Palestine - Solidarité

   



Ennemi de l’Etat

 

Conversation avec le professeur Ilan Pappe

par Don Atapattu

 

Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier

 [L’universitaire Ilan Pappe s’est fait un nom, dans les années 1980, en tant qu’un de ces " nouveaux historiens " israéliens, qui s’attachent à faire la chronique des crimes de guerre et de la purification ethnique dont les Palestiniens ont été les victimes, durant la première guerre israélo-arabe de 1948. Auteur de plusieurs ouvrages critiquant les mythes " héroïques " de l’histoire sioniste, il enseigne les sciences politiques à l’université de Haïfa, et il est le directeur académique du Centre de Recherche pour la Paix de Givat Haviva. Avocat dévoué des droits des Palestiniens, il a lancé un appel à ostraciser Israël internationalement, à la manière dont l’Afrique du Sud de l’apartheid avait été soumise aux pressions internationales. Cela lui a valu d’être fustigé par un magazine sioniste de droite, Front Page, qui l’a présenté comme " l’Israélien le plus haï en Israël ". En 2002, il a fait l’objet d’une enquête de sa propre université, en raison de son soutien à un étudiant en maîtrise qui avait révélé un massacre de Palestiniens, à Tantura, en 1948. Mais il a refusé de coopérer à cette enquête, qu’il a dénoncée en la qualifiant de " procès truqué " et de " mascarade maccarthyste ". Les accusations pesant sur lui furent par la suite annulées. Son dernier ouvrage, paru en 2003 est " Une histoire de la Palestine contemporaine ", dont il prépare actuellement la deuxième édition.]

 Vous êtes d’origine juive allemande, comment vos parents ont-ils décidé d’aller vivre en Israël ?

Ils sont venus séparément, au début des années 1930. C’est le régime du Reich hitlérien qui les a contraints à partir d’Allemagne. Mon père a choisi la Palestine pour des raisons plus idéologiques, il était sioniste. Mais ma mère a vu dans l’émigration vers la Palestine la seule possibilité qui lui restait, pour des raisons financières : c’était le moins cher où aller. Dans son cas aussi, il fallait échapper au nazisme.

 On vous imaginerait un ardent partisan du sionisme, avec une telle histoire familiale. Mais vous avez une attitude ambiguë, dans le meilleur des cas. Je suppose que vous n’avez pas toujours eu les opinions qui sont aujourd’hui les vôtres ?

Non, en effet. Bien sûr que non. Je ne peux pas blâmer ma famille, si je puis dire, et ils ne m’ont certainement pas éduqué à être ce que je suis aujourd’hui… Je pense qu’il s’agit d’un long processus, celui par lequel vous remettez en question des endoctrinements reçus de personnes en position d’autorité sur vous. Le fait que j’aie grandi dans une ville arabo-juive, Haïfa, et qu’il y ait eu plusieurs camarades arabes dans ma classe m’a ouvert très tôt les yeux, me faisant comprendre qu’il existait d’autres personnes, un peu différentes de la majorité. De même, des événements tels ceux de la guerre de 1973, à laquelle j’ai participé, m’ont donné à voir une partie des horreurs de la guerre. Plus tard, j’ai été le témoin d’initiatives, tel Sadate venant en Israël ; d’événements, telle l’invasion du Liban. Puis la première Intifada, la première " insurrection ". Tous ces événements ont été formateurs, et ils ont contribué à changer ma manière de voir les choses. Il s’agit, en quelque sorte, d’une trajectoire. Mais être étudiant à l’étranger, et choisir la guerre de 1948 comme sujet de ma thèse de doctorat, en fut une autre, surtout lorsque j’ai pris conscience, en étudiant les archives, de ce qui s’était réellement passé en 1948. Ainsi, je pense que mon évolution tient aux événements politiques que j’ai vécus, d’une part, et à la nature très spécifique de mes recherches, d’autre part, qui a contribué à mon point de vue actuel, tellement différent, je pense, de celui de la majorité des juifs vivant en Israël.

 Justement, à propos de vos recherches, vous avez décrit de quelle manière ce qui a principalement formé les juifs d’Europe orientale fut la vague d’antisémitisme en Russie et en Pologne, ainsi, bien entendu, que l’ascension du nazisme. Que pensez-vous de l’opinion exprimée par Edward Said, qui a dit que les Palestiniens étaient " les victimes des victimes " et que le conflit présentait la particularité de voir des victimes devenir des bourreaux ?

Absolument. Je partage son analyse. Je pense que le sionisme est un mouvement (nationaliste) qui cherche à apporter une solution aux problèmes rencontrés par les juifs, en Europe ; et en particulier une solution appropriée à la persécution constante et systématique dont les juifs sont victimes. Le sionisme, avant d’opter pour la Palestine, était un mouvement national avec lequel je pouvais sympathiser. Mais dès l’instant où il a opté pour la Palestine, il a inévitablement persécuté la population indigène et créé, comme l’a si bien dit Edward Said, un " engrenage de victimisation ". Par cette expression, je pense qu’il a voulu dire qu’il y a une sorte de destin partagé, en l’occurrence ; lequel destin partagé affecte la nature de la meilleure solution possible à apporter au problème et explique la relation dialectique qui s’est instaurée, entre les juifs et les Palestiniens, sur le terrain. Comme définition générale des relations entre le sort des juifs en Europe et celui des Palestiniens en Palestine, je pense que cette description est valable.

 Admettez-vous l’idée, répandue dans les milieux pro-sionistes, selon laquelle l’antisémitisme aurait connu une sorte de renversement : là où les juifs, auparavant, fuyaient les persécutions chrétiennes en se réfugiant dans les pays musulmans, on assisterait de nos jours à une diffusion de l’antisémitisme chez les musulmans, et cet antisémitisme (musulman) serait dirigé contre les juifs vivant tant en Israël qu’en Occident ?

