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Manœuvres de nuit
Gideon Lévy 



Haaretz, 30 mars 2006

www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=699755

Version anglaise : They came by night
www.haaretz.com/hasen/spages/700747

 

Petit pogrome dans la tente du berger Abd El-Rahman Shinran, devant la colonie de Soussia

Le soir, le berger s’était couché tôt, comme à son habitude. Il faisait froid dans la tente. Il n’y a pas l’électricité et seule une petite lampe à pétrole y jette une faible lumière jusqu’à ce qu’on aille dormir. Abd El-Rahman Shinran avait un peu regardé la télévision, un poste fonctionnant sur batterie et qui ne capte que la Jordanie et, avec difficulté, Israël. Puis aux alentours de huit ou neuf heures, il ne se souvient pas exactement, il a éteint la lampe à pétrole et s’est couché pour dormir. Toute sa famille était dans la tente, son épouse et ses trois jeunes enfants – l’aîné a quatre ans et le cadet deux mois – et tous étaient allés dormir, emmitouflés dans leurs manteaux et leurs couvertures, seul moyen de se protéger du froid de la nuit. Toute la journée, Shinran avait gardé son troupeau puis l’avait ramené à l’enclos, dans l’après-midi. Il avait donné à manger et à boire aux 120 moutons de la famille, et il avait trait les brebis, le tout dans une routine quasi biblique.

Ce berger, âgé de 27 ans, ne sait ni lire ni écrire. Il signe avec l’empreinte de ses doigts. Il est né sur cette terre de Ouadi Rahim, près de Khirbet Soussia, face à la colonie de Soussia, au sud du mont Hébron. Il a toujours vécu ici, entre les pâturages et les tentes, au seuil des grottes où l’on trouve refuge lors des froides nuits d’hiver. Ses quatre frères et son père sont ses voisins, tous vivant dans les tentes et les grottes. Ni politique, ni Kadima, ni Olmert, ni Haniyeh. Seulement la tente, la famille, le troupeau.

La tente n’a pas de porte, tout est ouvert aux faveurs du ciel. En face, les colons de Soussia et de Havat Yaïr – sa métastase dévoreuse de terres – se sont rassemblés pour leur nuit de sommeil. Toits de tuiles rouges, gazons verdoyants, centre du Lotto pimpant. Mais à la fin de shabbat passé, les colons ne sont apparemment pas tous allés dormir. Plusieurs d’entre eux sont partis en manœuvres de nuit – entraînement de colons fermement décidés à rendre la vie insupportable à leurs voisins jusqu’à ce que ceux-ci s’en aillent.

Trois familles de bergers ont déjà quitté Khirbet Soussia, les familles Halis, Hadar et Harini, une trentaine d’âmes qui ont fui, par peur de leurs voisins colons. Il reste maintenant, en première ligne, la famille Shinran, à environ trois kilomètres de la colonie et à quelques centaines de mètres de son avant-poste. Il est de toute façon déjà interdit aux Palestiniens de mener paître leurs troupeaux sur les terres qui s’étendent entre eux et les colonies. Mais cela ne suffit pas aux colons. La veille de Kippour 5762 [26 septembre 2001 - NdT], nous étions venus ici alors que ces bergers avaient été chassés d’ici puis étaient revenus suite à un arrêt de la Cour suprême, avaient à nouveau été chassés, étaient encore revenus.

Shabbat dernier, la section hebdomadaire de la Torah était « VaYakhel » et « Pekoudé », la fin de l’Exode [Exode 35 à 40 - NdT] : « Moïse convoqua toute la communauté des enfants d’Israël, et leur dit : Voici les choses que l’Eternel a ordonné d’observer. Pendant six jours on travaillera, mais au septième, vous aurez une solennité sainte… »[i]. A l’issue de shabbat, plusieurs enfants d’Israël se sont donc assemblés puis sont venus accomplir leur œuvre sainte. Nouvelle « rixe de bergers » sur les pâtures qui séparent le Soussia palestinien du Soussia des colons.

