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Il faut dénoncer les
collaborateurs au sein de l'université israélienne
Lisa Taraki *
in The Times
Higher Education Supplement, 23 juin 2006
http://www.thes.co.uk/current_edition/story.aspx?story_id=2030850
Traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier, membre de Tlaxcala,
le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique (www.tlaxcala.es).
Cette traduction est en Copyleft.
Bien que la carrière de Menahem Milson et la mienne se soient
trouvées sur une même trajectoire, risquant la collision, nous
ne nous sommes jamais rencontrés. En 1976, j'ai intégré
l'Université de Bir Zeit, en Cisjordanie occupée, en tant que maître-assistant
en sociologie. Cette même année, Milson, un professeur d'arabe
de l'Université Hébraïque de Jérusalem est devenu «
conseiller ès affaires arabes » auprès du gouvernement israélien.
En 1981, tandis que la communauté universitaire à laquelle
j'appartenais se débattait sous le joug écrasant des punitions
collectives israéliennes, il fut nommé chef de l'administration
militaire pour la Cisjordanie. Un des hauts-faits de sa mandature
fut le projet tristement célèbre des « ligues villageoises »,
une expérimentation désastreuse consistant à encourager l' émergence
d'une classe de collaborateurs palestiniens chargés d'assurer une
« médiation » dans la l'imposition de la loi de l'occupant israélien.
Le service de Milson s'insère dans le paradigme classique d'un régime
colonial enrégimentant des universitaires pour en faire des
auxiliaire du contrôle des « indigènes ».
En 1995, il a déclaré à une publication juive américaine
qu'afin « d'être au service d'une population arabe d'une manière
responsable, il faut connaître la langue et la civilisation
arabes. C'est la raison pour laquelle beaucoup de professeurs ont
été invités à les étudier. » De fait, la liste des
universitaires israéliens qui se sont mis au service des
officines gouvernementales contribuant au régime d'occupation est
impressionnante.
Aujourd'hui, cette liste compte des démographes, des psychologues
et une cohorte d'analystes ès stratégie.
Ce qui est particulièrement important, pour nous qui appelons à
un boycott des universités israéliennes, c'est le fait que ces
universitaires, au lieu d'être confrontés au rejet et à
l'opprobre de leurs pairs en raison de leur complicité avec
l'oppression, sont, bien au contraire, récompensés par les plus
grands privilèges. La tolérance du racisme et de l'extrémisme
sous les
oripeaux de la recherche est tout aussi remarquable ; la légitimité
et la normalité qui semblent entourer le discours de la « menace
démographique » en sont un exemple frappant.
Les opposants au boycott universitaire objectent qu'il violerait
les libertés académiques en restreignant l'accès des chercheurs
israéliens aux réseaux de recherche internationaux.
Ces opposants prétendent aussi que, les universités israéliennes
étant généralement « progressistes », cette action aurait
pour effet de punir les gens parmi les moins partisans de la
politique de leur gouvernement. Ces objections dénotent un mépris
remarquable pour l'indivisibilité de la liberté académique (on
dirait que, pour ces contempteurs du boycott, la
liberté académique des Palestiniens compte pour rien) et elles déforment
la réalité de l'université israélienne et des universitaires
israéliens.
Quand je suis arrivée à Bir Zeit, la première institution
d'enseignement supérieur créée par les Palestiniens dans les
territoires occupés, son président venait d'être déporté par
l'armée israélienne. Il était accusé d'avoir « incité » les
étudiants contre l'occupation. Il a vécu dix-neuf
années en exil, jusqu'en 1993, année où il fut autorisé à
revenir. La résistance à l'occupation s'étant accrue, dans les
années 1980, les universités palestiniennes furent soumises à
un régime constant d' « ordres de fermeture », en représailles
contre les manifestations étudiantes.
Dès qu'un ordre militaire de fermeture était promulgué, nous
autres, étudiants et profs de cette jeune université, nous nous
mobilisions dare-dare et nous envoyions des appels aux consulats
occidentaux, aux médias et aux organisations de défense des
droits de l'homme. Les arrestations faisant invariablement suite
aux ordres de fermeture, nous avions pris l' habitude de préparer
les étudiants à leur rencontre du troisième type avec le système
de la « justice » militaire. Nous assistions aux procès qui se
déroulaient dans des tribunaux militaires sordides - procès où
certains des procureurs et des juges étaient des universitaires
effectuant leur période
de réserviste. Je me souviens encore de ces individus insipides,
qui faisaient tout pour éviter de croiser le regard des
universitaires palestiniens qui les observaient, depuis la salle.
Plus tard, alors que nous avions organisé des cours magistraux et
des laboratoires de fortune, répartis dans tout Ramallah et Jérusalem,
nous nous ingénions à échapper aux patrouilles de l'armée israélienne
qui s'ingéniait à criminaliser nos efforts visant à sauver un
semestre, voire une année universitaire entière. Je me souviens
avoir enseigné un séminaire sur la révolution iranienne dans la
cuisine d'un appartement vide, à Ramallah. Je me rappelle aussi
m'être déplacée à Gaza afin d'aider un étudiant en maîtrise,
soumis à l'assignation domiciliaire, à effectuer ses démarches
d' inscription (ce voyage, comme le premier, à Jérusalem, n'est
plus concevable, et nous ne recevons plus aucun étudiant
originaire de Gaza).
Où étaient les chercheurs israéliens durant les longues années
où l' enseignement supérieur palestinien était en état de siège
? Mis à part une poignée de chercheurs progressistes, le milieu
universitaire israélien a observé un silence assourdissant.
'Business as usual' ; tel fut pour lui l'ordre du jour, durant près
de quarante ans. Pratiquement tous les universitaires israéliens
ont continué à effectuer leur service de réservistes dans l'armée
israélienne et, partant, ils ont perpétré les nombreux crimes
commis par leur armée, ou dans le meilleur des cas, ils en ont été
passivement les témoins.
Que pouvons-nous faire d'autre que boycotter ? Les centres
mondiaux de pouvoir ont soutenu Israël sans défaillir tandis
qu'il semait la dévastation dans la vie et l'avenir des
Palestiniens.
Notre seul espoir réside dans les pressions de la société
civile internationale. Et cette société civile inclut les
chercheurs. Nous voulons que nos collègues, à l'étranger,
sachent qu'avec chaque conférence à laquelle ils assistent, dans
une université israélienne, avec chaque article
qu'ils écrivent à la demande d'une institution israélienne, ils
contribuent, malgré eux, à perpétuer ce système d'injustice.
Le boycott universitaire a pour but de faire en sorte que les Israéliens
prennent conscience du fait qu'il y a un prix à payer pour la
complicité, la complaisance et le silence. Milson est peut-être
parti à la retraite. Mais ses successeurs continuent à jouir des
fruits de la liberté académique au sein de l'université israélienne.
Quant aux autres, ils sont indifférents.
[* Lisa Taraki est professeur assistant de sociologie à
l'Université de Bir Zeit.]
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