Pas entièrement. Je veux dire que j’accepte la première partie de la proposition, qui décrit ce qu’était l’antisémitisme avant la création d’Israël. Mais je pense qu’après la création d’Israël, ce qu’on peut qualifier d’antisémitisme classique existait toujours. Par conséquent, je ne suis pas certain qu’un groupe sémite, comme le sont les musulmans, puissent être aisément qualifié d’antisémite. Ensuite, à la différence de l’antisémitisme européen, je pense que l’animosité, voire la haine, dirigée contre les juifs, et en particulier les juifs d’Israël, a plus rapport à ce que les juifs sont en train de faire, plutôt qu’à l’identité de ceux avec qui ils vivent : je pense que la différence est fondamentale. Non que je soutienne toute attaque contre une synagogue en Europe, ni toute attaque contre des symboles juifs, ou les symboles de qui que ce soit d’ailleurs. Mais je pense que cela a une origine tout à fait différente, et je ne vois pas (ici) le genre d’idéologie, voire même de théologie, qui a accompagné l’antisémitisme chrétien, des siècles durant. Dans le cas du mouvement islamiste en Europe, il a une cible très directe, et cette cible, c’est l’oppression israélienne. Le second point, c’est le fait que beaucoup de juifs, en Europe, particulièrement en France et en Grande-Bretagne, veulent être les ambassadeurs d’Israël, ce qui signifie que lorsqu’un jeune musulman en colère lance une pierre sur une synagogue, qui arbore un drapeau israélien, c’est au symbole, à l’institution, la plus proche qu’il connaisse, représentant Israël, qu’il s’en prend. Ainsi, je pense qu’il est beaucoup plus difficile, à mon sens, d’appliquer l’adjectif antisémite aux attaques contre des cibles juives, qui sont directement associés à Israël (et qui ne devraient pas l’être). Que l’on parle, donc, dans ce cas, d’anti-israélisme, oui, d’accord. Mais je ne pense pas que des attitudes anti-israéliennes, hostiles à la politique ou aux agissements d’Israël, aient quelque chose à voir avec l’antisémitisme. Je pense que les vieilles formations antisémites peuvent, dans certains cas, se faire les compagnons de route de cette tendance. Mais cette nouvelle tendance a beaucoup plus à voir avec les relations complexes entre l’islam, le monde arabe et le Moyen-Orient, et cette entité politique foncièrement aliène, qui s’est installée de force au milieu du monde arabe, à la fin du dix-neuvième siècle…

 Chose dont on ne parle jamais : que sont devenus les juifs palestiniens indigènes ? J’ai entendu dire que la plupart d’entre eux étaient antisionistes ?

C’est exact.

 Ont-ils été absorbés ?

Oui. Dans les années 1920 et 1930, ils sont devenus une toute petite minorité, au sein de la communauté juive en Palestine. Aussi, numériquement, ne pouvaient-ils plus avoir une quelconque influence. Très peu, parmi eux, ont osé s’opposer activement à l’interprétation de la réalité que faisaient les sionistes. Bien qu’ils sussent bien mieux que quiconque, dans cette communauté juive, étaient les Palestiniens, ce qu’était la culture arabe, l’élite qu’ils formaient a disparu. Quand l’Etat d’Israël a fini par être créé, en 1948, on distinguait encore une minuscule aristocratie de personnes qui vivaient déjà là. Mais la génération suivante avait une vision des choses radicalement différente. Un personnage représentatif de cette aristocratie serait, par exemple, le père de A. B. Yehoshua. Il est originaire d’une de ces familles, et il a néanmoins une position très différente de celle de son père, qui était globalement beaucoup plus en empathie avec la population indigène de la Palestine que son fils. Lequel a fait sien, à n’en pas douter, un point de vue ouvertement et clairement sioniste.

 Ces juifs se considéraient-ils Palestiniens ?

Absolument. Mais il faut comprendre de quelle période s’opère le basculement : en gros, ce sont les années 1929 et 1930. C’est alors que le leadership de la communauté juive se met à considérer toute position antisioniste comme une trahison ; ceux qui en étaient porteurs devaient changer très rapidement, sinon ils le payaient, et très cher. La même chose allait se produire à nouveau, plus tard, et concerner y compris les juifs ultra-orthodoxes, qui ne pouvaient, fondamentalement, qu’être antisionistes. D’après le point de vue ultra-orthodoxe, il est impossible de tergiverser avec le projet divin (qui ne permet aux juifs de retourner en Palestine qu’à la condition d’une intervention divine) ; si vous jouez avec ça, et si vous ramenez en Palestine des faux juifs, vous ne mettez pas en actes la parole de Dieu. Par conséquent, au début, la majorité des juifs orthodoxes ont dit qu’ils ne pouvaient être sionistes, et ils condamnèrent l’idée d’un Etat juif, qu’ils considéraient sacrilège. Mais, avec le temps, ils furent sionisés. Seul, un tout petit groupe, les Naturei Karta, sont demeurés loyaux à cette idée, jusqu’à ce jour.

 Etes-vous croyant, en ce qui vous concerne ?

Non ; je suis agnostique. Je suis laïc. Mais je ne me considère absolument pas juif. Je n’ai aucun problème avec mon judaïsme ou ma judéité, mais je ne suis pas religieux. Comme vous le savez sans doute, la majorité des juifs, en Israël, ne sont pas pratiquants. Mon estimation, c’est qu’il n’y a pas plus de 15 à 20 % des juifs, en Israël, qui pratiquent réellement leur religion. C’est donc une très petite part de la société, qui ne fait que s’amenuiser, à cause de l’immigration en provenance de l’ex-Union soviétique. Aujourd’hui, en Israël, 31 % des juifs sont originaires de l’ex-URSS et de ses satellites, et la grande majorité de ces gens sont très laïcs. De fait, pour moi, c’est très bien, étant donné que les charcuteries vendant de la viande non-cacher ou du jambon avaient disparu, fut un temps, jusqu’à ce que les juifs soviétiques – dont certains ne sont pas juifs du tout – n’arrivent…

 Dans votre dernier livre, vous attribuez la plus grande part des frictions entre les colons juifs en Palestine mandataire et les Palestiniens au fait que le leadership sioniste est dominé par des Européens de l’est profondément racistes. Il a été souvent relevé que la partie la plus ouverte de la communauté ashkénaze est précisément originaire d’Europe centrale, alors que les éléments les plus chauvins sont originaires d’Europe orientale. Pouvez-vous expliquer cela ?

J’aurai tendance à dire que les juifs est européens représentaient la majorité de la communauté juive, entre 1918 et 1948. Mais les chiffres ne sont pas tout : ils occupaient également presque exclusivement les centres du pouvoir, où les décisions étaient prises. Par conséquent, ils sont responsables du type de politiques dont j’ai parlé, envers la population indigène. Des juifs sont venus d’Europe centrale, en beaucoup plus grand nombre, après l’ascension du nazisme, dans les années 1930, et il représentaient une sorte de bourgeoisie. Ils ont aussi apporté des capitaux, fondamentaux pour la communauté juive (le yishuv) car les juifs originaires d’Europe de l’Est venaient jusqu’alors quasiment les mains vides. Le yishuv avait besoin d’eux pour dynamiser l’économie de la communauté juive, etc. Mais politiquement, on les a totalement exclus, et ils ne furent pas intégrés à l’élite politique. Je dois dire également que le sionisme est européen, en 1882 (et même avant cette date), avaient initialisé un mouvement de renaissance nationale, et en particulier en ce qui concerne la renaissance de la langue hébraïque. Ils voulaient que l’hébreu devienne la langue dominante et vous deviez être très à l’aise avec l’hébreu, tant parlé qu’écrit. Les juifs d’Europe centrale arrivaient sans connaître un mot d’hébreu, et ils étaient par conséquent désavantagés, sur ce plan-là. Tertio, il existait sorte d’idéologie d’accompagnement : la plupart des est – européens étaient socialistes. Cela n’est pas sans rapport avec ces colonies collectivistes que sont les kubbutzim, ou encore avec la promotion des idées de la classe laborieuse ou des masses paysannes, dans ces colonies de vocation agricole. De toute évidence, vous ne correspondiez pas à l’éthos en vigueur, si vous déteniez une charge d’avocat à Haïfa, ou à Jérusalem…

