Haaretz, 30 mars 2006
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Version
anglaise : They came by night
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Petit pogrome dans la tente du berger Abd El-Rahman
Shinran, devant la colonie de Soussia
Le
soir, le berger s’était couché tôt, comme à son habitude. Il
faisait froid dans la tente. Il n’y a pas l’électricité et
seule une petite lampe à pétrole y jette une faible lumière
jusqu’à ce qu’on aille dormir. Abd El-Rahman Shinran avait un
peu regardé la télévision, un poste fonctionnant sur batterie et
qui ne capte que la Jordanie et, avec difficulté, Israël. Puis aux
alentours de huit ou neuf heures, il ne se souvient pas exactement,
il a éteint la lampe à pétrole et s’est couché pour dormir.
Toute sa famille était dans la tente, son épouse et ses trois
jeunes enfants – l’aîné a quatre ans et le cadet deux mois –
et tous étaient allés dormir, emmitouflés dans leurs manteaux et
leurs couvertures, seul moyen de se protéger du froid de la nuit.
Toute la journée, Shinran avait gardé son troupeau puis l’avait
ramené à l’enclos, dans l’après-midi. Il avait donné à
manger et à boire aux 120 moutons de la famille, et il avait trait
les brebis, le tout dans une routine quasi biblique.
Ce
berger, âgé de 27 ans, ne sait ni lire ni écrire. Il signe avec
l’empreinte de ses doigts. Il est né sur cette terre de Ouadi
Rahim, près de Khirbet Soussia, face à la colonie de Soussia, au
sud du mont Hébron. Il a toujours vécu ici, entre les pâturages
et les tentes, au seuil des grottes où l’on trouve refuge lors
des froides nuits d’hiver. Ses quatre frères et son père sont
ses voisins, tous vivant dans les tentes et les grottes. Ni
politique, ni Kadima, ni Olmert, ni Haniyeh. Seulement la tente, la
famille, le troupeau.
La
tente n’a pas de porte, tout est ouvert aux faveurs du ciel. En
face, les colons de Soussia et de Havat Yaïr – sa métastase dévoreuse
de terres – se sont rassemblés pour leur nuit de sommeil. Toits
de tuiles rouges, gazons verdoyants, centre du Lotto pimpant. Mais
à la fin de shabbat passé, les colons ne sont apparemment pas tous
allés dormir. Plusieurs d’entre eux sont partis en manœuvres de
nuit – entraînement de colons fermement décidés à rendre la
vie insupportable à leurs voisins jusqu’à ce que ceux-ci s’en
aillent.
Trois
familles de bergers ont déjà quitté Khirbet Soussia, les familles
Halis, Hadar et Harini, une trentaine d’âmes qui ont fui, par
peur de leurs voisins colons. Il reste maintenant, en première
ligne, la famille Shinran, à environ trois kilomètres de la
colonie et à quelques centaines de mètres de son avant-poste. Il
est de toute façon déjà interdit aux Palestiniens de mener paître
leurs troupeaux sur les terres qui s’étendent entre eux et les
colonies. Mais cela ne suffit pas aux colons. La veille de Kippour
5762 [26 septembre 2001 - NdT], nous étions venus ici alors que ces
bergers avaient été chassés d’ici puis étaient revenus suite
à un arrêt de la Cour suprême, avaient à nouveau été chassés,
étaient encore revenus.
Shabbat
dernier, la section hebdomadaire de la Torah était « VaYakhel » et « Pekoudé »,
la fin de l’Exode [Exode 35
à 40 - NdT] : « Moïse
convoqua toute la communauté des enfants d’Israël, et leur dit :
Voici les choses que l’Eternel a ordonné d’observer. Pendant
six jours on travaillera, mais au septième, vous aurez une solennité
sainte… »[i].
A l’issue de shabbat, plusieurs enfants d’Israël se sont donc
assemblés puis sont venus accomplir leur œuvre sainte. Nouvelle
« rixe de bergers » sur les pâtures qui séparent le Soussia
palestinien du Soussia des colons.