L’été dernier, Shinran a failli perdre son troupeau : il l’avait mené paître et alors qu’il campait près du puits – autre fragment de paysage biblique – un groupe de colons armés s’est approché, menaçant de confisquer le troupeau. Les cris de Shinran ont rameuté les voisins qui sont arrivés en courant et, à leur suite, la police également qui s’est comportée comme elle en a l’habitude dans les « rixes de bergers » de ce genre-là : quatre bergers palestiniens, dont le vieux père de Shinran et deux de ses cousins, ont été emmenés en détention et libérés deux semaines plus tard moyennant versement d’une caution de 10.000 shekels [~ 1.760 €].

Une autre rixe a eu lieu mardi de la semaine passée : Issa, 24 ans, frère de Shinran, et qui est lui aussi berger, était parti pour le pâturage avec le troupeau. Aux environs de dix heures du matin, trois colons se sont approchés et ont attaqué le berger avec du gaz. Ils lui ont aspergé le visage et les yeux avec le contenu d’une petite bombe de gaz dont ils s’étaient armés. Issa est tombé sur le dos par terre, suffoquant. Un groupe de soldats qui passait là par hasard a une nouvelle fois sauvé le troupeau que les colons menaçaient de piller. Le protecteur des bergers de la région, un plombier de Jérusalem, Ezra Nawi, fut appelé à l’aide et il emmena Issa à la clinique de Yatta. Issa a pleuré pendant deux jours dans sa tente avant de s’apaiser. Encore un incident passé paisiblement.

A la fin de ce dernier shabbat, cela s’est terminé autrement. Abed El-Rahman dormait comme d’habitude près de l’entrée de la tente, gardant un œil sur le troupeau, pour tout imprévu, son épouse et les enfants dormant plus avant, à l’arrière de la tente. Il était près de minuit lorsqu’il a été réveillé par un coup violent qui lui était tout à coup porté à la tête. Se ressaisissant, il a alors distingué un grand groupe entrant, visages cachés, dans la tente. Il a levé les mains afin de se protéger et a encore pris trois coups à la tête. Il dit avoir l’impression qu’on le frappait avec des bâtons et des couteaux, il n’est pas sûr, mais d’une manière ou d’une autre il a commencé à saigner de la tête. Il était sur le point de perdre conscience lorsque les agresseurs masqués l’ont traîné dehors, devant la tente, et là ils ont continué à le frapper sauvagement. Son épouse et les enfants se sont réveillés terrorisés et ont poussé des cris d’effroi. Son frère Aziz, entendant les cris depuis sa tente proche, est accouru, persuadé qu’un serpent avait dû mordre Abed. Lui aussi a reçu des coups. Abed a été frappé aux mains et aux jambes, Aziz a reçu un coup de couteau dans le bras. Abed a entendu les agresseurs parler hébreu et n’a pas compris un mot. Tous avaient la tête couverte d’un grand chapeau de tricot. Ils étaient une dizaine. Il les décrit comme des « gens de haute taille ».

Toute la famille élargie était réveillée, le père, les frères et belles-soeurs, tous criant à l’aide. Toute l’affaire a duré une dizaine de minutes, un quart d’heure peut-être, jusqu’à ce que les assaillants s’éloignent, à pied, en direction de Soussia. Ezra Nawi fut évidemment appelé à l’aide et il est arrivé sur les lieux vers une heure et demie du matin, directement de sa maison de Jérusalem. « Quand je suis arrivé, Abed El-Rahman gisait par terre, ensanglanté, la tête couverte d’une serviette et Aziz était lui aussi étendu, ensanglanté. Ils étaient tous terrorisés. Ce sont des images que je connais parfaitement, tout le monde ensanglanté. »

Avant qu’Ezra Nawi ne sorte de chez lui, il avait essayé d’alerter la police. « La police traite cela avec dédain », dit-il, « En fin de compte, ce ne sont jamais que des Arabes ». Mais quand il est arrivé sur place, l’armée était déjà là. Un médecin militaire a pansé les blessures des deux frères et une ambulance militaire les a emmenés jusqu’au carrefour de Ziv où ils ont été transférés dans une ambulance palestinienne qui les a conduit à l’hôpital Alia d’Hébron. Ezra Nawi les a suivi en voiture.

