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Voici de quelle manière le
tribalisme juif
a pu devenir politiquement correct
par Jonathan Cook *
on
The Electronic Intifada, 30 juin 2006
http://electronicintifada.net/v2/article4881.shtml
Au cours d’une récente passe d’armes
avec des membres de la communauté juive américaine organisée,
le romancier israélien lauréat de plusieurs prix littéraires A.
B. Yeoshua a prétendu que l’identité juive laïque n’aurait
aucun sens en-dehors d’Israël. Mettant mal à l’aise son
public de Washington, il a avancé que la judaïté n’était pas
pertinente, dans la diaspora : si la Chine devait devenir un
jour la plus puissante superpuissance mondiale, a-t-il prévenu,
les juifs y émigreraient afin de s’y assimiler, de préférence
aux Etats-Unis…
« Mais, en ce
qui me concerne, il n’y a pas d’alternative… Je ne peux pas,
moi, conserver mon identité en-dehors d’Israël. Ce qu’il y a
d’israélien, chez moi, c’est ma peau – ce n’est pas mes
chemises », a-t-il dit aux dirigeants du Comité Juif Américain.
Certains délégués ont qualifié ses remarques d’ « impertinentes »,
de « folledingues », de « mauvais goût »
ou encore d’ « impolies ».
Cependant, cette brève
algarade faisait bien plus sens encore que l’un et l’autre
camp n’étaient vraisemblablement enclins à l’admettre…
Bien qu’étant
enracinée dans une interprétation de l’identité juive qui
n’a cours que depuis moins d’un siècle, la conviction de
Yehoshua est aujourd’hui la conviction dominante : c’est
la vision d’une identité juive qui est sous-jacente au
sionisme, et c’est la seule qui soit en mesure d’expliquer
l’existence d’un nationalisme juif. C’est celle qui est
partagée par pratiquement tous les Israéliens, et admise
tacitement par une majorité de juifs de la diaspora, même
s’ils se rengorgent devant les conclusions abruptes de Yehoshua.
Le malaise que les
juifs de la diaspora manifestent devant cette conception
typiquement israélienne de l’identité juive découle pour
partie du fait que Yehoshua dévoile allègrement le deux poids
– deux mesures inhérent au sionisme : les sionistes
revendiquent le droit, pour les juifs, à réinventer leur identité
à l’ère de l’Etat nation, tout en déniant le même droit à
leurs voisins palestiniens. Les sionistes, à l’instar de
Yehoshua, voudraient conserver entier leur gâteau, tout en y
mordant à belles dents !
Jusqu’à l’avènement
du sionisme, au début du vingtième siècle, les juifs pour qui
leur judaïté avait quelque importance pensaient soit que leur
identité était de nature strictement religieuse, soit, s’ils
étaient laïcs, qu’elle était un indicateur signifiant de leur
appartenance ethnique. Autrement dit : les juifs qui
voulaient s’identifier en tant que tels étaient soit des juifs
pratiquant une religion appelée judaïsme, soit des juifs dans le
sens qu’ils étaient convaincus d’appartenir à un groupe
ethnique déterminé.
Mais voilà que le
sionisme est venu ajouter une troisième catégorie d’identité
juive aux deux précédentes. Un juif n’avait désormais plus le
droit d’envisager le choix simplement en termes de soit –
soit. A savoir : juif, en tant que croyant en un Dieu juif,
ou jui, en tant que membre d’un groupe ayant en commun un même
héritage biologique.
En lieu et place,
un juif pouvait désormais s’identifier en tant que membre
d’une « nation », dont ses droits découlaient sans
pouvoir pour autant être entièrement satisfaits ni au niveau
purement biologique, ni au niveau purement métaphysique. Pour les
sionistes (ou tout au moins, pour la quasi-totalité de ceux qui
s’affirment tels de nos jours), la judéité, en tant
qu’identité nationale, devait aussi trouver sa réalisation au
niveau territorial : au minimum, les juifs avaient besoin
d’un Etat où leur souveraineté serait susceptible de
s’exercer.