L’été
dernier, Shinran a failli perdre son troupeau : il l’avait
mené paître et alors qu’il campait près du puits – autre
fragment de paysage biblique – un groupe de colons armés s’est
approché, menaçant de confisquer le troupeau. Les cris de Shinran
ont rameuté les voisins qui sont arrivés en courant et, à leur
suite, la police également qui s’est comportée comme elle en a
l’habitude dans les « rixes
de bergers » de ce genre-là : quatre bergers
palestiniens, dont le vieux père de Shinran et deux de ses cousins,
ont été emmenés en détention et libérés deux semaines plus
tard moyennant versement d’une caution de 10.000 shekels [~ 1.760
€].
Une
autre rixe a eu lieu mardi de la semaine passée : Issa, 24
ans, frère de Shinran, et qui est lui aussi berger, était parti
pour le pâturage avec le troupeau. Aux environs de dix heures du
matin, trois colons se sont approchés et ont attaqué le berger
avec du gaz. Ils lui ont aspergé le visage et les yeux avec le
contenu d’une petite bombe de gaz dont ils s’étaient armés.
Issa est tombé sur le dos par terre, suffoquant. Un groupe de
soldats qui passait là par hasard a une nouvelle fois sauvé le
troupeau que les colons menaçaient de piller. Le protecteur des
bergers de la région, un plombier de Jérusalem, Ezra Nawi, fut
appelé à l’aide et il emmena Issa à la clinique de Yatta. Issa
a pleuré pendant deux jours dans sa tente avant de s’apaiser.
Encore un incident passé paisiblement.
A
la fin de ce dernier shabbat, cela s’est terminé autrement. Abed
El-Rahman dormait comme d’habitude près de l’entrée de la
tente, gardant un œil sur le troupeau, pour tout imprévu, son épouse
et les enfants dormant plus avant, à l’arrière de la tente. Il
était près de minuit lorsqu’il a été réveillé par un coup
violent qui lui était tout à coup porté à la tête. Se
ressaisissant, il a alors distingué un grand groupe entrant,
visages cachés, dans la tente. Il a levé les mains afin de se protéger
et a encore pris trois coups à la tête. Il dit avoir
l’impression qu’on le frappait avec des bâtons et des couteaux,
il n’est pas sûr, mais d’une manière ou d’une autre il a
commencé à saigner de la tête. Il était sur le point de perdre
conscience lorsque les agresseurs masqués l’ont traîné dehors,
devant la tente, et là ils ont continué à le frapper sauvagement.
Son épouse et les enfants se sont réveillés terrorisés et ont
poussé des cris d’effroi. Son frère Aziz, entendant les cris
depuis sa tente proche, est accouru, persuadé qu’un serpent avait
dû mordre Abed. Lui aussi a reçu des coups. Abed a été frappé
aux mains et aux jambes, Aziz a reçu un coup de couteau dans le
bras. Abed a entendu les agresseurs parler hébreu et n’a pas
compris un mot. Tous avaient la tête couverte d’un grand chapeau
de tricot. Ils étaient une dizaine. Il les décrit comme des
« gens de haute taille ».
Toute
la famille élargie était réveillée, le père, les frères et
belles-soeurs, tous criant à l’aide. Toute l’affaire a duré
une dizaine de minutes, un quart d’heure peut-être, jusqu’à ce
que les assaillants s’éloignent, à pied, en direction de Soussia.