 Ainsi, vous pensez que c’est avant tout une question de classes qui fait que, vis-à-vis de leurs voisins arabes, l’attitude des immigrants d’Europe centrale diffère de celle des Est-Européens ?

La classe sociale était un élément. Mais, plus important, le genre de nationalisme que les juifs d’Europe de l’Est ont amené avec eux était très romantique, il s’agissait de la variété polonaise du nationalisme. C’est un nationalisme qui met très fortement l’accent sur l’appartenance ethnique, la race, la culture ou encore la religion. Les juifs d’Europe centrale avaient quant à eux un nationalisme d’une nature plus civique, libérale, qui était sans doute assez tolérant pour laisser une place, en son sein, à des non-juifs. Toutefois, reste que ce sont les Européens de l’Est qui ont construit le projet colonialiste (sioniste). Cette réalité particulière a fondamentalement marqué leur attitude. C’est ici que s’est produite une transformation intéressante de la définition de ce qu’est un juif. Parce qu’ils vivaient en Europe, ils avaient défini juif quiconque n’était pas chrétien ; puis, après que le sionisme ait transféré le peuple juif en Palestine, un juif était devenu, à leurs yeux, quiconque n’était pas Arabe. Comme je l’écris dans mon livre, cela a créé beaucoup de problèmes lorsqu’ils se résolurent, finalement, à amener en Palestine quasiment tous les juifs arabes, soit près d’un million : ils furent confrontés à l’obligation de les définir soit comme Arabes, soit comme juifs, parce qu’à leurs yeux, ils ne pouvaient en aucun cas être les deux à la fois ! Je pense que cela explique, aussi, cette attitude particulière qui s’est développée (chez eux), face à la population indigène (palestinienne). Mais, par-dessus tout, si vous prenez en compte et le nationalisme romantique et le colonialisme, il en résulte que toute partie de la Palestine qui aura été définie comme faisant partie du territoire de l’Israël antique constitue une force qui ne saurait tolérer l’existence de quiconque n’appartient pas au peuple juif. Se pose alors la question des moyens qui vous permettent d’obtenir ce résultat. Mais, à mes yeux, la stratégie était clairement définie, depuis le début…

Dans votre livre, vous illustrez la hiérarchie raciale dans la pensée sionisme, les pratiques de louage du travail agricole par les colonies juives, à l’époque mandataire. Leurs responsables voulaient louer les services d’Arabes, qui travaillaient pour beaucoup moins cher que des immigrants juifs, mais les dirigeants sionistes voulaient que les juifs emploient exclusivement des juifs. Ils ont résolu ce problème en employant des juifs arabes, qui étaient politiquement acceptables en tant que juifs, mais qui travaillaient pour des salaires (de misère) arabes ! Une chose intéressante, au sujet des lignes de faille raciales, à l’intérieur de l’Israël moderne, c’est notamment que tandis que les juifs orientaux se plaignent d’être l’objet de discriminations, ironiquement ce sont eux, les plus agressifs à l’encontre des Palestiniens – avec lesquels ils ont en commun beaucoup plus de choses, génétiquement et culturellement, qu’avec l’élite laïque ashkénaze. Y compris l’assassin d’Yitzhak Rabin, d’extrême droite, est un juif d’origine arabe, et le leader du Shas Ovadia Yosef (qui a demandé que les Arabes soient " annihilés ") est un juif irakien. Comment expliquez-vous ces phénomènes ?

Le nationalisme romantique, allié au colonialisme : voilà ce qui a nourri les attitudes de la communauté juive. Vous créez l’idée qu’un juif est extrêmement différent d’un Arabe. Il est différent d’un Arabe parce qu’il est aussi un Européen, un Occidental, alors que les Arabes, c’est l’Orient, l’Arabe est oriental, il est le versant primitif de l’histoire. Cela marche, jusqu’en 1948 ; mais, du fait que de si nombreux survivants de l’Holocauste n’aient pas choisi de venir en Israël, mais ont préféré aller vivre aux Etats-Unis ou rester en France, a eu pour effet qu’il y a eu une nécessité démographique d’augmenter le nombre de juifs (en Palestine). J’ai étudié la période – problématique – durant laquelle le leadership juif a opéré la mutation, c’est-à-dire juste après des années où ils avaient décidé qu’ils ne voulaient pas que les juifs du monde arabe viennent en Israël, ils ont subitement changé d’avis, et ils ont opté pour cette solution de rechange. L’ensemble du projet sioniste, jusqu’en 1948, était fondé sur le principe consistant à obtenir le maximum des terres de la Palestine avec le moins d’Arabes palestiniens possible. Donc, en 1948, les sionistes ont chassé près d’un million d’Arabes de Palestine… Plus tard, comme se lamentait un responsable du gouvernement israélien : " Nous avons chassé un million d’Arabes, et voilà que maintenant nous importons un million d’Arabes ! ". Pour résumer, ce qu’ils ont décidé de faire, c’est tout simplement de désarabiser ces gens. Un des moyens de désarabisation des gens consiste à inculquer à ces juifs orientaux qui se retrouvaient comme mis entre parenthèses, repoussés aux marges économiques et sociales de la société israélienne, le message suivant, qui est très clair : " ce que vous devez nous prouver, avant tout, c’est que vous n’êtes pas des Arabes ! " Et quelle est la meilleure façon de démontrer que vous n’êtes pas Arabe ? C’est très simple : en étant fanatiquement anti-arabe ! Il y a quelque temps, j’ai lu un livre sur la communauté irlandaise aux Etats-Unis, au moment de leur installation, alors qu’ils étaient miséreux et traités en esclaves à bien des égards ; leur plus grande crainte était de se voir traiter comme les Noirs. Ils adoptèrent donc une attitude fanatiquement anti-noirs, afin de prouver qu’ils étaient Blancs ! Je pense que la même chose s’est produite, ici, que c’est la volonté d’être intégré à la société qui faisait mépriser tout ce qui avait un rapport, de près ou de loin, avec les Arabes ; et malgré ça, la langue et la culture de ces juifs orientaux provenaient bel et bien du monde arabe…

 C’est sans doute le désir de diluer les Arabes vivant aujourd’hui en Israël qui explique, comme vous l’avez décrit, l’importation par le gouvernement israélien de centaines de milliers de Russes – dont beaucoup, de fait, ne sont pas juifs ?