Bien entendu,
aujourd’hui, tous les sionistes ne pensent pas qu’ils doivent
vivre personnellement dans un Etat tel que celui-là pour que la
nation juive puisse exister. Un grand nombre d’entre eux, se
contentant de soutenir l’Etat juif de loin, choisissent de vivre
en Europe et en Amérique…
A leurs yeux, la
nation juive peut exister indépendamment de l’Etat juif. Mais,
pour la plupart d’entre eux, il ne s’agirait que d’une
nation théorique – d’un peuple – s’il n’existait un
foyer national concret où les droits nationaux juifs soient
incarnés, où les intérêts juifs puissent être affirmés sur
la scène mondiale et où les juifs puissent éventuellement se réfugier,
en cas de pétard.
Telle est, pour
l’essentiel, l’opinion développée par Yehoshua.
Dès le début, la
nouvelle variante de l’identité juive a toujours été un
hybride quelque peu étrange. Les sionistes pensaient nécessaire
qu’un Etat juif existât pour que les juifs fussent en mesure de
s’identifier eux-mêmes en tant que nation. Mais, en même
temps, les seuls critères à l’aune desquels juger de
l’appartenance à cet Etat étaient de nature religieuse ou
ethnique, voire les deux à la fois. En fusionnant les identités
religieuse et ethnique, la nation juive excéda la somme de ses
deux composantes.
Ainsi, afin de
revendiquer son caractère de citoyen de l’Etat juif – afin,
donc, de devenir israélien – un juif doit prouver soit qu’il
est un juif pratiquant, soit qu’il a hérité de gènes juifs.
Telle est la base légale – la Loi du Retour adoptée en 1950
– qui permet de déterminer
qui est éligible, ou non, à la citoyenneté israélienne…
Personne ne saurait
dénier aux juifs leur droit à réinventer leur identité et à
s’y complaire, pour peu que la réalisation d’une telle
identité revisitée soit légale et morale. L’identité, par
nature, est quelque chose de fluide. Pour chacun d’entre nous,
elle change, au fil du temps, sur les plans personnel, politique,
social et culturel. Mais en même temps, dans l’intérêt de la
cohérence et de la justice, les juifs ne devraient pas dénier à
d’autres les droits qu’ils revendiquent pour eux-mêmes.
Ainsi, dans la
pratique, quelle fut l’attitude des sionistes – ces partisans
d’un Etat juif destiné à une nation juive – vis-à-vis
d’autres groupes ethniques et religieux, distincts, qui réclament
eux aussi un Etat pour eux ? Plus important encore :
quelle a été l’attitude des sionistes vis-à-vis des
revendications nationales des habitants autochtones de la
Palestine, dont la plupart en ont été chassés – soit par la
terreur, soit par la force armée – durant la guerre de 1948,
qui aboutit à la création de l’Etat juif ?
Aujourd’hui, ces
réfugiés et leurs descendants – ainsi que ceux qui sont restés
sur leurs terres et qui sont actuellement soumis à la loi israélienne,
tant à l’intérieur d’Israël que dans les territoires occupés
de Cisjordanie et de Gaza – sont plus de huit millions.
L’immense majorité d’entre eux s’identifient en tant que
Palestiniens, c’est-à-dire en tant que membres d’une nation
dont le foyer national était jadis connu sous le nom de
Palestine.
Tout au long de
l’histoire d’Israël, les sionistes ont tenu à assigner une
double identité ethnique et religieuse aux Palestiniens ;
mais surtout pas ( !) une identité nationale.
C’est la raison
pour laquelle les Israéliens font couramment référence aux
Palestiniens en parlant d’ « Arabes », et non
en tant que membres d’une nation. Une des rebuffades les plus
courantes des Israéliens voulant envoyer paître des Palestiniens
affirmant leurs droits nationaux, c’est : « Mais
pourquoi auriez-vous besoin d’un énième pays ? Vous avez
déjà vingt-deux pays arabes ; choisissez-en un, et allez y
vivre ! »
C’est tout
particulièrement le cas en ce qui concerne la minorité des un
million de citoyens palestiniens d’Israël. Ils ne sont pas
autorisés à s’identifier en tant que Palestiniens,
contrairement aux Italo-Américains qui, eux, sont autorisés –
et même, de fait, encouragés – à s’identifier en tant que
membres d’une communauté italienne vivant aux Etats-Unis. Non.
Loin de là, ils sont des « Arabes israéliens »,
qu’ils le veuillent, ou non [et l’immense majorité ne le veut
pas ! ndt].