Les sandales usées d’Abed traînent au pied de son misérable lit de l’hôpital gouvernemental Alia. De temps à autres, les gens qui rendent visite à d’autres patients jettent un œil dans la chambre pour voir le rescapé. Tête et visage bandés, trois entailles à la tête, des blessures à la main et à la jambe. Sur son sweat-shirt râpé, il est écrit « Outsiders » : étrangers, pas d’ici. Son frère a pu quitter l’hôpital dimanche et rentrer chez lui. L’enquêteur de B’Tselem dans la région, Moussa Abou-Hash’hash, a rencontré le frère et a recueilli son témoignage identique à celui que nous a livré Abed : les deux frères blessés sont restés étendus par terre pendant environ une heure et demie, avant d’être évacués vers l’hôpital. Ezra Nawi : « Cette famille sert de cible depuis un bon moment. Ce sont des gens frappés par le sort. Il est difficile de se rendre chez eux. Ils sont loin de la route. Ils sont tous pauvres dans cette région mais eux le sont particulièrement. On ne peut pas séparer toute cette affaire de ses connexions avec la police. Lorsqu’on traite avec dédain un incident mineur, alors on en arrive là. C’est systématique. Dans cette région, il ne se passe pas une semaine sans une attaque. Les mêmes assaillants masqués, qui détruisent et pillent. C’est systématique et les gens en ont assez de se plaindre. Je voudrais que la police traite les plaintes des Palestiniens avec 10% du sérieux qu’elle accorde aux plaintes des Israéliens ».

Le porte-parole de la police pour le secteur Samarie-Judée, le commissaire en chef Moshe Pintzi : « Nous avons reçu, samedi soir, un coup de téléphone d’un citoyen israélien déclarant que des Palestiniens étaient attaqués au sud de Soussia. Une patrouille a été envoyée sur place avec une unité des forces militaires. Lorsque la patrouille est arrivée sur les lieux, les victimes de l’agression n’étaient déjà plus là, ayant été évacuées vers l‘hôpital Alia à Hébron. Les policiers de la patrouille ont relevé une première version des faits. Un frère des victimes s’est rendu, dimanche, à la police du secteur et a déclaré que dix personnes masquées avaient attaqué les deux frères. Il a dit que ses frères viendraient déposer leur témoignage quand ils sortiraient de l’hôpital. Nous avons ouvert une enquête sur la base de la première investigation et nous attendons la version des victimes de l’agression. Il y a quelques jours, une Israélienne s’est plainte d’une agression sexuelle dans la région et nous enquêtons également à ce sujet. »

Y a-t-il un lien entre les deux incidents ?

« Je ne peux pas indiquer de connexion. Je vous laisse faire le lien. »

Que va-t-il se passer maintenant ? Abed n’en a pas la moindre idée. Cette nuit, dit-il, ses deux frères qui habitent Yata resteront dormir dans sa tente. Peut-être organiseront-ils des veilles. « Il n’y a pas de porte à la tente, vous savez. A la grotte non plus, il n’y a pas de porte », dit-il en souriant faiblement, assis, impuissant, sur son lit d’hôpital, la tête et le visage bandé, buvant avidement le yaourt que lui a apporté l’infirmière.

 

(Traduction de l'hébreu : Michel Ghys)


[i] Le Pentateuque. Traduction française sous la dir. de Z. Kahn, Librairie Colbo


 Source : Michel Ghys


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