 Oui. C’est tout à fait ça. Vous voyez que, pour peu que vous ne soyez pas Arabe, vous êtes bienvenu, en particulier après que la source d’immigration en provenance du monde arabe se soit tarie. Vous voulez même faire quelque chose qui soit très nouveau de ce que faisaient jusqu’ici les Israéliens, en permettant aux juifs africains d’immigrer. Ils n’allaient pas tarder à le regretter, ce que l’on comprend quand on voit la manière dont les juifs éthiopiens sont traités, en Israël. Mais ces juifs africains furent invités, parce qu’ils n’étaient pas Arabes. Faire venir des Blancs de l’ex-Union soviétique, qu’ils soient juifs, ou non (peu importe), était quelque chose d’important, aux yeux de l’élite politique, en raison de leur obsession de maintenir une majorité démographique (non-arabe).

 Diriez-vous que la distorsion des études universitaires à ce sujet est dû au bagage extrêmement émotionnel et partisan qu’ont les gens en la matière, qui ne permet pas de donner à l’extérieur d’Israël une information sérieuse et objective ?Ce n’est que récemment que les milieux universitaires consensuels ont reconnu que le narratif palestinien sur le conflit arabo-israélien est plus proche de la réalité que la mythologie sioniste traditionnelle (pas d’expulsion des Palestiniens, " les implantations ne résultent pas de conquêtes ", " la pureté des armes ", etc. etc…). Je pense, en particulier, à l’historien israélien en vue Benny Morris, qui justifie l’épuration ethnique des Palestiniens en 1948 en disant que " la grande démocratie américaine n’aurait pas pu être créée sans l’extermination des Indiens… Il y a des cas où le bien général, finalement, justifie des actes brutaux et cruels qui sont commis au cours de l’histoire ". Israël a été créé au lendemain de l’holocauste nazi, mais cela n’empêche pas Benny Morris de s’approprié l’idéologie – nazie – du lebensraum [l’espace vital], à l’encontre de peuples " inférieurs " ! [1]

Oui, je pense qu’on peut dire ça. Je pensais, pour ma part, à ce qu’on a qualifié de " conversion " de Benny Morris. Je connais bien cet homme, et je sais qu’il avait ce genre d’idées, mais qu’il les cachait. Après octobre 2000, il a estimé qu’il était bien de les énoncer plus clairement parce que l’ensemble du système politique et culturel, en Israël, avait glissé vers la droite et que cela était devenu acceptable. Je suis estomaqué par le fait que des gens très intelligents, que je connais depuis des années, peuvent articuler des positions très clairement morales et logiques sur tous les sujets de l’heure, dans le monde entier, excepté le sionisme : dès qu’il est question du sionisme, ils abandonnent toute considération morale ou éthique. Ils sont totalement aveuglés, mais je ne suis pas certain qu’il s’agisse seulement d’émotion. Ce qui est important, ce ne sont pas seulement les faits, que nous sommes reconnaissants à Morris de dénoncer (les crimes de guerre, en 1948), mais bien entendu ce que vous en faites, de ces faits. Ce qu’il en a fait, lui, a consisté à les retourner pour en faire le fondement idéologique du sionisme ; il n’est pas devenu antisioniste à cause de ces faits ; et ce que dont vous prenez conscience, en le lisant, c’est que même si l’histoire avait été encore pire – disons, s’il y avait eu un génocide, et non pas " simplement " une épuration ethnique, Morris serait resté sioniste. La nature du crime une fois admise, le crime n’est plus vraiment un crime. Soudain, ce qui avait commencé comme un crime, dans son premier livre, est devenue une lutte existentielle pour la survie. C’est aussi mon point de vue : je pense que si vous êtes très regardant sur le fait de tuer des gens, de violer des femmes, etc. etc, vous devez avoir de très gros, de très sérieux problèmes avec l’idéologie qui cause tout ça. Aussi, je pense que l’aspect le plus intéressant, chez les gens qui écrivent au nom de la nation, c’est qu’il s’agit généralement de ceux qui clament le plus fortement qu’ils le font objectivement et scientifiquement – plus vous êtes engagé dans l’idéologie nationale, plus vous clamez que vous écrivez objectivement ! Ainsi, comme je dis, il s’agit de bien plus qu’un extrême attachement émotionnel. Il s’agit d’une véritable programmation mentale – et, à mon humble avis, c’est tout simplement tragique.

 D’aucuns pourraient faire observer que vous demandez une " déprogrammation ", tout en étant membre du parti communiste israélien, ce qui est quelque peu en-dehors du discours consensuels, tant en Israël qu’en Occident ?

Eh bien… voilà une manière intéressante de raconter l’histoire. Tout d’abord, je n’appartiens pas à un parti communiste ; je suis membre d’un front qui inclut les communistes. En réalité, j’ai mis mes camarades communistes en colère, en déclarant au cours d’une interview accordée au quotidien Le Monde que je ne puis être communiste, parce que j’aime trop la vérité, et j’ai pratiquement été exclu du parti pour avoir dit cela ! Ensuite, j’ai rejoint la vie politique après m’être déprogrammé. Et non l’inverse : je n’ai pas adhéré un parti, après quoi j’aurais été déprogrammé. J’ai tout d’abord été désionisé, pour ainsi dire, et puis j’ai décidé de faire quelque chose. Mon travail simultané sur les archives israéliennes, d’une part, et le fait que j’aie eu un tuteur arabe des amis palestiniens, m’a beaucoup aidé à percevoir le narratif alternatif ; c’est alors, je pense, que j’ai développé un troisième narratif. J’ajoute que je ne suis pas non plus un nationaliste palestinien.

