministres travaillistes, si brillants pour
empêcher la création d’avant-postes illégaux en
Cisjordanie, seraient-ils devenus capables d’entraver
l’essor des « blocs de colonies », plutôt
extensibles ? Sharon se réjouirait assurément encore de
voir comment « la négociation avec les Palestiniens »
était devenue le leitmotiv de la droite, laquelle voit ça
comme une bonne façon de différer ou de rejeter tout plan
unilatéral de convergence. Son œil brillerait à voir Ehud
Omert et Peretz se servir de cette feuille de figue, un moment,
dans l’objectif visible d’intégrer le raciste Avigdor
Lieberman dans leur coalition.
***
Comme nous avons de la chance, se dirait Sharon
en lui-même : le Hamas a gagné, il forme un gouvernement
et il persiste à refuser la reconnaissance d’Israël et à
assumer les obligations de l’Autorité palestinienne. Sharon
n’aurait pu trouver un meilleur prétexte à l’unilatéralisme
que cette prise de pouvoir, par le Hamas, de l’Autorité
palestinienne. Mais maintenant, le chemin est ouvert proprement
pour une coalition qui va gaspiller ses premières années dans
un combat entêté contre la légitimation du Hamas, au lieu de
se battre pour continuer les mesures oppressives contre le
peuple palestinien, faire un effort pour le briser et lui
imposer la mise en cantons.
Poursuivre la construction dans les blocs de
colonies - laquelle bénéficie d’un consensus en Israël - et
se concentrer sur les questions internes va amener le statu quo
et repousser d’année en année toute convergence. Après
tout, ce plan suppose de « dialoguer avec toute la
population » ainsi qu’une coordination avec les
Etats-Unis et d’autres pays, et un tel dialogue prend beaucoup
de temps.
Sharon, s’il était réveillé, serait sûrement
fâché de ce contretemps pour la convergence, alors que ce
n’est rien, c’est seulement une idée qui n’est pas destinée
à être mise en application. Aussi longtemps qu’il est la
solution, le plan des cantons est crucial pour combattre la
menace démographique et donner à Israël la possibilité d’« être
débarrassé des Arabes ».
La question demeure, que ferait Sharon s’il
sortait de son coma, et lequel est le mieux, Sharon ou ses
successeurs ?