Ezra Nawi fut évidemment appelé à l’aide et il est arrivé sur
les lieux vers une heure et demie du matin, directement de sa maison
de Jérusalem. « Quand
je suis arrivé, Abed El-Rahman gisait par terre, ensanglanté, la tête
couverte d’une serviette et Aziz était lui aussi étendu,
ensanglanté. Ils étaient tous terrorisés. Ce sont des images que
je connais parfaitement, tout le monde ensanglanté. »
Avant
qu’Ezra Nawi ne sorte de chez lui, il avait essayé d’alerter la
police. « La police
traite cela avec dédain », dit-il, « En
fin de compte, ce ne sont jamais que des Arabes ». Mais
quand il est arrivé sur place, l’armée était déjà là. Un médecin
militaire a pansé les blessures des deux frères et une ambulance
militaire les a emmenés jusqu’au carrefour de Ziv où ils ont été
transférés dans une ambulance palestinienne qui les a conduit à
l’hôpital Alia d’Hébron. Ezra Nawi les a suivi en voiture.
Les
sandales usées d’Abed traînent au pied de son misérable lit de
l’hôpital gouvernemental Alia. De temps à autres, les gens qui
rendent visite à d’autres patients jettent un œil dans la
chambre pour voir le rescapé. Tête et visage bandés, trois
entailles à la tête, des blessures à la main et à la jambe. Sur
son sweat-shirt râpé, il est écrit « Outsiders » :
étrangers, pas d’ici. Son frère a pu quitter l’hôpital
dimanche et rentrer chez lui. L’enquêteur de B’Tselem dans la région,
Moussa Abou-Hash’hash, a rencontré le frère et a recueilli son témoignage
identique à celui que nous a livré Abed : les deux frères
blessés sont restés étendus par terre pendant environ une heure
et demie, avant d’être évacués vers l’hôpital. Ezra Nawi :
« Cette famille sert de
cible depuis un bon moment. Ce sont des gens frappés par le sort.
Il est difficile de se rendre chez eux. Ils sont loin de la route.
Ils sont tous pauvres dans cette région mais eux le sont particulièrement.
On ne peut pas séparer toute cette affaire de ses connexions avec
la police. Lorsqu’on traite avec dédain un incident mineur, alors
on en arrive là. C’est systématique. Dans cette région, il ne
se passe pas une semaine sans une attaque. Les mêmes assaillants
masqués, qui détruisent et pillent. C’est systématique et les
gens en ont assez de se plaindre. Je voudrais que la police traite
les plaintes des Palestiniens avec 10% du sérieux qu’elle accorde
aux plaintes des Israéliens ».
Le
porte-parole de la police pour le secteur Samarie-Judée, le
commissaire en chef Moshe Pintzi : « Nous
avons reçu, samedi soir, un coup de téléphone d’un citoyen israélien
déclarant que des Palestiniens étaient attaqués au sud de Soussia.
Une patrouille a été envoyée sur place avec une unité des forces
militaires. Lorsque la patrouille est arrivée sur les lieux, les
victimes de l’agression n’étaient déjà plus là, ayant été
évacuées vers l‘hôpital Alia à Hébron. Les policiers de la
patrouille ont relevé une première version des faits. Un frère
des victimes s’est rendu, dimanche, à la police du secteur et a déclaré
que dix personnes masquées avaient attaqué les deux frères. Il a
dit que ses frères viendraient déposer leur témoignage quand ils
sortiraient de l’hôpital. Nous avons ouvert une enquête sur la
base de la première investigation et nous attendons la version des
victimes de l’agression. Il y a quelques jours, une Israélienne
s’est plainte d’une agression sexuelle dans la région et nous
enquêtons également à ce sujet. »
Y
a-t-il un lien entre les deux incidents ?
« Je
ne peux pas indiquer de connexion. Je vous laisse faire le lien. »
Que
va-t-il se passer maintenant ? Abed n’en a pas la moindre idée.
Cette nuit, dit-il, ses deux frères qui habitent Yata resteront
dormir dans sa tente. Peut-être organiseront-ils des veilles.
« Il n’y a pas de
porte à la tente, vous savez. A la grotte non plus, il n’y a pas
de porte », dit-il en souriant faiblement, assis,
impuissant, sur son lit d’hôpital, la tête et le visage bandé,
buvant avidement le yaourt que lui a apporté l’infirmière.
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
[i]
Le Pentateuque. Traduction française sous la dir. de Z. Kahn,
Librairie Colbo
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