 Je m’apprêtais à mentionner qu’en dépit de vos opinions de gauche, vous acceptez le fait qu’il n’existait pas réellement de nation palestinienne avant le sionisme, et que les habitants de la Palestine mandataire s’identifiaient avant tout à leurs villes et à leurs villages, et non à un " pays ". C’est là un sujet très sensible, car les Palestiniens pensent que dire cela revient à nier leur revendication sur la Palestine ; chose que les Israéliens sont très enclins à faire, comme l’a montré le " mémoricide " de 1951…

Je suis entièrement d’accord. Fondamentalement, dès lors que l’Empire turc au pouvoir était de civilisation et de nature musulmanes et islamiques, la plupart des Arabes se considéraient comme en faisant partie. Je pense que dès lors que le mouvement des Jeunes Turcs prit le pouvoir, en 1908, en disant " vous êtes tous des citoyens turcs ", ou que les Français s’emparèrent de l’Algérie en 1830 et dirent à la population locale qu’ils étaient une colonie de la France, une attitude différente se développa alors, qu’on peut qualifier de nationalisme arabe. Jusqu’en 1908, si vous examinez ce dont la plupart des intellectuels nationalistes arabes parlent, c’est du modèle donné par l’Empire austro-hongrois en barrant le chemin à l’Empire ottoman. Aussi cela a-t-il pour corollaire qu’il n’existait ni Palestine, ni Syrie, ni Irak. Dès l’instant où les Jeunes Turcs veulent turquifier tout le monde, il ne veulent subitement plus du modèle hongrois : ils veulent un royaume arabe indépendant. Dès lors que les puissances coloniales ont découpé le Levant en zones administrées, ces zones sont devenues des entités nationales, dont la Palestine. Je pense qu’il y a beaucoup d’historiens palestiniens, de nos jours, qui seraient d’accord avec la manière dont je décris ce qui s’est passé.

 La vision chomskyenne traditionnelle de gauche du rôle joué par Israël au Moyen-Orient est celui d’armée supplétive des Etats-Unis. Une théorie plus récente et hautement controversée consiste à dire qu’Israël et son lobby américain, c’est actuellement " la queue qui remue le chien ". D’après cette analyse, la cause de la guerre en Irak était une alliance entre d’anciens guerriers non-juifs et froidement meurtriers, des personnages de l’intérieur du sérail de l’industrie pétrolière (Bush, Cheney, Rumsfeld, Rice, etc.), et les néocons juifs (Wolfowitz, Perle, Feith, Abrams, etc.), qui avaient auparavant travaillé pour des boîtes à idées faisant la promotion du Grand Israël. Laquelle de ces interprétations reflète le mieux votre opinion ?

Je pense que la vérité se situe quelque part, au centre. Je ne partage pas vraiment l’idée selon laquelle les juifs d’Israël seraient assez puissants pour contrôler entièrement la politique américaine, au point de contraindre le président américain à envoyer des troupes en Irak. Je suis historien, et en tant que tel, je sais que le soutien américain à Israël s’est développé d’une manière très bizarre et imprédictible. En l’occurrence, je tends plutôt vers la position de Chomsky. De plus, j’aimerais plutôt croire à ce qu’il dit ; car si l’influence israélienne et juive est tellement dramatique, alors nous devons nous préparer à traverser un très long hiver. Il existait une certaine forme de politique américaine spécifique, au Moyen-Orient, dans les années 1950 et 1960, et certains commentateurs disent qu’il ne s’agissait pas d’une politique très clairement tranchée. C’est au cours de son développement que les Israéliens réussirent très intelligemment à se mettre en avant et à devenir le pilier central de cette politique. Je pense qu’ils ont eu l’habileté de dire : " oh, bien sûr, il s’agit de votre politique, et ce dont vous avez besoin, c’est d’un bastion tel que le nôtre. " Toutefois, je pense que les néo-conservateurs se sont développés indépendamment d’Israël, durant la guerre froide. Ils ont une stratégie basée sur le fait que l’Amérique aurait besoin, constamment, d’un ennemi, et d’une guerre incessante entre le bien et le mal. Toutefois, il y a aussi ce développement, nouveau, des sionistes chrétiens, et il est trop tôt pour pouvoir dire s’il s’agit d’un mouvement si fondamental qu’il existera toujours. Avec l’Aipac, il y a eu incontestablement une tentative, de la part de la queue, de remuer le chien, mais le chien a d’autres queues, et elles ne proviennent pas toutes d’Israël ni du peuple juif. D’une manière très intéressante, si vous lisez attentivement l’idéologie des sionistes chrétiens, vous constatez qu’elle est très antisémite. Si vous observez les relations, complexes, entre les complexes militaro-industriels, des deux partenaires, je pense que le centre se situe en Amérique, et non en Israël. En d’autres termes, je ne pense pas que ce soit l’industrie militaire israélienne qui impose ses diktats à la stratégie américaine. Je pense qu’elle est (au contraire) devenue une partie intégrante de ce complexe militaro-industriel qui avait besoin de nouveaux débouchés après la fin de la guerre froide. Définitivement, il y a une sorte de réciprocité des intérêts mutuels, mais je pense qu’il s’agit d’une situation où Israël est principalement le supplétif et l’Amérique l’empire, et non pas d’une situation où l’empire mène la guerre du supplétif. Je suis très ouvert, et je ne tomberais pas de ma chaise si ont me démontrait que les néo-conservateurs ont été poussés par des suggestions israéliennes à vouloir changer la nature du Moyen-Orient. Vous avez les rouages parfaitement huilés de l’Aipac, mais vous ne pouvez blâmer Israël des quelque 90 millions d’adhérents au mouvement fondamentaliste chrétien, en Amérique. Donc, il s’agit d’une alliance. C’est une alliance terrible, mais ne vous méprenez pas sur mes propos : Israël en souffrira, inévitablement, à long terme. Je pense que l’empire peut changer de politique ; et il peut aussi s’écrouler, cela s’est déjà vu, dans l’histoire. Les Empires s’écroulent, c’est alors que les juifs, en Israël seraient dans une sale situation. Ensuite, cette alliance est destructrice, pour les intérêts et le bien-être des peuples de cette région.

 Parlant des " néocons ", eux et leurs partisans sont aussi enthousiastes les uns que les autres à considérer la juiverie mondiale uniquement comme des Occidentaux, et non comme un peuple d’origine orientale. Ils parlent de " civilisation judéo-chrétienne ", et ils rejettent les civilisations judéo-musulmanes qui existèrent au Moyen-Orient et en Espagne. Cela me frappe, car j’y vois un moyen pour souligner la solidarité entre les juifs et l’Occident chrétien, et du même coup renvoyer au loin l’ennemi islamique dans la " guerre contre le terrorisme ". Qu’en pensez-vous ?