Pour les juifs israéliens,
un Palestinien citoyen d’Israël qui exige que son identité
palestinienne soit reconnue soulève automatiquement des
suspicions quant à sa loyauté, le présupposé étant qu’il ne
peut être à la fois Palestinien et fidèle à Israël. Bien sûr,
aucun juif n’accepterait qu’on le soupçonne de loyauté
duplice, en ce qui le concerne personnellement. Un juif américain,
fût-il sioniste, dénoncerait comme antisémite toute suggestion
qu’il ne serait pas toujours un citoyen américain loyal.
Par ailleurs, les
sionistes ne sont que trop heureux de concéder aux Palestiniens
leur(s) identité(s) religieuse(s). Là encore, c’est absolument
évident en Israël même, où les autorités préfèrent traiter
les Palestiniens non pas en tant que minorité nationale, ni même
en tant que groupe ethnique unifié, mais en tant qu’une série
de communautés sans liens entre elles : des communautés
religieuses, comme les musulmans et les chrétiens, aussi bien que
ce qu’Israël considère représenter des groupes
ethno-religieux séparés, comme les Druzes et les bédouins.
Ce contre-pied israélien
de l’affirmation par les Palestiniens d’une identité
nationale relève d’une stratégie coloniale bien pratique, et
qui a fait ses preuves : il s’agit tout simplement du
« diviser pour régner ».
Dans les
territoires occupés, aussi, Israël a œuvré à accentuer
l’identité religieuse des Palestiniens – et en particulier
celle de l’importante majorité musulmane. Il a encouragé et
financé le réseau d’organisations islamistes qui allaient se
cristalliser plus tard dans le parti Hamâs, afin de saper l’allégeance
au nationalisme séculier du mouvement Fath de Yasser Arafat. Pour
des raisons évidentes, Israël préfère depuis longtemps être
aux prises avec une résistance luttant pour la ré-instauration
du Califat, plutôt qu’avoir affaire à la résistance que lui
opposerait un mouvement de libération nationale.
Ainsi, tout en
exigeant que les profondes différences propres au peuple juif –
tels les clivages ethniques séparant les ashkénazes, les
mizrahim, les juifs éthiopiens et les juifs russes, et les
clivages religieux entre les courants orthodoxes, haredim,
conservateurs et réformateurs, sans oublier les laïcs – soient
ignorées, les sionistes tiennent à ce que les clivages
palestiniens soient non seulement exagérés, mais aussi utilisés
afin d’obérer tout droit palestinien à la nationalité et à
une patrie.
Pourquoi
les sionistes sont-il tellement déterminés à refuser aux
Palestiniens un droit qu’ils revendiquent pour eux-mêmes ?
Parce que le foyer
national territorial que revendiquent les Palestiniens n’est
sous domination israélienne que depuis quelques décennies
seulement. Les Palestiniens, à l’instar de nombre de groupes
nationaux de l’ère coloniale, peuvent ne pas avoir connu de
souveraineté dans leur propre patrie soumise à occupation comme
elle l’est depuis des siècles (dans le cas des Palestiniens, il
s’agit d’une occupation successivement : ottomane,
britannique, jordanienne, égyptienne et enfin israélienne). Mais
leur patrie, fût-elle occupée, n’en est pas moins leur patrie.
Après tout, ils n’auraient pas pu vivre sous occupation,
s’ils n’avaient vécu là depuis des générations et des générations !
Par contraste, la
revendication juive d’une patrie nationale en Palestine (plutôt
que n’importe où ailleurs) ne saurait être excipée d’aucune
revendication nationale, ni ethnique. Jusqu’au début de la dépossession
des Palestiniens, voici un siècle, le nombre des juifs vivant en
Palestine était resté minuscule durant près de deux mille ans.
Leurs effectifs étaient plus importants – de très loin –
partout ailleurs : en Amérique, en Europe et dans le reste
du Moyen-Orient.