Oui, sur ce point, je vous suis. Je pense que l’idée huntingtonienne d’un " choc entre civilisations " place Israël sur la ligne de front. C’est la dernière ligne de défense face à la barbarie islamique et, par conséquent, ils expriment leur soutien à Israël précisément pour ce rôle-là. Mais vous savez aussi, si vous avez lu les néocons, qu’ils peuvent très bien venir vous dire, un jour : " Bien, examinons maintenant la situation en termes coûts / bénéfices, et non plus seulement du point de vue idéologique… " Ce sont des gens très conservateurs, comme vous le savez sans doute ; et ils sont très préoccupés par les coûts globaux. Cela remonte au point de vue exprimé par Henry Kissinger, qui avait dit qu’on pouvait prendre au Moyen-Orient tout ce dont on pouvait avoir besoin, mais qu’il ne fallait pas s’y trouver. Principalement, si vous avez besoin de ce puits de pétrole : prenez-le ! Si vous voulez vous assurer que les musulmans ne sortent pas de l’enceinte du Moyen-Orient, allez-y : faites-le. Cela ne signifie pas nécessairement que vous allez adopter la politique de Bush, consistant à démocratiser le Moyen-Orient par la force. Ainsi, en ce sens, Israël risque d’être un poids, bien plus qu’un atout. Nous voyons aussi une autre sorte de raisonnement, chez Wolfowitz et compagnie, qui disent qu’Israël peut servir de vecteur pour démocratiser le monde arabe. Vous pouvez dire, à ce sujet, que cela concorde avec cette sorte d’idéologie consistant à affirmer qu’on assiste à un clash entre civilisations, et qu’heureusement, vous disposez d’Israël au cœur de l’ennemi, et qu’avec son aide, nous pouvons vaincre. Mais je pense que cette vision ne soit pas typique de tous les penseurs néo-conservateurs que je connaisse, et j’en ai rencontré un certain nombre… Je pense que certains d’entre eux entrevoient un scénario, selon lequel il serait préférable d’avoir des alliés dans le monde arabe, sans démocratie et sans développement économique, plutôt que d’avoir des complications, à cause d’Israël, qui brise toute possibilité d’alliance entre l’Amérique et les dirigeants arabes.

 George Bush et les néocons semblent avoir été très largement influencés par l’ouvrage de l’ex-ministre Natan Sharansky intitulé " Défense de la démocratie : le pouvoir qu’a la liberté de vaincre la tyrannie et la terreur " [The Case for Democracy : The Power of Freedom to Overcome Tyranny and Terror]. Sharansky est-il vraiment sérieux, quand il affirme son désir de démocratie et de libération, tout en soutenant l’occupation et l’expropriation des territoires palestiniens, ou bien s’agit-il simplement d’un arrangement de vitrine parfaitement cynique ?

C’est une fantastique question. Je ne sais pas. Mais après quelque temps, les gens commencent à se prendre au sérieux. Autrement dit, je pense qu’il s’agit d’un mélange de perceptions très clairement idéologiques qui se sont développées par nécessité. Sharansky est un cas bien différent, signalons-le, de celui de l’ex-premier ministre Netanyahu qui a écrit un livre quasi similaire. Netanyahu a été formé aux Etats-Unis, et il se caractérise par ce mélange que l’on constate en Amérique entre l’idéologie cyniquement brutale de l’impérialisme et la naïveté, et ceci saute aux yeux, dans son ouvrage " Une place au soleil " [A Place Under the Sun]. Sharansky est bien différent : il a travaillé pour la CIA, en Union soviétique, mais il a résisté, je dois le reconnaître, au régime soviétique avec un courage indéniable. Il est venu ici (en Israël) en héros, et il s’attendait à devenir un personnage politique beaucoup plus éminent qu’il ne l’a été en réalité, aussi il s’est réinventé lui-même en tant qu’intellectuel. Vous ne devez pas oublier qu’il s’agit essentiellement d’un scientifique, qui n’a jamais rien écrit en matière de sciences sociales ou politiques. Peut-être ce qui manque, dans la question, c’est le genre de relation que Netanyahu et Sharansky ont avec le monde universitaire, en Israël ? Vous avez ces livres populaires, superficiels, qui disent en des termes simplistes que ce n’est que lorsque la démocratie aura commencé à émerger dans le monde arabe qu’on pourra parler de réconciliation avec le monde arabe, et que d’ici là, nous devrons compter sur les Etats-Unis pour lutter contre les sources du mal. Maintenant, les mêmes idées sont reflétées d’une manière que l’on suppose plus complexe par les travaux d’universitaires américains et israéliens (que les ouvrages de Sharansky et de Netanyahu citent abondamment), qui disent disposer de toutes les théories, études de cas et hypothèses qui étaient leur soi-disant recherche universitaire. Le principal argument avancé par Sharansky est un vieil argument, qui dit en substance que les démocraties ne se combattent jamais entre elles. Franchement, j’espère que ces convictions énoncées n’étaient qu’un " décor de vitrine ", et je serais plus optimiste quant à la capacité à faire barrage à ces peuples…

Je me rappelle le témoignage éhonté de Netanyahu, lors des auditions du Congrès américain, sur la catastrophe du 11 septembre ; il avait de fait prétendu qu’Israël était impopulaire, au Moyen-Orient, en raison de son association avec les Etats-Unis ! Tel que ! Il pensait que cela allait lui permettre de se gagner un soutien considérable aux Etats-Unis, parce que l’ensemble du Moyen-Orient était devenu leur ennemi, après les attentats du 11 septembre 2001. Je l’ai déjà dit : il s’agit d’un cynique, d’un charlatan. Mais je pense qu’on ne trouverait pas chez lui cette dichotomie tranchée entre ce qu’on pourrait qualifier de conviction idéologique et une opinion politique entièrement cynique. Avec le temps, les deux choses se sont entremêlées, de sorte que cela n’a d’ailleurs plus aucune importance. Si quelqu’un a recours à des raisons très manipulatrices d’adopter telle ou telle position idéologique, il finira par se persuader qu’il s’agit bien de sa position idéologique, tandis qu’il est déjà intoxiqué et formaté par elle. Je pense que c’est cette idéologie que l’on retrouve dans les théories de la modernisation et les justifications théoriques de l’impérialisme, puis du post-impérialisme.

 A propos d’un autre homme politique… : l’ex-ministre israélien de la Justice Tommy Lapid a ouvertement repris l’avis partagé tant par le Parti travailliste que par le Likoud, selon lequel Israël devrait devenir un pays européen, " sinon nous serions absorbé dans la région sémitique et nous serions perdus dans le terrible tas de fumier levantin. "N’y a-t-il pas là une dichotomie, dans ce désir gouvernemental de voir Israël devenir un pays au Moyen-Orient, sans devenir pour autant un pays moyen-oriental (voire même carrément, " sémite ") ?

Oui. Eh bien, je pense que pour ce personnage, tout peut se justifier lorsqu’il s’agit d’exclure Israël du Moyen-Orient, dès lors qu’il est impossible d’arracher physiquement Israël au Levant et de le rattacher à l’Europe. Le deuxième moyen efficace consiste à ériger des murailles et à adopter des systèmes politique et culturel qui défie et combatte quiconque n’adopte pas le même genre de perception d’Israël en tant que pays européen. La dichotomie qu’il ne veut pas admettre, réside dans l’occupation et la colonisation de la Palestine ; et le fait que les Palestiniens y vivent ; et aussi le fait que les juifs sont très très nombreux à avoir immigré depuis des pays arabes. Tout ceci, ce sont des réalités têtues qui vont à l’encontre de l’idée d’un Israël " européen ". De fait, Lapid est plutôt comique : il a fondé un parti politique qui en appelle à quelque chose que les pères fondateurs de l’Etat pensaient que ce serait la réalité même. Un parti luttant pour conserver Israël en tant qu’Etat juif occidental et démocratique n’aurait jamais dû être créé. Or il a un parti qui prône ces idéaux, et il n’a que quinze députés à la Knesset, sur cent vingt, ce qui montre à quel point l’Etat est devenu binational et multiculturel, dans les faits, sinon du point de vue idéologique. La contradiction oppose l’idéologie voulant que le pays soit à la fois un Etat juif et occidental et la réalité, sur le terrain : où que ce soit que vous portiez votre regard, vous constater que cet idéal est entièrement ruiné. Ce qui est triste, là-dedans, c’est que ce que les Israéliens ont été élevés à croire (et Lapid fait partie du lot), c’est que si vous cessez d’être un pays occidental (bien qu’Israël n’en ait jamais été un), vous connaissez une nouvel Holocauste. Je pense que c’est une question de temps, qu’il faudra du temps avant que le gap et la tension entre l’idéologie générale et la réalité, devenant insupportables, finissent par s’imposer.

 En février dernier, vous avez été un des principaux orateurs lors d’un colloque d’une semaine, à l’Université de Toronto. Vous avez exposé ce qui a pu être décrit comme l’apartheid israélien. A ce sujet, il existe deux avis opposés, je pense que je ne vous apprend rien. Les partisans d’Israël disent que ce pays est " une lumière pour les nations " et un phare de démocratie, de droits de l’homme et de liberté d’expression ; ce qui est diamétralement à l’opposé de toute idée selon laquelle Israël serait ce qu’Edward Said a pu qualifier d’ " Etat juif suprématiste ". Pouvez-vous expliquer la logique de ces deux avis opposés ? Pourquoi existe-t-il des visions aussi contrastées, et pouvez-vous citer quelques preuves éclairantes étayant votre point de vue ?

Eh bien, l’appréciation " lumière parmi les nations " est une appropriation intéressante d’une vision religieuse juive, accaparée par le mouvement sioniste laïc afin de convaincre beaucoup de pouvoirs européens de soutenir un projet colonialiste au beau milieu du monde arabe. Ainsi, on pouvait avoir besoin de cette image, je pense, avant tout afin de conquérir une légitimité internationale. Surtout si vous vous rappelez que, depuis 1917, le mouvement sioniste luttait pour une légitimité internationale qui devint plus facile à acquérir après l’Holocauste. On avait besoin de cette idéologie, également, à des fins de consommation interne, pour expliquer à un peuple pourquoi ils devrait absolument vivre dans un endroit où ils serait nécessairement haï par l’environnement humain au milieu duquel il serait allé délibérément s’installer. Ainsi, à mon avis, il s’agit d’une mixture entre l’idéologie religieuse du peuple élu, et une idéologie très fonctionnelle, visant à expliquer l’unique emplacement possible pour le projet sioniste, dans le monde arabe, où d’autres projets européens, tels ceux entrepris en Algérie et en Egypte, se voyaient imposer une fin, les colonisateurs étant contraints à regagner l’Europe.

Je précise que le fondement de mon propre point de vue, c’est exactement celui-ci. Pour maintenir la sorte d’enclave que les juifs voulaient tenir dans le monde arabe post-colonial, ils avaient besoin de recourir à énormément de coercition et à une politique de suprématie ethnique, ce qui, de mon point de vue, représente jusqu’à ce jour l’essence même du sionisme. Je vais vous citer quelques exemples : en Israël, nous n’avons pas de constitution, mais nous avons une loi constitutionnelle qui s’apparente à une constitution, et beaucoup de lois qui en dépendent sont tout simplement des lois d’apartheid. Par exemple, la loi sur la propriété des terres, qui stipule de 94 % des terres, en Israël, appartiennent au seul peuple juif, et non à l’Etat d’Israël, et que par conséquent 20 % de la population – les Arabes – en sont exclus. Bien que la population arabe, en Israël, ait triplé, en comparaison avec la population juive, il n’y a eu aucun nouveau village ou quartier arabe construit, alors qu’il y a eu des centaines de bourgades, villes et colonies juives nouvelles. Ainsi, c’est la discrimination, sur la base de l’appartenance ethnique, en matière de droits de propriété. Vous ne pouvez pas exister, dans une société agraire comme l’est la société arabe, si vous n’êtes pas autorisé à accroître votre territoire proportionnellement à votre croissance démographique.

Voilà pour l’une de ces lois. Et puis il y a aussi la loi sur la citoyenneté, qui dit que les Palestiniens, qui peuvent avoir des frères, des sœurs, des parents dans l’ensemble du monde arabe, ne sont pas autorisés à regrouper leurs familles, alors que les juifs, dans le monde entier, ont tous le droit de venir en Israël et même d’en devenir des citoyens à part entière, en s’étant donné la seule peine de naître. La troisième loi (inique), c’est celle portant sur l’assistance sociale : elle dit que seuls les gens qui ont effectué le service militaire sont éligibles aux pleins services sociaux. Et encore ne s’agit-il là que des lois écrites. Il y a beaucoup de manifestations d’apartheid de facto, à l’encontre de la population arabe : dans la manière dont les budgets sont affectés, dans la manière dont elle est traitée par les autorités, la police, etc…

Alors, définitivement, je pense que ma définition d’Israël est plus proche de la réalité.

 Je pense qu’un traité de paix ne sera jamais accepté par les Palestiniens sans qu’il soit mis fin à l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza (et certainement pas grâce à l’option du type bantoustan " offerte " notamment par Ehud Barak). Les trois cas, par le passé, où Israël ait mis fin à une occupation, n’avaient rien de volontaire, mais tenaient à des considérations militaires, dans les cas du Sud Liban et du Sinaï ; et parce que le gouvernement américain avait décider de tirer la prise, lors de l’opération de Suez, en 1956. Les Palestiniens ne sont pas de taille à se mesurer aux Israéliens dans un conflit armé, et aucun autre président américain n’a jamais eu un clash frontal avec Israël, depuis Eisenhower. Voyez-vous un quelconque développement positif allant dans le sens de la paix ?