Mais, en lieu et
place, les sionistes recherchent une légitimité à leur
revendication sur la Palestine à partir d’une affirmation
religieuse : les juifs se seraient vu promettre cette terre
par rien moins que Dieu ! Cette assomption le plus souvent
tacite, chez les sionistes, a deux conséquences, aussi problématiques
l’une que l’autre :
- cela porte au degré de l’irrationalité dogmatique cette
croyance selon laquelle les Israéliens ne doivent à aucun prix
faire la moindre concession tant sur leur souveraineté que sur le
territoire qu’ils possèdent hic et nunc. Ceci signifie qu’il
ne saurait y avoir aucune discussion au sujet d’un quelconque
droit au retour pour les Palestiniens dépossédés, ni d’un
quelconque partage du pouvoir, ni d’un quelconque Etat
binational, ni d’une quelconque démocratisation d’Israël (en
transformant Israël, d’Etat juif qu’il est actuellement en un
Etat pour tous ses citoyens) ;
- par ailleurs,
cela continue à faire obstruction à l’émergence d’un Etat
palestinien séparé, et en tous les cas d’un Etat palestinien séparé
viable. Pourquoi ? Parce que, d’après la Bible, ce ne sont
ni Tel Aviv, ni Haïfa, que Dieu a promis [aux juifs], mais bien
les villes cisjordaniennes de Naplouse, Hébron, Bethléem et Jérusalem
– autant de parties de la Terre sainte qui, en vertu du droit
international, continuent à appartenir aux Palestiniens…
Aussi les colons,
bien qu’ils en soient venus au point d’incarner l’aspiration
agressive à des endroits sacrés pour le peuple juif, ne font-ils
que refléter les assomptions irrationnelles inhérentes au
remodelage de l’identité juive opéré par le sionisme – un
remodelage dans le genre de celui exprimé par des intellectuels
laïcs, comme un certain Yehoshua.
Et c’est dans ce
contexte que le débat international autour du conflit israélo-palestinien
met en application un deux poids – deux mesures effarant. Tout
en voyant dans le conflit un contentieux entre deux nationalismes
rivaux combattant pour le même territoire, l’Occident exige
comme préalable des Palestiniens (un non-peuple dispersé)
qu’ils reconnaissent Israël (un Etat nation), à tel point que
la communauté internationale en est arrivée aujourd’hui à
affamer les Palestiniens et leurs dirigeants du parti Hamâs au
moyen de sanctions, jusqu’à ce qu’ils se soumettent et obtempèrent…
Mais en réalité,
si le conflit perdure, c’est parce qu’Israël et ses partisans
sionistes refusent de reconnaître les Palestiniens, et parce
qu’ils continuent à faire preuve de mauvaise foi dans les négociations
de paix. Le plan de convergence du Premier ministre israélien
Ehud Olmert, à l’instar du processus d’Oslo, avant lui, est
une méthode destinée à déguiser une séparation territoriale
illusoire qui permettrait de garantir la perpétuation de la
reconnaissance d’on ne sait trop bien quelle « identité
nationale juive » en Israël, tout en déniant une identité
nationale palestinienne tout à fait fondée en Palestine…
Olmert veut préserver
et renforcer l’Etat juif, y compris en élargissant ses frontières,
au détriment mortel des objectifs nationaux des Palestiniens. Les
Palestiniens seront mis en cage dans une série de ghettos qui
pourraient, pourquoi pas, être baptisés « Etat palestinien »,
mais dans lesquels ils ne seront pas en mesure d’exercer une
quelconque souveraineté nationale.
Yehoshua a peut-être
raison quand il dit que son identité nationale juive ne saurait
survivre qu’en Israël, où l’intégration régionale et le
compromis ne semblent pas, en effet – comme c’est le cas
depuis toujours – à l’ordre du jour.
En Israël, il est
en effet plus facile que dans la diaspora d’éviter de devoir
reconnaître que le nationalisme juif est régi par des impulsions
exclusivistes, ethniques et religieuses datant d’un autre temps.
Il n’y a qu’en
Israël que le tribalisme juif puisse espérer triompher.
En effet, il n’y
a qu’en Israël que des juifs tels un Yehoshua ne soient
confrontés à l’obligation de partager quelque chose avec des
non-juifs…
[* Jonathan Cook,
qui habite à Nazareth, est l’auteur de l’ouvrage Sang et
Religion : Il faut démasquer l’Etat « juif et démocratique »
[Blood and Religion : The Unmasking of the Jewish and
Democratic State »], publié par les éditions Pluto Press
et disponible aux Etats-Unis auprès des University of Michigan
Press. Son site ouèbe est à l’URL ci-après :
http://www.jkcook.net
]
Traduit
de l’anglais par Marcel Charbonnier, membre de Tlaxcala, le réseau
de traducteurs pour la diversité linguistique (www.tlaxcala.es).
Cette traduction est en Copyleft.
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