Fondamentalement, je suis d’accord avec la présentation que vous faites de la situation, et je l’exposerai à mon tour de la manière suivante. La fin de l’occupation est une pré-condition pour toutes négociations de paix un tant soit peu sincères. En réalité, ce que les maîtres du processus de paix, essentiellement américains, ont fait, jusqu’ici, a consisté à dire que la fin de l’occupation équivalait à la fin de la paix. Je pense que c’est terminé. Mais, malheureusement, ils vont essayer cette piste, encore et toujours, dans le proche futur, au moyen de la " feuille de route ", et ils vont, à nouveau, bien entendu, échouer. Quand ça échoue, ça épuise à nouveau les espoirs, et la frustration s’accumule, avant d’éclater sous la forme d’une insurrection, d’un énième cycle de violences. Le deuxième point, c’est que je suis d’accord avec le fait que seules des pressions, sur Israël, vont l’obliger à mettre un terme à l’occupation. Il est intéressant de constater comment le retrait israélien progressif du Sinaï a précédé le retrait israélien total du Sinaï. On peut, d’un côté, l’attribuer à la guerre d’octobre 1973, mais on sait que, dans cette guerre, Israël n’a pas été vaincu. Mais il y a eu une pression américaine sur Israël, qui a été contraint de se retirer du Sinaï, car tel l’exigeait l’intérêt des Etats-Unis.

 N’était-ce pas dû à une inquiétude israélienne devant les performances militaires égyptiennes, bien supérieures à ce que les Israéliens auraient escompté ?

Si. Exactement. Aussi ma position consiste-t-elle à dire, en tant que quelqu’un qui s’efforce d’être pacifiste, je trouve difficile de dire que j’aimerais (ou que je pense qu’il y ait la moindre chance) qu’une défaite militaire israélienne se produise, car cela les forcerait à quitter les territoires occupés – bien que j’aie été très impressionné par la manière dont le Hezbollah, au Liban, a forcé les Israéliens à se retirer. Ce que je veux dire, c’est que je ne pense pas que les Palestiniens aient la capacité d’accomplir ce qui s’est produit au Liban ; ensuite, je suis partisan d’autre chose, qui, je pense, n’a pas été tenté, dans les cas d’Israël et de l’Occident. Ce sont les sanctions et le boycott ; mais cela a sans doute rapport avec votre question théorique sur la nature (ou non) d’apartheid d’Israël. Je ne sais pas si cela marcherait, ou non, mais je sais que cela n’a pas été tenté. Pour moi, il y a deux choses qui ne marcheront jamais, lorsqu’il s’agit de mettre un terme à l’occupation. L’une est la voie diplomatique ; nommément : les négociations. La seconde, c’est la lutte armée, dont je ne pense pas qu’elle ait une quelconque chance de succès. Par conséquent, il ne nous reste qu’une seule option, qui peut ne pas réussir – auquel cas nous serons tous condamnés, ici, à un futur horrible – (mais nous devons essayer) : cette option, ce sont des pressions sur les Israéliens, au moyen de sanctions économiques. Le problème, en la matière, c’est que les gouvernements aujourd’hui en place en Occident n’ont pas l’ascendant nécessaire. Toutefois, il y a la société civile, qui peut avoir la capacité à exercer une pression suffisante sur ces gouvernements. Le mouvement anti-apartheid n’est pas parti des gouvernements. Il est parti de la société civile, précisément en Irlande, avec quelques braves commerçantes de quartier, qui ont refusé de servir les Sud-Africains en faisant la manutention de leurs produits. Nous devons commencer par quelque chose. Je ne sais pas si cela marchera, ou pas, mais je ne vois aucune autre possibilité. Bien entendu, avec le temps, après la troisième, la quatrième, ou la cinquième insurrection, le monde arabe s’unirait peut-être, fusse brièvement ou partiellement, d’une manière qui lui permette de vaincre Israël militairement. Mais je en veux même pas y songer. Je ne veux pas être partie prenante à la destruction du pays dans lequel je vis.

 Pensez-vous que la disparition de Yasser Arafat ait augmenté la probabilité d’un règlement pacifique ? Beaucoup voyaient en Yasser Arafat (et dans ses acolytes de l’OLP) un désastre pour le peuple palestinien. Indubitablement, il était extrêmement repoussant pour l’Occident, aussi, et il était absolument haï en Israël ?

Non. Pas du tout. Je ne pense pas que sa mort ait contribué en quoi que ce soit à augmenter les chances de la paix. Je pense que sa disparition a contribué à la fermeture d’un chapitre de l’histoire nationale palestinienne, et cela arrive dans toutes les histoires nationales. On a connu d’autres dirigeants qui, tel Arafat, ont joué un rôle aussi central que celui qu’il a joué dans la renaissance de l’identité nationale palestinienne. Laissons l’Histoire en juger. Ce sera un jugement complexe, je pense. Ce ne sera pas un jugement manichéen, en noir et blanc. Mais c’était là un chapitre qu’il fallait que le peuple palestinien referme, car il devenait de plus en plus faible physiquement et psychologiquement, et il y avait, par conséquent, besoin d’un nouveau leadership, dans un contexte où al communauté internationale avait besoin de grandes avancées et que la crise nécessitait un grand dirigeant. Mon analyse a toujours été, dès 1957, qu’il n’y avait pas de possibilité de paix si la mentalité israélienne et l’idéologie sioniste perduraient. L’adhésion d’Israël à l’idéologie sioniste est la raison pour laquelle nous n’avons pas de paix, avec les Palestiniens. Aussi longtemps qu’existera cette idéologie d’une suprématie ethnique, je pense que, quelque soit le dirigeant que se choisissent les Palestiniens (aussi corrompu soit-il), cela sera un élément extrêmement mineur d’explication de l’échec de la paix. La principale explication provient du fait que la société israélienne, dans son ensemble, ne veut pas se réconcilier avec le peuple qu’elle a nettoyé ethniquement, en 1948. Elle ne veut pas s’intégrer à la région où elle s’est imposée par la force à la fin du dix-neuvième siècle. Aussi longtemps que les positions fondamentales de la société juive et de ses dirigeants seront celles-ci, il n’y aura pas de paix.

[La destruction des sociétés des Indiens d’Amérique par les colons blancs fut la première inspiration des visions d’Hitler concernant le destin racial des peuples " aryens ".]

R E C O N C I L I A T I O N C O N F ER E N C E L I S T, créée en 1994 par l’Organisation de Libération du Peuple Juif contre le Sionisme et l’Antisémitisme.

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Source : JC Ponsin


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